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Reportage 

L’Iliade, l’épopée théâtrale puisée en détention

Quelques photos du spectacle sont disponibles ici :
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Ils sont onze comédiens, une chanteuse. Du 6 au 16 juin, ils présentent l’Iliade au théâtre Paris-Villette, un an après le succès de leur première apparition. Dix épisodes, soit un par soir. Une œuvre théâtrale à part entière montée en 2016-2017 dans le centre pénitentiaire de Meaux avec des comédiens professionnels et des détenus. Entre désirs de réinsertion et réalité quotidienne, le récit d’une aventure humaine et sociale.

par Anaïs Coignacle 6 juin 2018

L’épopée mythologique

« Est-elle pardonnable, la traîtrise, si on trahit pour une cause juste ? s’interroge Pandaros. Là, au milieu de mes gens armés, je n’eus même pas le temps d’y penser. C’était la gloire qui m’attirait. Et l’idée de changer l’histoire par un geste simple et exact. Alors je pris mon arc. » La scène se déroule dans une salle de répétition aux murs noirs et au parquet mat de la fabrique culturelle Les Plateaux sauvages. Au centre de la pièce, le comédien Christophe Firmin, trentenaire métisse aux dreads ramassées derrière un élastique interprète le célèbre archer troyen Pandaros de l’Iliade d’Homère. Au cœur de la guerre de Troie qui dure depuis dix ans, le guerrier va briser la trêve entre Troyens et Achéens dans l’espoir de mettre fin à ce conflit dont chacun espère une issue. À la fin de cette semaine de permission, Christophe Firmin rentrera en détention, au centre pénitentiaire de Meaux où il lui reste encore de longs mois à passer.

Ce mardi 22 mai 2018, dix comédiens rejouent sur le plateau « Un jour de bataille », l’acte III de la pièce l’Iliade, fresque théâtrale en dix épisodes montée par le metteur en scène Luca Giacomoni. Trois semaines de répétition ont été organisées dans trois théâtres parisiens avant l’ouverture des dix représentations publiques et payantes qui se tiennent au théâtre Paris-Villette, du 6 au 16 juin, un an après la première session, au même endroit. Le défi est important après le succès quasiment unanime obtenu en 2017. Pour interpréter les guerriers de cette épopée mythologique, le metteur en scène a engagé les comédiens de sa propre compagnie, Trama. Il est aussi allé chercher ailleurs, plus loin, là où il était sûr de trouver des âmes écorchées, des visages et des corps marqués : en prison. Car il est question ici d’honneur, d’engagement, de l’amour d’une femme, Hélène, d’amitié, mais aussi de lassitude, de lâcheté, de honte et d’absurdité. De la guerre. Celle qu’on mène en groupe contre un ennemi, celle qui se joue seul contre soi-même. « La prison, c’est d’abord une guerre contre soi », explique un comédien ancien détenu du centre pénitentiaire de Meaux. « Notre texte est un mélange de deux versions. L’originale d’Homère et Homère, Iliade d’Alessandro Baricco, explique-t-il. Baricco a enlevé tous les Dieux et tourné le récit à la première personne. C’est très théâtral et ça permet de faire parler chaque personnage de sa propre voix. »

Un atelier de théâtre, une rencontre

En octobre 2015, Luca Giacomoni est contacté par Irène Muscaré, la coordinatrice culturelle du centre pénitentiaire de Meaux qui l’invite à travailler auprès des détenus dans le cadre d’un atelier de théâtre. De longue date, des ateliers culturels, accueils de spectacles et expositions sont organisés en détention. En France, des conventions partenariales sont prévues entre la plupart des établissements pénitentiaires, des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et des établissements culturels. Des postes dédiés ont été créés pour ces activités et il existe actuellement treize chargés de mission régionaux culture/justice et quatre-vingt-quatre coordinateurs culturels dans les SPIP. « Le développement culturel est une mission de l’administration pénitentiaire. En prison, un détenu a tous les droits sauf celui d’aller et venir mais il peut se cultiver, faire du sport, se vêtir, se nourrir, avoir accès à un poste de télévision », assure Yannick Le Meur, directeur du SPIP de Seine-et-Marne (77). « La culture c’est aussi un levier pour permettre aux personnes incarcérées de s’ouvrir sur le monde, une opportunité de travailler sur leur comportement et mettre en place des choses qu’ils n’ont pas réussi à instaurer dans leur vie auparavant », ajoute-t-il.

Depuis des années, Luca Giacomoni souhaite monter l’Iliade qu’il considère comme « le berceau de notre civilisation occidentale », « la grande histoire qui a donné naissance à de grandes œuvres », lesquelles « nous appartiennent, à tous, et par là nous rapprochent ». Il hésite encore avec une pièce de Shakespeare. En arrivant face aux détenus, son choix est fait : « quand j’ai vu les corps et les visages des détenus, j’ai eu envie de faire d’eux ces guerriers troyens et achéens que j’avais toujours eus en tête ». D’un simple atelier culturel prévu sur trois mois, la pièce va devenir un objet culturel à part entière. D’abord jouée en détention en version courte puis au festival Vis-à-Vis du théâtre Paris-Villette dédié à la création en milieu carcéral, elle deviendra cette fresque de dix épisodes interprétée en intégralité au mois de mai 2017 au théâtre Paris-Villette à l’issue de sept mois de répétition au centre pénitentiaire de Meaux et à Paris (d’octobre 2016 à mai 2017).

Retour en 2017. Quelques jours avant la première, les comédiens répètent au théâtre Paris-Villette. Plusieurs des détenus sont sortis depuis leur rencontre avec Luca Giacomoni. D’un simple coup d’œil, ils se distinguent de la troupe et des autres comédiens par leur posture, la façon dont ils écoutent le metteur en scène. Ils se tiennent contre un mur, dans l’ombre, les épaules rentrées, casquette ou capuche sur la tête comme pour se rendre le moins visibles. « Un jour, un type au fort accent italien est venu nous voir en détention, raconte Mourad Ait Ouhmad, qui joue Agamemnon, roi de Mycènes et héros achéen de l’Iliade. Il est venu avec un projet d’hommes pour des hommes. Il est venu chercher une certaine énergie, une colère, des gueules. »

À l’origine, un bulletin à remplir pour ceux qui souhaitent participer à un atelier de théâtre. « Je l’ai rempli un soir comme ça, sans conviction, assure le trentenaire. Au début, c’était bizarre, je n’avais jamais fait ça, je me suis mis en retrait. Il a exposé son projet, j’ai compris ce qu’il était venu chercher. » Petit à petit, les détenus se prennent au jeu de l’histoire grecque dans laquelle ils peuvent mettre un peu de la leur. « C’est une histoire d’amour, d’honneur, de famille et ça nous parle. L’amour d’une femme, d’un peuple, d’un roi face à ses guerriers. Je ne prétends pas être un roi mais ce personnage c’est moi, je le comprends. » À côté de lui, un autre ancien détenu, M., écoute les échanges en silence. Puis il lance : « je viens du 9.3. Ça raconte la même histoire. Il y a des Agamemnon et des Achille dans chaque quartier ». Lors de cette première édition 2017, M. interprétait Patrocle, guerrier grec ami intime d’Achille, au nom duquel il combattra jusqu’à trouver la mort. Sur scène, lors de cette première édition, l’homme était transfiguré par son rôle. Un comédien parmi les autres professionnels, comme son ami Mourad Ait Ouhmad, comme d’autres encore. « On se lance un challenge contre nous-mêmes, disait-il ce jour-là. On vient au théâtre, on repart chez nous, on encaisse des choses. Il y a une grosse boule de feu à l’intérieur ». Il fera partie de ceux qui ne reviendront pas pour l’édition de juin 2018, au grand regret du metteur en scène. « M. est actuellement entre deux vies, s’engager dans le théâtre ou pas, explique-t-il aujourd’hui. Mais quand vous avez vu un talent, la lumière chez quelqu’un, c’est dur de laisser tomber. Ma porte sera toujours ouverte. »

Un succès théâtral

Dans la foulée des dix représentations au théâtre Paris-Villette de mai 2017, les critiques s’enchaînent, dithyrambiques. « Une aventure exceptionnelle », lance Anaïs Bouissou au micro de RTL. « Un projet théâtral hors norme. Magistral », écrit Marina Da Silva de l’Humanité. « C’est le théâtre dans ce qu’il a de plus puissant », annonce Ariane Raynaud. « Ce qui frappe, c’est la sincérité de l’engagement de chacun. […] C’est simple, direct. Le texte, le corps, la sensibilité font surgir les héros, les guerriers qui se battent pour Troie et la belle Hélène », explique Armelle Héliot du Figaro. « C’est un des plus gros succès de notre saison dernière, assure Valérie Dassonville, codirectrice du théâtre Paris-Villette avec Adrien de Van. Nous avons dû refuser cinquante personnes chaque soir ». Tous les deux découvrent la version courte ou « maquette » de l’Iliade en janvier 2016 lors du festival Vis-à-Vis de la création carcérale (les détenus bénéficient alors d’une permission pour jouer au sein du théâtre). « Ça a été extraordinaire, la salle était debout », se rappelle la directrice.

Les deux directeurs décident d’inscrire l’œuvre au cœur de leur programmation culturelle. Elle sera donc proposée à tout public au même tarif que les autres spectacles de la saison. Ils cherchent dès lors et comme pour n’importe laquelle des pièces programmées des financements au titre de la création, qu’ils finissent par obtenir. « Au départ, on tombait sur des gens à la Ville de Paris, la DRAC (direction régionale des affaires culturelles, ndlr), Arcadi (établissement public de coopération culturelle créé à l’initiative de la région Île-de-France, ndlr) qui voulaient nous mettre dans la case "théâtre en prison", explique la directrice du Paris-Villette. On se heurtait à des dispositifs qui ont tendance à cloisonner les choses car se posait aussi la question de la qualité de l’œuvre. » D’autant que le projet est « un peu fou ». Une production qui compte quatorze comédiens avec des répétitions en milieu fermé et en milieu ouvert. Le metteur en scène doit composer avec l’impossibilité pour les comédiens ex-détenus du centre pénitentiaire de Meaux de retourner sur place afin de répéter avec ceux qui ne sont pas encore sortis. Seuls les comédiens professionnels ont le droit de s’y rendre avec lui. Il distribue donc les rôles de manière à rendre l’assemblage plus simple tout en permettant à chacun de jouer sur tous les épisodes.

Une autre question se pose. « C’était déterminant pour nous de savoir s’il n’y avait pas d’impossibilité juridique qui empêcherait les détenus de jouer au théâtre pendant dix représentations avec douze permissions de sorties consécutives [en comptant deux jours de répétitions générales, ndlr] », souligne Valérie Dassonville. Des rencontres avec les SPIP et juges d’application des peines sont organisées pour s’en assurer. « S’ils nous avaient dit non, nous ne nous serions pas engagés. C’était très inédit. Mais tout ça restait fragile parce que les demandes de permission sont étudiées au dernier moment et au cas par cas selon les comportements, les profils de chacun dans le cadre d’une commission d’application des peines. » Au final, tous obtiendront les permissions.

« Ça nous a permis de montrer que la culture peut être un lien entre le dedans et le dehors, commente le directeur du SPIP 77. De manière symbolique car c’est une ouverture sur l’autre et de manière pratique en les faisant sortir tous les soirs ce qui impliquait chaque fois de mettre en place des conditions de sécurité et l’accord de magistrats ». Il explique : « c’est un pari qu’on a tous fait ». Et de fait, tout cela a fonctionné : « L’Iliade est l’expérience la plus réussie en Seine-et-Marne depuis des années. Ce n’était pas de la sous-culture, une œuvre charitable. On a démontré que des détenus étaient capables d’arriver au même niveau que des comédiens professionnels tout en étant en prison ». Ils apprennent leur texte dans leur cellule, le jour, la nuit, dans les cuisines de l’établissement pénitentiaire où ils travaillent, en promenade, sous la douche. « Je suis musicien, auteur-compositeur. J’avais l’habitude du rap et j’assimilais mes textes en chantant », raconte Levy Kasse-Sampah, qui interprète Antilochos, guerrier achéen.

Les répétitions à Meaux s’organisent dans une salle étroite avec pour seul décor des chaises qui deviennent tour à tour des sièges, des personnages, des armes, des boucliers. Les costumes sont les vêtements des comédiens. L’envoûtante chanteuse iranienne Sara Hamidi les accompagne sur scène pour donner couleur et rythme à la pièce. Les personnages féminins sont joués par la seule femme de la troupe, Armelle Abibou, une actrice professionnelle. « Ce qui est assez beau, c’est cette camaraderie », affirmait Hugues Dangreaux, alias Nestor, roi de Pylos, le plus âgé des chefs achéens. Il est remplacé par Brontis Jodorowsky cette année. « Cette troupe c’est comme une famille. J’ai vu les autres tellement concentrés, je me suis dit que je n’avais pas le droit à l’erreur, se remémore Levy Kasse-Sampah. Ils transmettent une énergie qui te pousse à te dépasser. » Pour l’helléniste français Pierre Judet de La Combe, cet Iliade mis en scène par Giacomoni est une réussite : « il a su donner une forme poignante et rigoureuse au long chemin dans l’apprentissage de la violence que déroule le poème », écrit-il dans Le Monde du 28 avril 2018. D’accès difficile tant les lignées et noms de guerriers se superposent au fil de l’histoire, tant les sentiments et décisions s’entremêlent avec complexité, ce récit devient fluide sur scène. Les comédiens s’approprient littéralement ces personnages décrits par Homère voilà des siècles pour les révéler dans un jeu très direct et absolument contemporain. Ils offrent en sus au spectateur une double lecture de cette épopée : en faisant résonnance avec l’actualité bien réelle des guerres de ce monde tout autant qu’avec ce que nous imaginons des vies et des sentiments de ces détenus et anciens détenus, de ce qu’ils mettent ici, à nu, sur le plateau. La confrontation entre les deux, les énergies démultipliées et unies du groupe et la puissance du texte rendent la partition infiniment profonde avec quelques vrais moments suspendus.

La difficulté de l’après

« Le train pour Troie part à 10 heures », lance Luca Giacomoni. « Ouais, désolé », répond le retardataire suivi d’un second quelques minutes plus tard : « désolé pour le retard, je devais aller au commissariat et voir la SPIP ». « On a peu de temps, mobilisez-vous, restez concentrés », rappelle le metteur en scène à l’assemblée. Ce mardi 22 mai 2018, aux Plateaux sauvages dans le XIXe arrondissement de Paris, les comédiens répètent donc l’épisode 3 de l’Iliade, « Un jour de bataille ». Le chef d’orchestre de la pièce invite les comédiens à s’emparer de cette scène difficile, à proposer des attitudes, des mouvements physiques et verbaux. « Ça peut être encore plus sensible. Faites en sorte qu’on entende bien les noms des personnages. Les noms sont sacrés, ayez ce respect pour eux », leur dit-il. Plus tard : « soit ça marche parce que vous êtes ensemble, soit ça ne tient pas. Attrapez l’énergie de celui qui parle avant vous, soyez au coude à coude ». Au milieu de la scène, Pandaros, alias Christophe Firmin, vient de rompre le pacte de paix en lançant une flèche sur l’ennemi Ménélas. « Nous avançâmes, en criant. Nous étions de terres et de peuples différents et chacun criait dans sa langue. Nous étions un troupeau d’animaux avec mille voix différentes. » Ce rôle, le comédien, toujours détenu à Meaux mais en permission pour la semaine, l’a obtenu pour cette seconde édition du spectacle au théâtre Paris-Villette. Avant, il jouait un autre guerrier. « Avec cette pièce, c’est la première fois que je m’investis autant, reconnaît-il. Je suis mis en avant, Luca me fait confiance et j’apprends le texte à fond ». Il ajoute : « j’ai vécu des choses assez compliquées. Ça ne se voit pas mais je suis assez sensible. Le théâtre a été ma thérapie. Avant, pour moi, c’était réservé à une élite, ce n’était pas mon milieu. Et puis je me suis pris au jeu. Quand je fais du théâtre, je me sens moi-même ». Après la pause déjeuner, il remonte avec les autres vers la salle de répétition : « pfff je suis fatigué ». « Commence pas », lui répond un autre. En aparté, il raconte : « on me parle de réinsertion, du monde du travail. Moi je me considère encore comme détenu. Mais j’essaie de tout faire pour m’en sortir. C’est compliqué la vie en prison, je suis un peu seul, les mecs là-bas me reprochent de faire du théâtre. À croire que ça les dérange, les surveillants, qu’on avance. Je peux au moins parler de ce que je fais avec ma coordinatrice culturelle ».

Ils ne sont que trois comédiens rencontrés en détention à Meaux à être restés pour cette nouvelle aventure de l’Iliade, un an après le succès du théâtre Paris-Villette. Entre-temps, la pièce s’est jouée au théâtre Mains-d’œuvre à Saint-Ouen (93) et à Dijon. En août prochain, elle sera présentée au festival Paris l’Été, au Monfort. « L’Iliade change de visage, nous avons quatre personnes en moins. Une nouvelle équipe s’est formée et on essaie de trouver de nouvelles dates », précise Luca Giacomoni. Depuis le début, le metteur en scène a gardé tous les comédiens qui sont restés fidèles au projet. Certains n’ont pas souhaité ou pas pu revenir, la vie d’après la prison s’avère compliquée. Les ex-détenus comédiens ont pu bénéficier du statut d’intermittent grâce aux cachets reçus pour les représentations et les répétitions (à la différence des détenus qui ne peuvent être rémunérés pour les répétitions en détention). Ils ont également intégré la troupe et il est prévu que Christophe Firmin la rejoigne à sa sortie.

Toutefois, la profession de comédien, sans garantie de résultat, avec beaucoup d’attente, s’articule mal avec le retour à la vie libre et au besoin de stabilité après des années en prison. « La pièce m’a aidée à ne pas sombrer, pas récidiver, mais la sortie est plus dure que ce que je pensais, ce n’est pas encore l’apaisement, explique Mourad Ait Ouhmad. Je pensais qu’on allait me proposer quelque chose directement ensuite, qu’il n’y aurait pas de rupture mais on travaille trois mois et le reste du temps on revient à la réalité. Il faut vivre, se loger. Y’en a marre de survivre. On a survécu en prison, on continue à survivre dehors. » Devenir comédien a pu être son ambition mais aujourd’hui, « je ne me vends pas de rêve ». « L’attente, je ne suis pas fait pour ça. Si je n’avais pas donné ma parole à Luca, je serai passé à autre chose. »

Le comédien a mis toute son énergie dans son rôle d’Agamemnon. Avec succès et les encouragements de ses proches, des professionnels. « Sur scène, je lâche des choses que le public ne voit pas, je ne raconte rien c’est mon caractère. » Levy Kasse-Sampah, lui, envisage plutôt une carrière dans la musique et vit, en attendant, de « petits boulots à droite à gauche ». Fin mars, il a reçu ses textes pour jouer Antilochos : « j’ai arrêté le reste parce que c’est un métier pour lequel il faut être très concentré. Je me posais dans un lac, une forêt et je récitais mon texte en faisant mon sport. Luca m’a conseillé de ne pas rester statique pour apprendre ». Au départ, c’est un ami qui l’a inscrit à l’atelier de théâtre en imitant sa signature, persuadé qu’il trouverait là un terrain d’expression à sa mesure. « Pour moi, le théâtre, ça change une personne », dit-il. « J’étais assez réservé, je me sens plus à l’aise, moins timide. Ma mère me dit que j’ai changé, que j’ai un sacré franc-parler maintenant. Mes amis me font remarquer que je veux avoir le dernier mot. Avant, je m’en foutais », lâche-t-il en riant.

« Notre ambition n’était pas d’en faire des comédiens mais de leur offrir un cadre pour se repenser eux-mêmes et retrouver l’estime de soi, voir comment s’approprier cette expérience pour la vraie vie », souligne Yannick Le Meur du SPIP 77 qui gère quelque 7 500 personnes détenues ou sous main de justice. « On continue à suivre des détenus en milieu ouvert parfois plusieurs mois ou années mais quand ils n’ont plus de peine, qu’ils ont payé leur dette, alors on ne les suit plus. » Il reconnaît : « quand on passe de la lumière à l’ombre, il y a un moment difficile ».

Ce mardi 5 juin se tenait la générale, devant un public de professionnels, de lycéens, de proches, avant la première du mercredi 6 juin. Les comédiens ont été applaudis, félicités, chacun a retrouvé une place dans le spectacle, sa nouvelle place, mais cette alchimie du départ, cette énergie aussi collective qu’individuelle, mélange de fraternité, de rage, de fierté et de conviction ne s’est pas encore reproduite. Le temps sans doute pour chacun de retrouver l’odeur des planches, le regard du public et une nouvelle conscience de troupe car celle-ci porte désormais un nouveau visage. Un visage qu’on espère de plus en plus construit et puissant mais qui n’a ce soir-là, pas tout-à-fait réussi à faire oublier ceux qui ont quitté l’aventure après avoir investi de toute leur chair ce spectacle depuis cette minuscule salle du centre pénitentiaire de Meaux.