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Assises à Grenoble : chronique de l’oubli

La cour d’assises de l’Isère a acquitté un homme condamné en 2005 pour viol, par défaut criminel.

par Marine Babonneaule 15 novembre 2017

L’histoire judiciaire de Manuel R. a débuté sans qu’il le sache. En 2000, son ex-épouse se présente à la brigade de gendarmerie de Rives, près de Grenoble. Elle est accompagnée de leur fille, Sofia, alors âgée de dix ans. Elles racontent que Manuel R. a violé Sofia, l’année d’avant, l’attirant sur le canapé, lui caressant les jambes et introduisant un doigt dans le vagin. La petite s’en souvient, « ça lui a fait mal », précise l’enquête. Manuel R. envoyait les grands frères de Sofia acheter des bonbons pour être tranquille avec sa fille. L’examen gynécologique ne révèle aucune lésion mais n’écarte pas la pénétration. Le psychologue ne décèle pas de traumatisme particulier mais n’écarte pas non plus l’hypothèse d’une agression sexuelle.

Manuel R. ne sait rien de tout cela. Cela fait un an qu’il est retourné au Portugal s’occuper de ses parents malades. Il y a rencontré une femme avec qui il vit désormais. Il ne paie plus guère la pension alimentaire de ses trois enfants restés en France. Un mandat d’arrêt est décerné mais personne ne pense à le prévenir. Il n’est pourtant ni caché ni en fuite. Une première ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel est rendue en 2001 pour des faits d’agressions sexuelles sur mineure de 15 ans. L’administrateur ad hoc, l’association Chrysallis, qui s’occupe des intérêts de la jeune Sofia, fait appel et la chambre de l’instruction décide de renvoyer l’affaire devant les assises de l’Isère. Il sera jugé par défaut criminel – l’ancien procès par contumace – et condamné le 30 mars 2005, en 1h30, à trois ans de prison pour viol aggravé et agressions sexuelles aggravées. Manuel R. ne sait toujours rien. Un mandat d’arrêt européen est lancé la même année.

Il faut attendre dix ans de plus et la menace, peut-être, d’une prescription à venir. Manuel R. est remis aux autorités judiciaires françaises le 25 février 2015. Lorsqu’il est placé en garde à vue au Portugal, il tombe des nues. Il nie les faits. Un mois de détention avant d’être transféré en France. Il reste détenu quatre mois supplémentaires. Le 21 mai, Sofia, devant les enquêteurs, revient sur toutes ses déclarations. Elle a menti pour satisfaire sa mère et ses questions incessantes à chaque fois qu’elle revenait du domicile paternel. Elle ne se souvient d’ailleurs pas avoir été partie civile – elle avait alors quinze ans – au procès qui a condamné son père. Manuel R. est libéré, placé sous contrôle judiciaire. Il ne peut pas quitter le territoire car la procédure de défaut criminel impose un « second procès ». La cour d’assises de l’Isère a donc examiné l’affaire mardi 14 et mercredi 15 novembre.

« Je vous jure, monsieur le président »

- Vous êtes accusé de viol et d’agression sexuelle par contrainte ou surprise sur votre fille et ce, en 1999, débute le président des assises Gérard Dubois.
- C’est une invention, répond Manuel R.

Il lève la main gauche. Il le fera à plusieurs reprises.

- Vous contestez les faits, monsieur ?
- C’est inventé par l’ex-femme, c’est pas vrai. L’ex-femme, elle a inventé pour m’accuser moi, pour m’embêter.

Le président fronce les sourcils. Manuel R. parle très mal le français.

- Ce n’était pas seulement pour vous embêter, non ? Il y a peut-être une raison plus précise, non ?
- Elle avait déjà des relations sexuelles avec un autre homme avant le mariage avec moi (…) quand je l’ai connue, elle avait été violée au Portugal (…) donc c’est pour ça qu’elle a tout inventé avec ma fille, je le jure [il lève la main gauche], je l’ai pas touchée.
- Votre femme vous a dit qu’elle déposait plainte ?
- Jamais, monsieur. [il se contredira plus tard, ndlr]

Alors pourquoi est-il parti si « précipitamment » au Portugal, en 1999 ?, demande la cour. « J’étais tout seul, divorcé », répond péniblement Manuel R. Il y a aussi sa mère, malade, qui a besoin de soins et son père, aveugle. Bref, il n’est pas « parti », il est retourné vivre dans son pays. Il a quand même « laissé ses enfants », estime le magistrat. « Mes enfants, je les ai pas laissés (…) je les voyais quand ils venaient en vacances au Portugal ». « Voir », c’est un bien grand mot. Manuel R. les apercevait – parfois – dans les rues du village car son ancienne femme interdisait tout contact.

- Vous n’avez jamais été informé des poursuites vous concernant ?
- Je vous jure, non [il lève la main gauche].
- Ne jurez pas, ça n’est pas la peine, je vous écoute, s’agace le président.
- C’est quand ils m’ont mis en garde à vue au Portugal, j’ai signé, je suis venu m’expliquer.
- En 2002, votre fils aîné meurt à 18 ans et il est enterré en France. Dites-moi, vous n’êtes pas venu ?
- C’était trop tard.
- Vous n’avez pas été informé avant la mort de votre fils ?
- Si, j’étais informé (…) j’avais pas assez d’argent pour venir, il faut des sous, j’en n’avais pas. Manuel R. est gêné.
- Attendez, vous n’êtes pas venu parce que vous n’aviez pas d’argent ou parce que vous n’avez pas su ? Il faut dire les choses !
- Je savais pas (…) Toutes les semaines, maintenant, je vais au cimetière.
- Qu’est-ce que vous avez ressenti quand vous avez su que votre fils était mort et que vous n’aviez pas pu lui rendre hommage ?
- C’était dur pour moi, j’ai perdu un fils (…) C’est pas facile, monsieur le président (…) J’ai senti que ça bouge dans mon cœur, je l’ai pas vu. Il sent que je suis là, devant sa tombe.

Manuel R. semble avoir tout dit. Interrogé sur les années passées avec son ex-femme, Manuela, il glisse un laconique « oh ça allait bien ». Même s’il a toujours trouvé qu’elle « avait quelque chose de bizarre ». C’est elle qui a demandé le divorce, c’est elle qui l’a trompé et non, il ne l’a jamais frappée. C’est elle « qui se faisait des égratignures… c’est pas facile de faire des inventions, moi je dis la vérité (…) je vous le jure sur la tête de mes gosses [il lève la main gauche] ». Manuela aurait donc tout inventé ? « Elle était trop méchante, elle m’aimait pas, juste pour les sous, excusez-moi de dire ça ». D’ailleurs, c’est elle aussi qui a forcé Sofia à dire des mensonges pour « toucher des aides (…) une succession de 7 000 ou 8 000 € ou je ne sais pas quoi ». Tout ça, « c’est pas vrai, je le jure sur la tête de mes gosses, elle ment, ça, c’est une faute grave (…) Elle a dit qu’elle allait m’embêter, elle m’a bien embêter ».

« Mon père, je l’aime beaucoup »

Sa fille, Sofia, s’approche de la barre. Elle a 28 ans aujourd’hui et n’est plus que témoin au procès de son « papa ». « Donc, concernant les relations avec mon père, on s’entendait très bien, rien à dire de côté-là. Le divorce a été très difficile (…) J’ai vu mon père très triste de cette séparation. Sur les faits, je reviens dessus car j’avais à l’époque beaucoup de pression. Un week-end sur deux, quand je rentrais de chez mon père, j’étais différente, ma mère me posait des questions. Au fur et à mesure, c’était tout le temps. “Est-ce que ton père t’a touchée ?” etc. J’ai décidé de mentir, pour me laisser tranquille, j’ai dit ce qu’elle voulait entendre. Suite à tout ceci, elle a décidé de porter plainte. Mon père, il est parti au Portugal, je n’ai pas trop eu de nouvelles. Elle nous laissait pas trop le voir. À 18 ans, je suis allée le rechercher. On s’entend très bien », raconte la jeune femme d’une traite.

- Vous vous souvenez d’être déjà venu ici, avec un magistrat qui portait la même robe que moi ?, demande Gérard Dubois
- Pas du tout (…) J’avais 15 ans, je pense que je m’en souviendrai.
- Le greffier, en 2005, a bien constaté que vous aviez été entendue.
- Pas du tout, répond vertement Sofia.
- C’est assez stupéfiant que vous ne vous en souveniez pas. Il y a un acte de justice qui établit votre présence dans cette salle (…) Vous aviez un avocat, l’audience civile vous a alloué 6 000 € d’indemnités qui vous ont été remises.
- J’ai entendu parler de cet argent quand mon père a été arrêté [en 2015, ndlr] et que ma mère a sorti tous les papiers.
- Ce n’est pas votre mère qui a touché cet argent.
- Je l’ai pas vu cet argent (…) elle avait demandé à avoir cet argent.
- Votre avocat ne vous a rien dit sur le verdict du procès de 2005, condamnant votre père ?
- Ah non, je n’étais pas au courant.
- Vous n’êtes pas sujet à des pertes de mémoire ?, tente le président
- Non, pas du tout (…)
- Comment avez-vous su que votre père avait été arrêté ?
- Par ma tante. On est allées chez ma mère, c’est là qu’elle a sorti les papiers, le jugement, les 3 000 € et le mandat d’arrêt.
- Vous avez dit quoi ?
- « Pourquoi tu m’as pas dit ? ». Elle m’a dit qu’elle croyait que tout ça s’était arrêté à mes 18 ans et qu’il n’y aurait pas de suite.
- Vous êtes toujours en relation avec votre mère ? Vous la voyez ?
- Oui, tous les jours car elle garde mon enfant.

Sofia se sent aujourd’hui « très mal ». « Je ne pensais pas qu’on en arriverait là et faire subir ça à mon père, c’est pas normal », souffle-t-elle. Elle s’est laissé « mettre dans la tête » ce mensonge, sa mère « exprimait bien les choses » qu’il fallait dire. Une larme coule lorsque le président des assises lui rappelle que son père a passé cinq mois en détention. « Savez-vous pourquoi on vous pose toutes ces questions ?, demande Federico Steinmann, l’avocat de Manuel R. Pour savoir si votre père est innocent ou coupable ». Elle pleure. « Mon père, je l’aime beaucoup ».

La maman de Sofia, l’ex-épouse de Manuel R., ne va pas éclaircir l’affaire. Elle non plus ne se souvient pas de grand-chose. Elle est persuadée qu’elle a porté plainte alors que Manuel R. était encore en France. N’était-elle pas simplement jalouse de voir son mari refaire sa vie ? Non. À la barre, elle révèle que Manuel R. la frappait « beaucoup ». La défense a dû mal à y croire. Elle n’explique pas davantage pourquoi Manuel R. n’a pas été prévenu de la mort de leur fils. « Il a jamais téléphoné pour avoir des nouvelles », glisse-t-elle pourtant. Elle n’a jamais, elle non plus, assisté au procès d’assises de 2005. « Non, monsieur le juge, je me rappelle pas. Je me souviens d’un bureau, pas d’une salle, je suis pas venue dans une salle comme ça ». Le président s’épuise. « Ça m’étonne encore plus. Un procès aux assises, ça nécessite que les plaignants et les témoins viennent devant la cour (…) C’est le souvenir de votre fille qui vous trahit ». « Non, monsieur le juge, je suis pas au courant de cette audience ». Manuela se dit, elle aussi, désolée de ce qui arrive. Elle demande, en pleurs, pardon à Manuel R. « Je sais pas si c’est ma faute, j’ai juste fait le devoir d’une mère ».

Plus tôt, dans la journée, le président de la cour d’assises avait soufflé : « Le mystère demeure entier, on ne comprend rien ». Après dix-sept ans de procédure, l’affaire Manuel R. va se clôturer en deux heures. En quelques minutes, l’avocat général demande l’acquittement. « Je vais être particulièrement concis. Il apparaît à l’issue des débats que chacun peut élaborer ses propres scénarios (…) entre amnésie passagère, non-dits, mensonges, carence de l’enquête initiale (…) Le système judiciaire ne fonctionne pas sur des hypothèses (…) et je ne suis pas en mesure de vous faire la démonstration de la culpabilité de Manuel R. La seule décision possible est l’acquittement », a demandé Benoit Bachelet. Me Steinmann va également faire vite, « l’ombre sinistre de l’erreur judiciaire » ayant pourtant « survolé » les débats. Rappelant les échecs de l’enquête, l’absence de commission rogatoire, la localisation simplissime de l’accusé, des experts « qui ne voient rien », une cour d’assises qui s’est prononcée en 1h30… « comment la justice a-t-elle pu se fourvoyer à ce point ? ». Pour Federico Steinmann, « cette affaire est un cours d’instruction civique ». La cour a délibéré pendant moins de deux heures. Manuel R. est acquitté. Il ne bronche pas.