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Le projet de loi renforçant les principes républicains veut mieux protéger le droit des filles dans les successions internationales, visant implicitement le droit arabo-musulman. Mais de fortes inégalités existent dans les héritages français. Dans un ouvrage passionnant, deux sociologues ont étudié les inégalités femmes-hommes, notamment au moment de l’héritage et de la séparation. Céline Bessière et Sibylle Gollac ont répondu à nos questions.
le 24 décembre 2020
La rédaction : Les successions sont-elles égalitaires entre fils et filles ?
Sibylle Gollac : Non et à plusieurs points de vue. L’enquête Patrimoine de l’Insee, comme nos recherches de terrain, montrent que les hommes et, en particulier, les premiers des fils, reçoivent plus fréquemment des entreprises, des logements, des terres, des valeurs mobilières et des donations anticipées.
Recevoir des biens plutôt que de l’argent est avantageux, car les parts en nature ont souvent plus de valeur que celles en argent. Nous parlons de « comptabilité inversée sexiste ». Dans les successions, on attribue d’abord les biens, notamment les biens structurants, au premier des fils. Ensuite, les autres biens sont évalués pour donner une apparence égalitaire à la succession. Le travail des professionnels du droit contribue à légitimer cette répartition, ce qui conduit, souvent, à sous-évaluer les biens structurants.
51 % des transferts reçus par les filles sont constitués uniquement en liquidités contre 43 % pour les premiers fils. Ces écarts peuvent sembler faibles mais de nombreuses successions sont très réduites ou destinées uniquement à des fils ou des filles. Dès qu’il y a suffisamment de patrimoine et des enfants de genres différents, les biens sont en priorité donnés aux fils, quand les filles reçoivent des compensations en argent.
La rédaction : Mais notre droit est censé être égalitaire ?
Céline Bessière : Le droit français sur la question est formellement égalitaire du point de vue du genre, mais aménage des possibilités d’inégalité. La quotité disponible permet d’avantager un enfant. Il y a eu aussi des assouplissements comme la renonciation anticipée à l’action en réduction (RAAR) depuis 2006. Mais les notaires sont très attachés à la réserve. Les RAAR sont rares et la plupart des notaires sont très gênés par ce détournement trop visible de la réserve héréditaire. Les mécanismes discrets de la comptabilité inversée permettent de garantir le consensus et de respecter la loi, tout en favorisant certains enfants.
Sibylle Gollac : La quotité disponible n’est utilisée que dans des cas où il est impossible de faire autrement. La comptabilité inversée permet de créer du consensus tout en maintenant un semblant de justice. Nous prenons l’exemple d’une succession d’une boulangerie, où le fonds de commerce donné au fils n’a pas été comptabilisé. Dans la famille, ce fut justifié par les études payées aux sœurs. L’omission renvoyait à un arrangement familial considéré équitable.
La rédaction : Quel est le rôle des notaires dans ces répartitions inégalitaires ?
Céline Bessière : Les notaires cherchent avant tout « la paix des familles ». Et, de fait, les contentieux en matière de succession sont rares. Les notaires n’ont pas nécessairement une intention sexiste. Mais leur objectif est de créer du consensus. Ils partent donc du consensus familial défavorable souvent aux femmes pour faire des comptabilités inversées.
Sibylle Gollac : Les notaires ont une vision de ce qu’est un bon héritier. Une vision masculine, proche de celle des familles. Nous avons été dans des études notariales très différentes. Malgré cette diversité, nous avons constaté que les notaires partageaient de nombreuses caractéristiques avec leur clientèle privilégiée. Car pour s’établir, ils ont souvent bénéficié d’un héritage. Ils ont une vision du bon héritier, qui doit être un bon gestionnaire qui conserve le patrimoine familial.
La rédaction : Mais quelle est la réaction des héritières lésées ?
Céline Bessière : Les personnes trouvent souvent un arrangement auquel elles souscrivent de plus ou moins bonne grâce. Les héritières sont souvent d’accord sur le fait que certains biens doivent rester dans la famille et que leur frère est le mieux placé pour les conserver. Mais elles voient bien que leur part a été sous-évaluée. Elles acceptent l’idée que les hommes sont porteurs d’un rôle spécifique et que leur réussite est primordiale, mais cela ne va pas sans douleur. Les femmes font tout un travail pour « ne pas se fâcher », et le souci de transmission fait qu’elles acceptent ces consensus. Et les notaires ne le remettent pas en cause.
La rédaction : Le projet de loi sur les principes républicains cible particulièrement les successions internationales et notamment le droit arabo-musulman où les filles sont souvent défavorisées. Qu’en pensez-vous ?
Céline Bessière : Nous avons régulièrement croisé le droit international privé dans nos enquêtes. Ce droit complexe, sophistiqué, est appliqué par des avocats spécialisés pour des familles fortunées. Les familles immigrées pauvres n’en bénéficient pas. Nous prenons ainsi l’exemple d’une avocate à l’aide juridictionnelle qui se rend compte trop tardivement qu’elle aurait pu mobiliser ce droit pour sa cliente.
Sibylle Gollac : Depuis 1804, les évolutions législatives n’ont cessé d’assouplir le principe de la réserve héréditaire. Nous sommes passés d’une égalité en nature et en valeur à une égalité en valeur, ce qui a permis le développement des comptabilités inversées.
Ce projet de loi propose de renforcer la réserve héréditaire dans les successions internationales. Mais dans les successions françaises, la réserve ne permet pas de garantir l’égalité entre héritiers et héritières. Car l’égalité ne dépend pas que de la loi mais aussi des pratiques des professionnels.
La rédaction : Dans votre ouvrage, vous abordez aussi longuement la question du divorce. Vous soulignez que la loi de 2000 relative à la prestation compensatoire a joué contre les ex-épouses.
Céline Bessière : Les séparations sont un moment clé pour le revenu et le patrimoine : contrairement aux hommes, souvent les femmes s’appauvrissent.
La prestation compensatoire a été très affaiblie ces vingt dernières années, au nom du féminisme. D’abord, elle ne concerne que les couples mariés, qui sont de moins en moins nombreux. Ensuite, le passage d’une rente à vie à un capital a conduit à en diminuer drastiquement les montants. L’idée était de couper le cordon entre une femme et son ex-époux. Mais nous sommes passés d’une médiane à 93 000 € à 22 000 €. Comme le versement se fait en capital, les juges la réservent aux personnes qui ont du numéraire disponible, pour éviter la vente de biens familiaux. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on espérait il y a vingt ans, des écarts importants de revenu se maintiennent dans les couples.
Propos recueillis par Pierre Januel
Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le genre du capital : comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2020.
Céline Bessière et Sibylle Gollac
Céline Bessière est professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine (IRISSO).
Sibylle Gollac est chargée de recherches en sociologie au CNRS (CRESPPA-CSU).