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Interview

« Le vrai trésor du Conseil d’État, c’est sa verte jeunesse »

Pour son dernier jour en tant que vice-président du Conseil d’État, Bruno Lasserre revient sur son mandat agité et affirme sa confiance dans l’avenir de l’institution.

le 4 janvier 2022

La rédaction : On pourrait définir votre mandat à la tête du Conseil d’État comme celui des tempêtes : la crise sanitaire, la réforme de la haute fonction publique, de nombreuses critiques contre l’institution… Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?

Bruno Lasserre : La crise de la covid-19 et la réforme de la haute fonction publique ont été marquées par une grande incertitude, sur l’évolution de la situation sanitaire comme sur le dénouement d’une réforme qui comportait beaucoup d’inconnues. Il a souvent fallu naviguer à vue dans le brouillard. Cela n’a pas toujours été facile de garder le cap, mais heureusement je n’étais pas seul : la juridiction administrative a été magnifique par sa résilience et sa capacité à affronter le changement. Nous n’avons jamais baissé les bras, jamais perdu confiance en l’avenir. Et je crois que l’institution sort grandie de ce voyage, plus forte, plus respectée, plus convaincue de l’importance de son rôle au service de l’État de droit.

Alors certaines critiques ont fait du bruit, c’est vrai. Mais elles n’ont en fait pas été si nombreuses. Ce qui a surtout été frappant, c’est leur caractère contradictoire : un coup le Conseil d’État en faisait trop, un autre il n’en faisait pas assez. C’est le prix à payer pour toute institution qui s’expose… Nous avons donc redoublé d’efforts pour faire la pédagogie de notre action, pour expliquer la place du juge administratif dans nos institutions. C’est un travail de longue haleine, qui n’est pas simple car nous sommes une institution façonnée par l’histoire, avec une part de mystère. Mais le Conseil d’État est aujourd’hui mieux connu et mieux compris, je m’en réjouis.

La rédaction : De quoi êtes-vous le plus fier ?

Bruno Lasserre : J’ai toujours eu le sentiment d’être un passeur. Mes prédécesseurs, Marceau Long, Renaud Denoix de Saint Marc et Jean-Marc Sauvé ont laissé un héritage considérable auquel je veux rendre hommage ; je passerai bientôt à mon tour le relais. Je n’en suis pas moins fier d’avoir mené à bon port notre bateau malgré les tempêtes. Et de n’avoir jamais cessé de conduire le changement, mais un changement respectueux de nos valeurs.

Vers plus d’ouverture, d’abord : pour une institution comme la nôtre, s’ouvrir, c’est respirer, et c’est pourquoi j’ai œuvré pour que le Conseil d’État s’ouvre davantage au Parlement, au grand public, à l’université et vers tous les publics nouveaux que nous avons gagnés grâce aux nombreux événements que nous avons organisés, notamment en ligne. Je pense à la Nuit du droit sur l’écologie, aux conférences sur les états d’urgence ou aux webinaires avec les universités de Yale, Columbia et Cornell. Je pense aussi à la variété des thèmes abordés dans le cadre de notre fonction d’étude et de propositions, sur le sport, la bioéthique, l’évaluation des politiques publiques, les états d’urgence, les conditions de ressources dans les politiques sociales, les états d’urgence, les expérimentations, les réseaux sociaux ou l’intelligence artificielle. S’agissant du Parlement, nos liens se sont beaucoup renforcés : nous avons accueilli des membres de toutes les commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat pour leur montrer comment nous fonctionnons. Nous les avons encouragés à solliciter notre avis sur leurs propositions de loi et ils nous ont fait confiance : pour la seule année 2021, nous en avons rendu onze sur des sujets importants comme les lanceurs d’alerte, les lois de finances et de financement de la sécurité sociale ou l’économie du livre. Nos avis comptent de plus en plus lors de leurs débats.

J’ai ensuite voulu que notre institution ressemble davantage à la société qu’elle sert : je suis particulièrement fier des actions menées, en interne, en faveur de l’égalité et de la diversité, qui ont débouché sur une double labellisation et la signature d’un accord professionnel très ambitieux sur l’égalité homme-femme. Trois sections du Conseil d’État sont présidées par des femmes, et cinq cours administratives d’appel sur neuf. Le mouvement n’est bien sûr pas achevé, mais il est en marche. J’ai également pris beaucoup d’initiatives pour que les membres, les magistrats et les agents soient mieux accompagnés dans leurs carrières, plus impliqués dans la construction de l’avenir de la juridiction administrative.

La rédaction : Avez-vous un regret ?

Bruno Lasserre : Nous avons encore des difficultés à appréhender la demande de justice : pourquoi progresse-t-elle, quels sont ses déterminants, pourquoi fluctue-t-elle d’une année sur l’autre, d’une juridiction à l’autre ? Or répondre à ces questions est fondamental pour mieux anticiper et mieux piloter les juridictions administratives. Je note que ce sera notamment l’un des axes de travail du nouvel Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) qui vient d’être créé à l’initiative des quatre cours supérieures françaises et du ministère de la Justice.

Je regrette également que les recommandations que nous avons formulées dans notre étude visant à simplifier et fluidifier le contentieux des étrangers n’aient pas encore été traduites en droit. Je me suis battu pour que le gouvernement s’en empare, mais la fin de la législature n’y était pas propice. Ce sera certainement un chantier du prochain quinquennat.

La rédaction : La crise sanitaire a provoqué une multiplication des ordonnances de l’article 38 de la Constitution. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel comme le Conseil d’État ont fait évoluer leur contrôle sur ces actes. Pensez-vous qu’on ait atteint aujourd’hui un point d’équilibre ?

Bruno Lasserre : Déterrer la hache de guerre n’aurait servi à rien : nous avons donc pris acte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Surtout, dans notre décision Fédération CFDT finances, nous avons défini un régime contentieux des ordonnances non ratifiées qui renforce leur contrôle juridictionnel et accroît la protection de l’État de droit. Les justiciables disposent dorénavant d’un outil supplémentaire, la question prioritaire de constitutionnalité, qu’ils peuvent mobiliser devant le juge naturel des ordonnances, qui reste le Conseil d’État. Notre décision offre à cette fin un cadre clair, efficace et ordonné. Nous avons joué fair-play, en mettant toute aigreur de côté et en considérant que la seule chose qui compte, c’est l’intérêt des justiciables.

La rédaction : Ces dernières années ont aussi été marquées par des secousses dans le dialogue du Conseil d’État avec la Cour de justice de l’Union européenne, secousses qui ne sont peut-être pas terminées… Comment le dialogue des juges en Europe peut-il être amélioré ?

Bruno Lasserre : Le dialogue des juges existe et il fonctionne bien, car nous entretenons avec la Cour de justice l’Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) des relations de confiance et de franchise réciproques. Nous avons ainsi multiplié les rencontres et les échanges : ce trimestre encore, nous sommes allés à Strasbourg et à Luxembourg pour discuter avec nos homologues. En nous disant, en toute amitié, ce que nous pensions de la jurisprudence et de ses évolutions.

Je n’ai à cet égard jamais caché qu’à mon sens, la décision de la CJUE du 4 octobre 2018, qui reprochait à la France un « manquement juridictionnel », du fait notamment de l’absence de renvoi préjudiciel dans une affaire relative au précompte mobilier, aurait pu être évitée. Je rappelle que, dans cette affaire, le Conseil d’État avait déjà posé une question préjudicielle et disposait de la grille de lecture que lui avait fournie la Cour. Je ne me suis jamais non plus privé de dire très nettement que, selon moi, la jurisprudence CILFIT, qui date de 1982, a fait son temps : les juridictions nationales assument aujourd’hui pleinement leur rôle de juges de droit commun du droit de l’Union ; nous sommes de ce point de vue à l’âge de la maturité, et je regrette que la Cour n’ait pas fait évoluer ses critères dans son récent arrêt Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi. Les ouvertures de l’avocat général Bobek illustraient pourtant le décalage qui existe aujourd’hui entre la théorie et la pratique de la question préjudicielle, qui permet notamment, de manière réaliste, de ne pas submerger la CJUE de saisines trop nombreuses. Les juges nationaux contribuent autant que la Cour à la construction du droit européen et je pense qu’ils ne devraient plus avoir au-dessus de la tête cette épée de Damoclès quelque peu rouillée.

Notre décision French Data Network est empreinte de cet esprit de dialogue et de conciliation, elle témoigne de notre volonté de construire, avec la Cour, un droit de l’Union protecteur mais aussi réaliste. Nous avons ainsi clairement refusé l’affrontement auquel nous appelait le gouvernement, en excluant d’emblée le contrôle de l’ultra vires, qui aurait envoyé un signal désastreux. Notre responsabilité, c’est de faire converger les ordres national et européen, pas de les opposer : c’était le sens de la jurisprudence Arcelor, et c’est celui de notre décision, qui prolonge la théorie de l’équivalence des garanties en disant que c’est seulement lorsqu’une exigence constitutionnelle ne trouve pas son équivalent dans l’ordre européen et qu’une norme européenne telle qu’interprétée par la Cour laisserait inappliquée ou ineffective cette exigence que le juge national doit faire prévaloir la règle interne. Mais l’utilisation de cette contre-limite, qui vise à répondre à l’aporie normative inhérente à la construction européenne, où coexistent des ordres juridiques entremêlés mais autonomes, doit rester exceptionnelle : c’est une arme de dissuasion à laquelle le juge ne doit recourir qu’en ultime recours. L’assemblée du contentieux a donc tout fait pour réconcilier le régime national relatif à la conservation des données de connexion et le droit de l’Union. Nous y sommes parvenus en élaborant une décision qui dessine un équilibre raisonnable entre les exigences contradictoires tenant, d’une part, à l’efficacité de la garantie de l’ordre public, d’autre part, à la protection des droits et libertés. Des efforts similaires nous ont permis, dans notre récente décision Bouillon, de réconcilier cette fois-ci la conception française de l’état militaire et le droit européen en matière de temps de travail. Gardons toutefois à l’esprit que, dans ces deux cas, les ferments de la discorde reposaient dans des textes obsolètes ou mal négociés. Or est-ce bien au juge de réparer de tels textes ?

La rédaction : Quels sont, à votre sens, les arrêts les plus importants rendus sous votre présidence ?

Bruno Lasserre : Il y a, en premier lieu, ceux que je viens d’évoquer, qui renforcent l’articulation des droits interne et européen, mais aussi international, comme dans les affaires Société Super coiffeur, sur la manière dont le juge administratif doit appréhender les réserves d’un traité, et Américains accidentels, sur la conciliation d’un traité avec le droit de l’Union.

Il y a, en deuxième lieu, toutes les décisions qui ont fait progresser la garantie des droits, ce qui a été une volonté constante de l’assemblée. Ainsi la décision Mme Le Pen, qui a sensiblement élargi le domaine du contrôle juridictionnel des actes de droit souple défini par la jurisprudence Fairvesta et Numéricable : l’accès au juge en sort renforcé et l’office du juge mieux adapté aux évolutions des pratiques administratives. Avec notre décision Graner, c’est le droit des chercheurs à accéder aux archives publiques qui a été renforcé. Nous avons aussi créé des droits, comme avec la décision Société Paris Clichy, qui a défini un nouveau régime de responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles. Je pense aussi à notre décision président de l’AMF, tout entière guidée par le souci d’accroître la sécurité juridique, pour les entreprises qui transigent mais aussi pour les autres, qui gagnent à ce que le régulateur les oriente en prenant publiquement position sur les questions les plus délicates.

L’assemblée du contentieux a enfin anticipé les contentieux de demain : ainsi, la décision Les Amis de la Terre, qui a complété le régime des astreintes en vue des contentieux de l’exécution qui risquent de survenir en matière climatique et environnementale. Ce qui n’a pas manqué d’arriver avec l’irruption du contentieux climatique devant le juge administratif et la décision Grande-Synthe, qui a trouvé écho dans celle rendue par le tribunal administratif de Paris dans l’« affaire du siècle ». Pour rester en prise avec les grands défis auxquels nous faisons face collectivement, l’office du juge doit constamment évoluer. Derrière le climat, la bioéthique, la dette aussi, la grande question qui émerge est celle des droits des générations futures : nous devons y réfléchir dès aujourd’hui.

Toutes ces évolutions ont été menées en parfaite entente avec Jean-Denis Combrexelle puis Christophe Chantepy, qui se sont succédé à la tête de la section du contentieux. Je veux saluer ici leur engagement et leur vision de l’office du juge, ambitieuse mais en même temps ancrée dans le réel.

La rédaction : Le Premier ministre vient d’inaugurer la neuvième cour administrative d’appel, celle de Toulouse. La couverture du territoire par les juridictions administratives est-elle aujourd’hui satisfaisante ?

Bruno Lasserre : La création de cette neuvième cour est la première chose que j’ai demandée lorsque j’ai pris mes fonctions, et je tiens à rendre hommage à Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, dont le soutien a été total. Depuis 1987, les cours ont été créées progressivement. Celle de Toulouse permet à la fois de rééquilibrer les charges entre les cours de Bordeaux et Marseille, et de rapprocher les justiciables et les administrations de leur juge d’appel. Ces mêmes objectifs m’ont aussi encouragé à demander que soient redessinés les ressorts des cours de Paris, Versailles et Nantes : le gouvernement m’a écouté et je m’en félicite.

S’agissant des cours, il faut être clair : elles jouent un rôle essentiel pour apaiser les tensions que la première instance n’a pas tout à fait éteintes, elles participent pleinement à l’élaboration de la jurisprudence et elles permettent au juge de cassation d’exercer sereinement son office. Sans elles, la juridiction administrative ne pourrait pas exercer aussi efficacement ses missions. C’est pourquoi je me suis toujours opposé à la floraison des initiatives législatives visant, au prétexte erroné d’accélérer le traitement des requêtes, à contourner le filtre de l’appel.

La rédaction : Une tribune récente publiée par Le Monde dénonce la grande misère de la justice judiciaire. La juridiction administrative n’en est certes pas au même niveau. Néanmoins, les syndicats de magistrats administratifs dénoncent la charge de travail et demandent l’augmentation des effectifs. Que leur répondez-vous ?

Bruno Lasserre : Le cri de détresse des magistrats judiciaires est inquiétant et j’y suis sensible. La juridiction administrative n’est heureusement pas dans la même situation. J’en veux pour preuve la manière dont nous avons fait face à la crise sanitaire, qui doit beaucoup au virage numérique que nous avons pris il y a plus de dix ans et, surtout, à la mobilisation exceptionnelle des chefs de juridiction, des magistrats, des agents de greffe, que je salue chaque fois que je rends visite à une juridiction.

Ceci étant dit, j’ai accordé la plus grande attention aux conditions de travail dans les tribunaux et les cours. Je me suis rendu chaque mois dans les juridictions afin de rencontrer les magistrats et les agents de greffe, de voir comment ils travaillent et de prendre le pouls de la juridiction. J’ai également beaucoup échangé avec les syndicats, qui jouent un rôle essentiel dans notre ordre de juridiction. Le dialogue social est crucial et je me réjouis que nous ayons su discuter de façon si ouverte et fructueuse.

Ceci m’a déterminé à prendre à bras le corps les sujets les plus urgents et les plus sensibles. Celui de la charge de travail notamment. L’accroissement du contentieux est réel et les magistrats se trouvent pris en tenaille entre, d’un côté, des contentieux de masse aux enjeux humains très lourds – ceux des étrangers ou des politiques sociales – et, de l’autre, des contentieux à forte densité juridique, comme en matière de fiscalité, de contrats, d’urbanisme, d’environnement. Le numérique et le télétravail favorisent quant à eux le brouillage entre vies professionnelle et familiale. Le baromètre social lancé au début de l’été, après un premier en 2017, montre à cet égard une très grande fierté d’appartenir à la juridiction administrative, mais aussi une vraie préoccupation sur la charge de travail. J’ai voulu y répondre et j’ai donc missionné un groupe de travail qui sera présidé par Christophe Devys afin d’objectiver les facteurs qui affectent cette charge de travail. Il sera assisté par un prestataire spécialisé qui l’aidera à établir un diagnostic affiné de la situation, pour en tirer ensuite les conséquences qui s’imposent.

Je me suis également battu, année après année, pour obtenir des créations de postes. Ainsi, pour l’année 2022, huit postes de président et plusieurs de magistrats vont être créés. Nous travaillons également sur la question de la rémunération : grâce à deux dotations budgétaires exceptionnelles, l’écart avec les magistrats financiers a déjà été comblé. Reste la question de l’écart avec les administrateurs de l’État : j’ai beaucoup insisté sur ce point auprès du Premier ministre, dont nous attendons l’arbitrage. C’est la condition pour maintenir l’attractivité de la juridiction administrative.

La rédaction : Vous n’avez pas dissimulé les inquiétudes que vous inspirait la réforme de l’encadrement supérieur de l’État. À quelques jours de son entrée en vigueur, quelles seront ses conséquences pour le Conseil d’État et les juridictions administratives ?

Bruno Lasserre : Je suis un réformateur. Dans les télécoms ou à l’Autorité de la concurrence, je ne me suis jamais satisfait du statu quo. Et j’ai toujours adhéré à l’idée qu’une réforme de la haute fonction publique était bienvenue, parce qu’elle doit davantage refléter la diversité de la société et qu’il y a beaucoup à faire pour améliorer la formation initiale et continue des hauts fonctionnaires, mieux construire leurs carrières, mieux les accompagner dans une vie professionnelle de plus en plus longue. Mais aussi pour mieux satisfaire les besoins de l’État, qui ont beaucoup évolué depuis soixante-dix ans. À cet égard, je regrette que cette réforme n’ait pas été précédée d’une véritable évaluation des forces et des faiblesses du modèle de recrutement et de formation de la haute fonction publique, bref, que manque une vision d’ensemble cohérente et ancrée dans l’histoire.

Je ne me suis donc pas opposé au principe d’une réforme, mais j’ai scrupuleusement veillé à ce qu’elle ne remette pas en cause nos valeurs les plus fondamentales. La première de ces valeurs, c’est l’indépendance. Nous ne pouvons être juges et conseillers que si la carrière de nos membres ne dépend pas de ceux dont nous jugeons les décisions. C’était cardinal.

La deuxième, c’est la jeunesse. Le vrai trésor du Conseil d’État, c’est sa « verte jeunesse ». Je crois profondément que notre force tient à ce que nous sommes une institution où se côtoient toutes les générations, où les jeunes jouent un rôle considérable, notamment au contentieux où ils prennent les dossiers les plus difficiles. Cette jeunesse est importante pour rester en phase avec la société que nous servons ; car elle nous secoue, nous force à évoluer, en quelque sorte à ouvrir nos fenêtres au vent frais d’une société qui bouge. Le Conseil d’État ne serait pas ce qu’il est si, sur un certain nombre de sujets – je pense au numérique, à la bioéthique, à l’environnement, etc. –, les jeunes ne nous avaient pas bousculés. Le Conseil d’État ne doit pas devenir une institution de débouché, que l’on rejoindrait en fin de carrière pour ne plus en sortir.

La troisième valeur que j’ai défendue, c’est l’ouverture. Les membres et les magistrats doivent sortir, se projeter à l’extérieur pour comprendre comment fonctionne l’administration. Un arbitre de football qui n’a jamais joué au football peut-il être vraiment légitime ? C’est un peu pareil pour le juge administratif : il faut qu’il comprenne les enjeux de l’action publique, ses contraintes, qu’il mesure les difficultés qu’il y a souvent à décider. Tout cela s’apprend sur le terrain. Et, contrairement à ce que l’on entend trop souvent, cette familiarité rend le juge administratif d’autant plus exigeant envers l’administration. C’est elle qui nourrit souvent son audace.

Je me réjouis que cette réforme préserve ces valeurs, pour l’ensemble de la juridiction administrative. Je me suis à cet égard beaucoup battu pour les tribunaux et les cours, qui en sortent, je le crois, renforcés. Les deux voies de recrutement sont maintenues et le corps des TACAA devient le seul, avec celui des chambres régionales des comptes, à rester directement accessible à la sortie de l’école, à côté des administrateurs de l’État : son identité et son prestige s’en trouvent rehaussées. Sur les nouvelles obligations de mobilité, j’ai déjà dit que si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais plutôt agi par la voie de l’incitation. Ceci dit, elles favoriseront l’ouverture que je viens d’évoquer et le secrétariat général du Conseil d’État est déjà au travail pour aider les magistrats à trouver des postes enrichissants, notamment en province. C’est un défi que nous saurons relever.

La rédaction : Pourquoi avez-vous souhaité anticiper la réforme en lançant, dès 2021, le recrutement de deux auditeurs selon les nouvelles modalités ?

Bruno Lasserre : Le Conseil d’État a la particularité de ne pas maîtriser les flux qui commandent son activité. Nous sommes saisis d’environ 10 000 requêtes par an : nous devons les juger. Idem pour les 1 300 textes que nous devons examiner chaque année. D’autres institutions peuvent décider de concentrer leur action en fonction de leurs moyens. Ce n’est pas notre cas et nous sommes tenus d’absorber ces flux avec le même soin et la même excellence. C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à recruter dès maintenant deux auditeurs supplémentaires pour compenser la diminution du nombre de ceux qui nous ont rejoints cette année à la sortie de l’ENA.

Mais nous avons aussi voulu nous préparer aux conséquences de la réforme sur nos modalités de recrutement. Depuis 1945, le Conseil d’État n’avait paradoxalement pas la maîtrise de ses recrutements : à la sortie de l’ENA, ce sont les élèves qui nous choisissaient, pas nous. Et les nominations aux tours extérieurs relevaient d’une prérogative du gouvernement, même s’ils étaient soumis à l’avis du vice-président et que, en tout cas pendant mon mandat, je n’ai eu qu’à me féliciter des renforts qui nous sont arrivés par cette voie.

Je ne condamne pas ce système parce qu’il nous a apporté l’excellence, la jeunesse. Mais la réforme nous donne des marges de manœuvre nouvelles en matière de politique RH. C’est le vice-président qui, dorénavant, dans le respect des règles budgétaires, définira le nombre de postes ouverts par les différentes voies. Le choix des profils dépendra en grande partie de nos besoins. J’ai souhaité que nous puissions commencer à bâtir dès maintenant notre nouvelle politique de recrutement.

Toutes les voies de recrutement ont été modifiées, à l’exception de l’intégration de magistrats administratifs, pour laquelle la réforme augmente à au moins deux le nombre de premiers conseillers qui rejoindront chaque année le Conseil d’État. L’auditorat ne sera plus un grade mais un emploi. Un comité de sélection – qui a déjà été mis en place – composé de deux membres du Conseil d’État et deux personnalités extérieures émettra un avis sur le recrutement des auditeurs, qui seront soumis à une période probatoire de trois ans avant d’être intégrés, sur avis d’un comité d’intégration chargé de statuer sur l’apprentissage réussi des métiers contentieux et consultatif. Les prérogatives du gouvernement, quant à elles, se rétractent : le tour extérieur au grade de maître des requêtes disparaît et il est fortement réduit au grade de conseiller d’État. Une nouvelle voie est enfin créée qui nous permettra d’accueillir des talents parmi les professions du droit ou ceux qui ont réussi dans une carrière administrative.

La réforme fait donc cohabiter toute une série de voies de recrutement au travers desquelles le Conseil d’État pourra construire une véritable politique RH, à condition de maintenir la cohérence de chacune de ces voies. Cette réforme va aussi tester notre attractivité. Il va falloir convaincre les profils dont nous avons besoin de nous rejoindre : des forts potentiels qui ont le goût du droit mais aussi l’envie de s’engager dans l’action publique. Nous sommes prêts.

La rédaction : Quel conseil donneriez-vous à votre successeur ?

Bruno Lasserre : Je lui dirai de faire vivre cette maison en conservant ses valeurs. Celles que j’ai déjà évoquées, mais aussi l’unité et la collégialité. J’ai été frappé de voir combien la juridiction administrative est une institution unie, solidaire, dans les peines et dans les joies. Les liens que le Conseil d’État entretient avec les cours et les tribunaux sont absolument essentiels : il faut les préserver et les nourrir en favorisant toujours plus le dialogue. J’ai également chaque jour chéri et protégé notre collégialité, qui est inscrite dans notre ADN. Toutes nos décisions, tous nos avis résultent d’échanges où l’on s’enrichit du point de vue des autres. Savoir travailler de cette manière est si précieux…

Et puis, je lui dirai d’avoir confiance en l’avenir.

 

Propos recueillis par Emmanuelle Maupin et Marie-Christine de Montecler

Bruno Lasserre

Ancien élève de l’École nationale d’administration, promotion « Pierre Mendès France », Bruno Lasserre a notamment fait carrière au Conseil d’État et dans plusieurs ministères. Président du Conseil de la concurrence puis de l'Autorité de la concurrence de 2004 à septembre 2016, il a succédé à Jean-Marc Sauvé en mai 2018 à la vice-présidence du Conseil d’État.