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Interview

L’extension du principe de neutralité religieuse chez les avocats ?

Dans le cadre d’un appel d’offres lancé par la mission Droit et Justice, une équipe a mené une recherche sur la laïcité dans la justice. Le rapport, très complet, a été publié fin 2020. Nous avons interrogé Christine Pauti, maître de conférences en droit public à l’Université Paris I, qui a dirigé la recherche, sous l’angle particulier du rapport qu’entretiennent les avocats avec la laïcité.

le 10 mars 2021

La rédaction : La laïcité fait-elle débat pour les avocats ?

Christine Pauti : Nous avons interviewé une cinquantaine d’avocats. La plupart étaient étonnés du sujet. Certains avocats ne comprenaient pas l’intérêt de cette recherche, très éloignée de leur quotidien et qui présentait souvent pour eux un caractère anecdotique. Au fur et à mesure des questions, ils se souvenaient néanmoins d’un ou deux cas dans leurs carrières où ils avaient été amenés à parler religion. Les avocats nous ont cité quelques cas de confrères ou consœurs qui portaient des signes religieux (kippa, voile) mais les enlevaient avant d’entrer en salle d’audience.

Il est aussi revenu que certains cabinets affichent de façon stratégique une appartenance religieuse, mais souvent de manière discrète comme une photo du pape dans un bureau. Il arrive aussi que des avocats demandent le renvoi d’audience le jour d’une fête religieuse sans que, le plus souvent, cela pose problème. Cela ne concerne que les juifs et les musulmans, car les fêtes catholiques sont déjà fériées.

La rédaction : C’est donc un sujet secondaire ?

Christine Pauti : Je pense que cela n’a jamais été une question fondamentale. Nous sommes dans le même schéma que pour l’école : c’est le voile qui a remis la laïcité dans le débat public. Les quelques cas de voile ont été très médiatisés. Ainsi, en 2015, un enseignant de l’EFB, dans un cours de déontologie, face à une élève avocate qui refusait d’enlever son voile, avait commencé à se déshabiller, en prétextant que sa religion était le naturisme. En 2016, une jeune avocate musulmane de Bobigny avait souhaité plaider devant les juridictions coiffée d’un foulard surmonté de la toque (v. Dalloz actualité, 7 déc. 2016, obs. A. Portmann). Après intervention du bâtonnier, elle avait accepté de ne garder que la toque, mais ce compromis avait déplu à la présidente de chambre, qui avait exigé que l’avocate quitte la chambre d’audience.

La rédaction : Quelles sont les normes applicables ?

Christine Pauti : Jusqu’à peu, il n’y avait pas de norme. L’article 3 de la loi du 31 décembre 1971 prévoit simplement que les avocats « revêtent dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, le costume de leur profession ». À la suite d’affaires médiatisées, il a été proposé de réglementer ce sujet. En 2016, le bâtonnier Emmanuel Le Mière avait consacré un rapport sur ce sujet. Ce dernier concluait que s’« il apparaît impossible de considérer que l’élève avocat est un agent du service public », qui serait soumis au principe de neutralité, « il pourrait être disposé que les avocats plaident désormais tête nue ». Mais, en 2017, le Conseil national des barreaux a finalement refusé de réglementer la matière. Chaque barreau et chaque école ont donc fixé leurs propres règles, au risque de provoquer une inégalité de traitement entre avocats. Ainsi, les barreaux de Paris, Bordeaux ou Lille ont décidé d’interdire les signes d’appartenance religieuse.

La rédaction : Cette réglementation a-t-elle entraîné des contentieux ?

Christine Pauti : Une élève avocate et un avocat ont voulu contester la modification du règlement intérieur du barreau de Lille. Mais leur recours a été rejeté par la cour d’appel de Douai le 9 juillet 2020 (v. Dalloz actualité, 21 juill. 2020, obs. G. Deharo), alors qu’ils étaient soutenus par le Défenseur des droits.

La Cour a considéré que « chaque avocat dans l’exercice de ses fonctions de défense et de représentation se doit d’effacer ce qui lui est personnel au profit de la défense de son client et du droit, le port de la robe sans aucun signe distinctif étant nécessaire afin de témoigner de cette disponibilité à tout justiciable. […] La liberté qui lui est reconnue de manifester sa religion devant céder, lorsqu’elle [l’avocate portant le voile] intervient comme auxiliaire de justice, concourant au service public de la justice, devant la protection des droits et la liberté du justiciable ».

Il faudra voir la position de la Cour de cassation et éventuellement de la Cour européenne des droits de l’homme sur ces contentieux. Mais on assiste, comme dans d’autres sphères (école, entreprise), à une extension du principe de neutralité. Une extension qui fait débat au sein de la profession, car elle est parfois jugée contraire à l’indépendance de l’avocat à l’audience. Rappelons que, dans d’autres pays européens, comme l’Allemagne ou l’Italie, les avocats sont autorisés à porter des signes d’appartenance religieuse, sans que cela provoque de remous particuliers, du moment que des problèmes d’ordre public ne se posent pas.

 

Propos recueillis par Pierre Januel

Christine Pauti

Christine Pauti est maître de conférences en droit public à l’Université Paris I.