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Interview

Retraites : « C’est faux, les cotisations des avocats ne doubleront pas », assure Jean-Paul Delevoye

Après la manifestation du 16 septembre contre la réforme des retraites et à la veille de la présentation d’actions communes par le Collectif SOS Retraites, regroupant notamment les avocats, interview du Haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye. 

le 10 octobre 2019

La rédaction : Avant d’entrer dans les détails de la réforme concernant les avocats, pourquoi avoir envisagé que les avocats accepteraient les propositions de réforme telles qu’énoncées dans le rapport que vous avez présenté en juillet dernier ?

Jean-Paul Delevoye : L’objectif du projet de système universel de retraite est le suivant : construire avec les avocats comme avec tous les Français un système de retraite plus juste, plus solidaire et plus solide pour nos enfants et nos petits-enfants.

Il existe aujourd’hui 42 régimes, organisés par professions et par statuts. Dans un monde qui évolue en permanence, qui peut prévoir l’avenir des professions ? Un régime professionnel, basé sur la solidité de la profession, est-il le plus à même de garantir à long terme le paiement des retraites de cette profession ?

Notre dispositif offre la garantie aux générations futures que, le moment venu, elles auront une retraite indépendamment de l’évolution de leur profession. Cela concerne directement les avocats : aujourd’hui le régime des avocats repose sur une démographie favorable (5 cotisants pour un retraité) mais qui va se dégrader (le Conseil d’orientation des retraites prévoit que d’ici à 2070 on passera à 1,1 cotisant pour 1 retraité).

Par ailleurs, les logiques de statut rendent le système inadapté aux carrières d’aujourd’hui : en moyenne, un Français dépend de trois caisses de retraite. Cela concerne également les avocats, dont 25 % quittent la profession avant dix ans d’exercice. Le système universel ne pénalisera plus les changements de métier et les évolutions de carrière.

Cependant, système universel ne signifie pas régime unique. Par exemple pour prendre en compte les spécificités des indépendants, j’ai proposé que leurs cotisations s’appuient sur un barème adapté par rapport à celui des salariés.

Mon objectif est que la mise en place du système universel ne perturbe pas l’équilibre économique des professions. C’est dans cet esprit que, concernant les avocats, j’ai identifié des solutions adaptées à leur situation, qui sont décrites dans mon rapport :

• j’ai notamment proposé de baisser le montant de la CSG que paient tous les indépendants, y compris les avocats. Concrètement, cela conduira les avocats à payer moins de CSG ce qui compensera significativement la hausse de cotisations ;

• le système universel n’entrera en vigueur qu’en 2025, et la transition se fera ensuite sur quinze ans au moins. Nous construirons cette transition avec les avocats, pour qu’elle se fasse en douceur. Par ailleurs tous les droits acquis avant 2025 seront garantis à 100 % ;

• les mécanismes de solidarité internes à la profession d’avocats pourront être conservés afin de garantir une redistribution entre les avocats les plus aisés et ceux aux revenus les plus modestes, comme c’est le cas aujourd’hui.

L’ensemble de ces éléments permettra de préserver l’équilibre économique de l’activité professionnelle des avocats, tout en leur assurant les garanties de solidarité du système universel. Le système bénéficiera aux femmes, avec par exemple des points de solidarité pour les périodes de congés maternité qui augmenteront systématiquement la retraite ou une augmentation de la pension de 5 % pour chaque enfant et dès le premier enfant (1 enfant 5 %, 2 enfants 10 %). La profession d’avocat se féminise et sera impactée directement par ces dispositifs de solidarité (70 % des nouveaux avocats sont des femmes).

 

La rédaction : Selon le CNB et la CNBF, pour la tranche des avocats déclarant 40 000 € par an, la réforme, et son taux de cotisation unique à 28,12 % – avec quelques aménagements que nous verrons ensuite, doublerait les cotisations (de 14 à 28 %). Ainsi, avec le régime actuel, un avocat qui déclare 40 000 € paie 5 212 € de cotisations par an et a une retraite de base de 1 929 € par mois. Avec la réforme, les cotisations passeraient à 11 248 € pour une retraite de 1 949 € par mois. Est-ce la réalité ? Si oui, le rejet de la réforme par la profession ne vous parait-il pas des plus légitimes ?

Jean-Paul Delevoye : C’est faux, les cotisations ne doubleront pas et il n’y aura pas de hausse significative. J’ai bien entendu les craintes et les inquiétudes de la profession mais comme nous l’avons dit dès le mois de mai aux représentants des avocats, les cotisations ne vont pas doubler. La hausse sera très limitée et presque inexistante pour les avocats à bas revenus, et cela grâce à la mise en place des différents leviers énoncés ci-dessus :

• l’effet du changement d’assiette de la CSG permettra qu’une partie significative de la hausse des cotisations puisse se faire sans augmentation du montant cotisé par l’avocat (présentée p. 39-40 du rapport) ;

• la mise en place des mécanismes de solidarité permettra une redistribution entre les avocats à revenus élevés et ceux à revenu modérés. Ainsi, une autre partie des hausses de cotisation pour les avocats à revenus faibles pourra être prise en charge par ce mécanisme et donc, sans augmentation du montant cotisé ;

• la mobilisation d’une partie des réserves de la profession, afin de prendre en charge une partie des cotisations des assurés (présentée en p. 107 du rapport) ;

• une transition longue et progressive qui se fera sur quinze ans, et dont les modalités seront définies professions par professions.

La rédaction : Lors de la rencontre à la Chancellerie, à la suite de la mobilisation de certaines professions contre la réforme, vous avez évoqué « une erreur d’interprétation » de la part des avocats. De quelles erreurs parlez-vous ?

Jean-Paul Delevoye : En effet, certains avocats ont mobilisé lors de la manifestation du 16 septembre sur des erreurs d’interprétation. Plusieurs messages étaient ainsi tronqués.

Le message selon lequel les cotisations allaient doubler est fondé sur une erreur d’interprétation, et ce à plusieurs titres. D’une part les taux de cotisation actuels à 14 % environ ne concernent pas tous les avocats. Par exemple, les avocats aux revenus supérieurs à 100 000 € ont des taux de cotisation proches du système universel. Ces derniers sont donc très peu impactés par la mise en place du système universel.

D’autre part pour les avocats qui ont des taux de cotisation plus faibles autour de 14 %, le projet n’entraînera absolument pas de doublement de cotisations car la différence entre 14 % et 28 % sera potentiellement compensée par plusieurs leviers. Comme je l’expliquais, la refonte de l’assiette sociale permettra ainsi qu’une partie significative de la hausse des cotisations soit neutralisée.

Deuxième exemple, la mise en place du système universel ne mettra pas fin aux logiques de solidarité : nous construisons précisément un système plus solidaire, notamment pour les femmes et les Français les plus modestes, avec une retraite minimale pour une carrière complète revalorisée à 1 000 €, des augmentations de la retraite pour chaque enfant et dès le premier enfant ou encore avec la prise en compte des périodes de maladie, maternité, invalidité et chômage pour la retraite.

Autre exemple, la pension de réversion : le système universel conservera la pension de réversion en garantissant au conjoint survivant son niveau de vie. Le Président de la République l’a réaffirmé lors du premier grand débat sur les retraites.

 

La rédaction : Les avocats craignent une hausse mécanique de leurs charges, avec un risque pour le maintien de l’activité salariée (35 000 salariés) et une répercussion sur les honoraires pratiqués. Qu’en dites-vous ? Cette crainte est-elle justifiée selon vous ? Si oui, ces effets ont-ils été anticipés ?

Jean-Paul Delevoye : J’entends les inquiétudes et les craintes des avocats, pourtant elles ne sont pas justifiées. Je tiens à rassurer tous les avocats : l’exercice de la profession d’avocat n’est pas menacé par le projet de système universel de retraite. Nous voulons préserver l’équilibre économique de la profession en élaborant des solutions adaptées à la profession : baisse de la CSG, mécanismes de solidarité, transition longue.

Par ailleurs, les avocats déjà retraités ne sont pas concernés par le futur système de retraite. Le système universel n’entrera en vigueur qu’en 2025 avec une garantie : tous les droits acquis avant 2025 seront garanties à 100 %.

 

La rédaction : Autre argument, le régime de retraite des avocats est un régime autonome, solidaire, qui ne coûte pas un centime à l’État, et excédentaire, avec 2 milliards de réserves. Selon le bâtonnier de Paris, Marie-Aimée Peyron, « les avocats participent déjà à la solidarité nationale, par le versement de plus de 80 millions d’euros par an au régime général, soit 1 350 € par avocat ». Selon la profession, vous allez mettre « la mainmise » sur leurs réserves et vous risquez de détruire un régime autonome équilibré financièrement. Quel intérêt ?

Jean-Paul Delevoye : Si aujourd’hui les avocats ont un système équilibré qui repose sur une démographie très favorable, avec environ 5 cotisants pour 1 retraité, celle-ci s’affaiblit : d’ici à 2070 on passera à 1,1 cotisant pour 1 retraité ce qui est en-dessous de la démographie du système universel. D’ailleurs, d’après l’analyse du COR du 20 décembre 2018, le CNB prévoit que son solde passe en négatif entre 2035 et 2040 et que les réserves s’épuisent entre 2040 et 2045. Cela signifie que le système actuel ne protège pas les jeunes générations d’avocats.

Concernant les réserves, c’est un faux débat, les inquiétudes n’ont pas lieu d’être. Les avocats continueront à bénéficier de leurs réserves dans le système universel :

• à travers leur retraite (le montant correspondant sera versé dans le système universel qui sera chargé de payer cette retraite ‒ seule la part des réserves strictement nécessaires à la couverture des engagements sera transférée au système universel) ;

• les régimes ayant des surplus une fois les retraites payées pour leurs assurés pourront les utiliser comme ils le souhaitent ;

• les réserves des avocats ne pourront servir qu’aux pensions des avocats.

 

La rédaction : En contrepartie d’une hausse de cotisation retraite, les indépendants paieraient ainsi moins de CSG, dites-vous dans le rapport. Pouvez-vous nous détailler ce point ?

Jean-Paul Delevoye : La refonte de l’assiette de la CSG est un enjeu d’équité et de simplicité pour les indépendants. Cette réforme permettra une modernisation du calcul de l’assiette de cotisation des indépendants en la rapprochant de la situation des salariés. Elle permettra ainsi aux indépendants de payer moins de CSG.

Cette refonte aura un effet positif direct pour les avocats : la réforme de l’assiette sociale compensera une part significative de la hausse des cotisations pour ces professions.

 

La rédaction : Vous avez prévu d’autres aménagements pour les professions libérales ? Lesquels ?

Jean-Paul Delevoye : La transition vers le système universel sera adaptée à chaque profession car les situations des professions libérales sont très hétérogènes. D’ailleurs, de nombreuses professions libérales sont à des taux proches ou supérieurs du taux de 28 % proposé dans le système universel. Pour les professions qui ont des taux de cotisation significativement inférieures au système universel, des aménagements sont prévus :

• une baisse de la CSG qui compensera en grande partie la différence de taux de cotisation ;

• la mise en place du mécanisme de solidarité entre les avocats ;

• la mobilisation d’une partie des réserves de la profession, afin de prendre en charge une partie des cotisations des assurés ;

• une transition très longue.

La combinaison de ces mécanismes permettra de préserver l’équilibre de toutes les professions libérales.

 

La rédaction : Selon le CNB, le Haut-commissariat assure que les effets de la réforme seront « lissés » dans le temps. Quelles seraient ces modalités d’application progressive de la réforme ?

Jean-Paul Delevoye : Le Premier ministre l’a assuré le 12 septembre dernier, lors de son discours au CESE : « cette phase de transition prendra beaucoup plus de temps à définir, naturellement, puisque chaque régime devra dessiner son propre chemin de convergence ».

Profession par profession, nous définirions avec les représentants des régimes les modalités de transition vers le système universel. Nous continuerons, dans cette nouvelle étape de concertation, à recevoir les représentants des avocats comme nous le faisons depuis 18 mois.

Nous prendrons le temps qu’il faudra, pour la concertation comme pour la transition. La transition garantira que :

• le système entrera en vigueur en 2025 au plus tôt, et la transition s’étendra ensuite sur environ 15 ans. Le système ne fonctionnera donc à plein régime qu’en 2040 ;

• les retraités actuels ne sont pas concernés à la réforme, de même que les actifs proches de la retraite. Les premiers concernés seront les personnes nées en 1963, au plus tôt ;

• tous les droits acquis avant 2025 seront garantis à 100 %. Ce sont donc bien les règles du système actuel qui s’appliqueront pour toutes les années travaillées jusqu’à 2025.

 

La rédaction : Êtes-vous d’accord avec l’avocat et ancien Haut fonctionnaire Jean-Paul Tran Thiet qui, dans une tribune parue dans Le Monde, estime qu’on a connu des avocats « plus généreux et moins corporatistes » ?

Jean-Paul Delevoye : Je sais les avocats soucieux d’équité et de justice. Dans cet esprit, ils auront un rôle essentiel à jouer dans un projet de système de retraite qui engage les futures générations. Dans cette nouvelle étape de consultation qui a été lancée par le Président de la République hier à Rodez, il y a à concilier l’intérêt particulier et l’intérêt collectif, à retrouver le sens du respect et de la controverse. La plateforme citoyenne, les ateliers citoyens et les rencontres entre les parlementaires et les citoyens doivent permettre à chacun de s’exprimer, de donner son avis et de débattre.

 

La rédaction : Le CNB a déclaré que vous n’avez pas voulu rencontrer la CNBF. Est-ce exact et pourquoi ? Le bâtonnier de Paris évoque « une concertation en trompe l’œil ». Comment va se dérouler la phase de négociation ?

Jean-Paul Delevoye : C’est faux : lors de notre premier cycle de concertation nous avons rencontré deux fois la CNBF avec les autres caisses. Après cette première étape en 2018, j’ai souhaité une phase de concertation avec les représentants des professionnels qui ont toute légitimité et débattre sur le futur système de retraite. Ainsi nous avons rencontré huit fois le Conseil national des barreaux depuis le premier janvier 2019. Mes équipes et moi avons engagé des discussions nombreuses, approfondies et transparentes avec les représentants des avocats.

Dans cette nouvelle étape de construction de la loi, l’heure est au débat, ouvert et approfondi :

• chaque Français pourra s’exprimer lors de la consultation citoyenne sur les retraites ;

• un nouveau cycle de concertation avec les partenaires sociaux a démarré le 16 septembre. Il est organisé autour de quatre thèmes : solidarité, ouverture des droits à retraite, gouvernance et conditions d’équilibre du système en 2025, et transition vers le futur système ;

• la concertation avec les représentants de chacun des secteurs concernés par le projet de système universel a elle aussi démarré.

Le temps qui s’ouvre aujourd’hui est donc celui de la concertation. Sur des sujets aussi importants pour le pays et pour notre avenir, le gouvernement souhaite que soient dépassés les réflexes de confrontation au profit de la concertation.

 

La rédaction : Quel est le calendrier de la réforme ?

Jean-Paul Delevoye : Pour ces différents dispositifs de concertation, l’objectif est le même, à savoir un vote du Parlement sur ce projet de loi d’ici l’été prochain.

 

 

Propos recueillis par Marine Babonneau

 

Crédit photo © JOEL SAGET / AFP

Jean-Paul Delevoye

Jean-Paul Delevoye est le Haut-commissaire aux retraites.