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Coronavirus : « L’arbitrage doit se faire au profit des droits fondamentaux »

Par une ordonnance rendue jeudi 9 avril en fin de journée, le Conseil d’État a rejeté le référé-liberté soutenu par plusieurs associations de protection des migrants, qui demandaient au juge administratif de prendre une série de mesures obligeant l’État à protéger les migrants de l’épidémie de covid-19, notamment en maintenant les droits attachés au statut de demandeurs d’asile et en fournissant du matériel de protection. Une QPC a également été rejetée.

par Julien Mucchiellile 10 avril 2020

Les personnes démunies, dépourvues de toit et de moyens de subsistance sont, depuis le 17 mars, début de la période de confinement, dans une situation de précarité aiguë, c’est-à-dire qu’elle surpasse la précarité inhérente à leur état de migrant, de demandeur d’asile. C’est pourquoi plusieurs associations ont demandé au Conseil d’État d’enjoindre à l’administration de prendre des mesures visant à protéger les personnes mises en danger par la situation sanitaire actuelle.

À l’instar des détenus et des personnes retenues, les migrants sont particulièrement exposés à l’épidémie de covid-19. Paradoxalement, les mesures générales de confinement et d’arrêt de nombreuses activités aggravent leur situation spécifique, en ce qu’elle les prive d’accès à des droits essentiels. C’est le cas en particulier de la décision du ministère de l’intérieur de suspendre l’enregistrement des demandes d’asile pendant la durée du confinement, faute d’effectifs dans les préfectures. Cette suspension entraîne de fait la suspension du droit d’asile et prive les personnes concernées de toutes possibilités d’accueil vers les centres dédiés et d’accès à l’allocation de vie quotidienne. « Elle accroît en conséquence le nombre de personnes totalement démunies, alors qu’il s’agit de personnes fragilisées par les souffrances endurées dans leur pays puis au cours de parcours migratoires d’une extrême violence », arguent les associations requérantes. C’est pourquoi la requête demande au juge administratif d’enjoindre à l’administration, dans un délai de huit jours, la mise en place d’une procédure dématérialisée permettant l’enregistrement des demandes d’asile et l’ouverture des droits aux conditions matérielles d’accueil et à l’assurance maladie.

Pour illustrer les contraintes extraordinaires qui les frappent, les associations requérantes prennent le cas de l’association Refuges solidaires, à Briançon, qui a pris des mesures sanitaires. Ainsi, le nombre de bénévoles a été limité et l’association Médecins du Monde a été sollicitée pour assurer une veille quotidienne et s’assurer de la compréhension des gestes de prévention. « En outre, un animateur a été embauché pour la durée du confinement. Pour autant, les besoins en termes de nourriture demeurent importants, les contributions des communes, des restaurateurs et des bénévoles qui fournissaient régulièrement des repas ayant dû cesser du fait des obligations de confinement. Cette adaptation demeure ainsi difficile et n’est possible qu’en raison de la faible fréquentation actuelle (15 personnes) », expliquent-elles.

C’est pourquoi, elles demandent que le juge enjoigne au premier ministre de mettre à l’abri des personnes en grande précarité dans des locaux adaptés à leurs besoins et permettant de satisfaire aux obligations découlant de l’état d’urgence sanitaire, si nécessaire par le recours à la réquisition de lieux d’hébergement. Elles demandent aussi le dépistage systématique des personnes en situation de précarité et des bénévoles ainsi que la mise à disposition des matériels et équipements de protection individuelle ; la mise en place d’un service téléphonique et d’accès à internet gratuit jusqu’à la fin du confinement pour les personnes démunies ; la mise à la disposition des associations des ressources nécessaires au maintien de leurs activités dans des conditions adaptées à la situation ; l’ouverture anticipée des droits à une couverture maladie de toutes personnes se trouvant en France au cours de cette épidémie. Enfin, compte tenu de la spécificité de la situation des migrants, il est demandé au premier ministre d’autoriser les déplacements des personnes en situation de précarité relatifs au bénéfice de ces aides spécifiques.

Depuis le début du confinement, le Conseil d’État a constaté un afflux singulier de requêtes en référé-liberté ; toutes relèvent une carence de l’État dans son obligation d’assurer la protection qu’il doit à tout citoyen français ou à toute personne se trouvant sur son territoire. Dans ce cas d’espèce comme dans les autres, les besoins élémentaires en gel hydroalcoolique, masques et gants, ne semblent pas être remplis. Mais la situation complexe des personnes sans abri ni situation administrative définie, disent les requérants, « est manifestement constitutive d’une atteinte à leurs droits à la vie, à ne pas subir de traitements inhumains et dégradants, à la protection de la santé, à un hébergement d’urgence et enfin au droit d’asile ».

Très concrètement, les juges du Conseil d’État devaient déterminer si les efforts de l’administration à assurer ses missions de protections des libertés fondamentales rappelées ci-dessus sont satisfaisants, au regard de la situation exceptionnelle en cours, qui impose à l’État d’agir plus tout en préservant la sécurité et la santé des personnes dédiées à l’exercice de ces missions. Dans une ordonnance du 3 avril, le tribunal administratif de Marseille a enjoint au préfet des Hautes-Alpes de trouver une solution d’hébergement pour vingt-trois migrants. Le juge administratif a estimé que, « sans méconnaître l’ampleur et la qualité des diligences ainsi accomplies, les conditions d’hébergement des jeunes gens, notamment la promiscuité non discutée dans laquelle ils vivent, eu égard à la situation actuelle d’urgence sanitaire qui a appelé des mesures de confinement renforcé et le danger d’exposition au virus covid-19 que leur fait courir, par conséquent, leur maintien dans un squat, caractérisent néanmoins une carence dans l’accomplissement par les services de l’État de leur obligation d’hébergement d’urgence ».

Pour répondre aux arguments, l’État peut se fonder sur une décision du 2 avril, dans laquelle les juges du Conseil d’État avaient estimé que des dispositifs exceptionnels d’hébergement, détaillés dans la décision, avaient été mis en œuvre ; que ces mesures étaient importantes et adaptées aux circonstances au regard des moyens dont l’État dispose. Cette décision est-elle transposable à la présente instance ? Il se trouve que l’État met en place des centres d’hébergement spécialisés pour malades du covid-19 ne relevant pas d’une hospitalisation, soit venant de la rue directement, soit venant d’hébergements dans lesquels ils ne peuvent rester (en raison des modalités ne permettant pas l’isolement des malades) avec une prise en charge par un opérateur sanitaire tel que la Croix rouge. À ce jour, 73 sites spécialisés sont déjà ouverts, soit près de 2 800 places. Malgré cela, de nombreuses personnes demeurent encore sans hébergement, après vingt-deux jours de confinement.

Sur la distribution de masques : un effort global de production et de mise à disposition est en cours, après une mise en marche tardive, et qui doit bénéficier en premier lieu aux professionnels de santé. De la même manière, l’État a adopté une stratégie de dépistages massifs, mais les capacités, qui doivent augmenter rapidement, sont encore limitées, et les priorités établies par l’État ne vont pas vers les personnes pour le compte desquelles les associations requérantes agissent. Dans la logique du défendeur, lui enjoindre de procéder à des dépistages dans les centres d’hébergement contrarierait la stratégie de dépistage en cours d’élaboration et serait, par suite, susceptible de ralentir la sortie de la crise sanitaire actuelle.

Sur la question spécifique de la procédure d’asile, l’administration rappelle que les procédures ne sont pas toutes arrêtées, puisque 1 027 demandes, les plus urgentes, ont été enregistrées entre le 16 et le 31 mars (contre 5 000 dans la première moitié du mois). La mise en place de procédures dématérialisées relève de l’impossible, selon elle, puisqu’il ne serait pas possible de procéder à un relevé d’empreintes digitales, et, partant, de respecter le droit européen en la matière, notamment le règlement Dublin qui impose à un tel relevé. En réplique à cela, les associations requérantes rappellent que le Portugal a fait le choix de procéder à la régularisation provisoire de l’ensemble des personnes qui en avaient fait la demande afin de leur permettre un accès élargi aux soins et aux droits sociaux pendant toute la durée de l’épidémie, et suggère que l’État français pourrait s’en inspirer.

« L’État est souvent tenté de mettre en avant le manque de moyens pour expliquer ses carences, mais dans la situation actuelle, l’arbitrage doit se faire au profit des droits fondamentaux », estimait Me Vincent Brengarth, qui représente les associations, avant le rendu de la décision.

L’instruction de l’instance a été clôturée jeudi 9 avril à midi. 

 

 

Une QPC sur la loi instituant l’état d’urgence sanitaire

Dans le cadre de cette instance, les requérantes ont déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). La question est la suivante : le législateur, en autorisant le pouvoir exécutif à prendre des mesures restrictives de libertés, dont la possibilité d’interdire aux personnes de sortir de leur domicile, ne prévoyant aucune disposition de nature à protéger les personnes vulnérables et en portant ainsi atteinte à la sauvegarde de la dignité de la personne et au principe de fraternité, méconnaît-il l’article 34 de la Constitution ?

Les requérants estimaient que la loi devrait fixer un cadre rappelant aux services de l’administration leur devoir de protection des personnes les plus vulnérables, et les moyens exorbitants dont ils disposent pour mettre ce devoir en pratique. En l’absence de cadre général défini par la loi, l’arbitrage des situations concrètes revient aux services décentralisés et déconcentrés de l’État. « Or ces administrations ne sont pas toujours guidées par des considérations liées à la protection des droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables », estime Me Vincent Brengarth, le conseil des associations requérantes.