Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Commissions d’enquête parlementaire et poursuites pénales relatives à la gestion de la crise du covid-19 : comment les unes risquent d’influer sur les autres ?

À l’heure où les annonces de futures commissions d’enquête parlementaire et de plaintes contre certains membres de l’exécutif et des responsables d’administration se multiplient, il est légitime de se demander si la concomitance de ces initiatives est conciliable tant le risque que les unes influencent les autres apparaît important et ce, alors même que leurs objectifs sous-jacents diffèrent : certes, commissions d’enquête parlementaire comme poursuites pénales chercheront à faire la lumière sur les possibles défaillances dans la gestion de la crise du covid-19. Toutefois, si les premières tenteront d’en tirer les leçons pour l’avenir, les secondes auront pour principal but, le cas échéant, d’en réprimer les auteurs.

En outre, alors que les commissions d’enquête parlementaire relèvent du pouvoir législatif, les poursuites pénales, elles, sont l’apanage de l’autorité judiciaire. Or, en application du principe de la séparation des pouvoirs édicté à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’un n’est pas censé influencer l’autre.

Pour preuve, l’article 6.I de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires précise qu’« Il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Si une commission a déjà été créée, sa mission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d’enquêter. »

À cet égard, selon un avis du garde des Sceaux datant de 1972, la notion de « poursuites judiciaires » au sens de l’article 6 de l’ordonnance susvisée vise exclusivement une procédure pénale diligentée par le ministère public, c’est-à-dire une enquête préliminaire ou une information judiciaire1.

Par conséquent, si des plaintes déposées à l’encontre de responsables d’administration devaient donner lieu à l’ouverture d’enquêtes préliminaires ou si celles déposées auprès de la commission des requêtes près la Cour de justice de la République à l’encontre de membres de l’exécutif devait aboutir à l’engagement de poursuites2, il serait alors en théorie impossible aux parlementaires de créer des commissions d’enquête portant sur les mêmes faits.

Néanmoins, toujours selon le même avis du Garde des Sceaux, lorsqu’une commission d’enquête parlementaire a déjà été créée, elle peut continuer ses travaux même si une enquête préliminaire, portant sur les mêmes faits, a été ouverte. En revanche, la mission de cette commission d’enquête doit prendre fin dès l’ouverture d’une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d’enquêter.

Tout ne serait donc qu’une question de timing…

Encore que, la riche histoire des commissions d’enquête parlementaire sous la Ve République montre que l’existence de poursuites judiciaires ne constitue pas un obstacle dirimant à la création de commissions d’enquête parlementaire mais seulement un élément venant circonscrire les travaux de ces commissions d’enquête qui ne peuvent dès lors pas porter sur les faits dont est saisie l’autorité judiciaire.

Or, à ce titre, il appartient au Parlement de déterminer lui-même si les poursuites judiciaires dont il a connaissance constituent ou non un obstacle à la création d’une commission d’enquête ou à la poursuite de tout ou partie de ses travaux3.

La coexistence de commissions d’enquête parlementaire et de poursuites pénales liées à la gestion de la crise du covid-19 devrait donc être possible même s’il ne fait aucun doute que les nombreux chefs d’infraction pour lesquels des enquêtes judiciaires pourraient être ouvertes (mise en danger de la vie d’autrui, non-assistance à personnes en danger, homicides involontaires, etc.) et les divers éléments que les commissions d’enquête parlementaire seront amenées à examiner (disponibilité des masques, maintien des élections municipales, timing du confinement, etc.) donneront lieu à des débats sur l’identité ou non entre les faits sur lesquels les travaux des commissions d’enquête porteront d’une part, et ceux dont seront saisis l’autorité judiciaire4, d’autre part.

Dans ce contexte, et sans qu’il soit ici question de plaider le bien-fondé des unes ou des autres, on peut s’interroger sur les conséquences d’une telle coexistence sur les poursuites pénales qui seront engagées.

Les pouvoirs des commissions d’enquête parlementaire susceptibles d’influencer les poursuites judiciaires…

Outre la célérité de leurs travaux, imposée par leur durée de vie limitée à six mois, les commissions d’enquête parlementaire se caractérisent également par d’importants pouvoirs d’investigation qui pourraient, le cas échéant, avoir des répercussions sur les poursuites judiciaires liées à la gestion de la crise du covid-19.

En effet, l’article 6.II de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 prévoit notamment que « Toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée […] elle est entendue sous serment. Elle est, en outre, tenue de déposer, sous réserve des dispositions des articles 226-13 et 226-14 du code pénal »5.

À cet égard, l’article 6.III de ladite ordonnance précise que « La personne qui ne comparaît pas ou refuse de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende […] En cas de faux témoignage ou de subornation de témoin, les dispositions des articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal sont respectivement applicables »6.

Alors certes, de telles poursuites sont exercées à la requête du président de la commission d’enquête parlementaire et, en pratique, sont rares. Toutefois, des poursuites, notamment pour faux témoignage, ont déjà été exercées et ont pu aboutir à des condamnations.

Dès lors, en cas de coexistence de commissions d’enquête parlementaire avec des poursuites judiciaires liées à la gestion de la crise du covid-19, si les personnes convoquées aux fins d’être auditionnées par lesdites commissions d’enquête pourraient en théorie refuser de répondre à ces convocations au motif de l’existence de poursuites judiciaires portant sur les mêmes faits, elles s’exposeraient dans ce cas à des poursuites exercées à l’initiative du président de la commission d’enquête parlementaire.

Or, compte tenu de la pression médiatique et des attentes de l’opinion qui entoureront ces probables commissions d’enquête parlementaire, le risque que les présidents de ces commissions initient de telles poursuites ne peut être écarté.

Partant de ce postulat, il est donc fort probable que les personnes qui seront convoquées aux fins d’être auditionnées par les commissions d’enquête parlementaire préféreront déférer à leur convocation et répondre – sous serment – aux questions posées par les membres de ces commissions.

Dans cette hypothèse, les dépositions des personnes auditionnées pourraient avoir des conséquences sur les poursuites judiciaires en cours puisque le serment impose de dire la vérité et peut donc amener les personnes interrogées à révéler des faits pénalement répréhensibles qui pourraient nourrir les poursuites judiciaires en cours.

En effet, rappelons qu’en principe, l’article 6.IV de l’ordonnance de 1958 dispose que « Les auditions auxquelles procèdent les commissions d’enquête sont publiques. Les commissions organisent cette publicité par les moyens de leur choix ». En conséquence, enquêteurs, magistrats, et avocats ne manqueraient pas d’utiliser dans le cadre des poursuites pénales les propos tenus par les personnes auditionnées dans le cadre des commissions d’enquête.
Il est certain que de telles passerelles entre les commissions d’enquête parlementaire et les poursuites pénales permettraient à ces dernières d’être plus efficaces car plus transparentes et plus rapides.

…Et de vider de leur substance le droit de se taire et de ne pas s’auto-incriminer…

Néanmoins, ce faisant, les personnes auditionnées dans le cadre des commissions d’enquête pourraient être amenées à s’auto-incriminer devant celles-ci sans pouvoir ensuite revenir sur la teneur de leur propos dans le cadre des poursuites judiciaires dont ils pourraient en parallèle être la cible puisque ces propos auront été tenus sous serment et seront donc considérés comme relatant la vérité.

Une situation absconse loin d’être théorique puisque relevée par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Corbet c/ France en 2015. La Cour considère ainsi que l’obligation de déposer devant une commission d’enquête parlementaire constitue une « coercition » et en déduit que « l’utilisation dans la procédure pénale dirigée contre les requérants des déclarations qu’ils ont faites sous cette contrainte devant la commission parlementaire d’enquête pose donc une question quant au respect de leurs droits de se taire et de ne pas contribuer à leur propre incrimination » et que « l’impossibilité pour les personnes appelées à comparaître devant une telle commission d’invoquer le respect de ces droits pour éviter de répondre à des questions qui pourraient les conduire à s’auto-incriminer est en soi problématique au regard de l’article 6, § 1, de la Convention »7.

À cet égard, selon la Cour de Strasbourg, « pour rechercher si une procédure a anéanti la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination », il faut examiner « la nature et le degré de la coercition, l’existence de garanties appropriées dans la procédure et l’utilisation qui est faite des éléments ainsi obtenus »8.

Or, on voit mal comment la menace d’une sanction pénale en cas de refus de déposer ou de prêter serment ne viderait pas de leur substance, dans ces circonstances, le droit de se taire et de ne pas s’auto-incriminer9.

…À moins que les commissions d’enquête parlementaire n’agissent dans le cadre du secret

L’influence des commissions d’enquête parlementaire sur les procédures judiciaires pourrait cependant être atténuée à condition que ces commissions fassent exception à la publicité des auditions comme l’ordonnance du 17 novembre 1958 les y autorise.

En effet, l’article 6.IV de ladite ordonnance, après avoir posé le principe de la publicité des auditions menées par les commissions d’enquête parlementaire, précise que « Toutefois, elles peuvent décider l’application du secret ». Ce secret, les personnes auditionnées par les commissions d’enquête parlementaire pourraient en solliciter l’application afin d’être entendues à huis clos compte tenu, le cas échéant, de l’existence de poursuites judiciaires en cours.

De surcroît, cette même disposition précise également que « L’assemblée intéressée peut décider, par un vote spécial et après s’être constituée en comité secret de ne pas autoriser la publication de tout ou partie du rapport d’une commission d’enquête. »

Par ce biais, peut-être critiquable à une ère où la transparence est devenue la règle, les objectifs respectifs des commissions d’enquête parlementaire d’une part, et des poursuites judiciaires d’autre part, pourraient être atteints sans que le pouvoir législatif ne vienne influencer le cours de la Justice, dans le respect du principe de séparation des pouvoirs.

Quoiqu’il en soit, compte tenu de la probable création de commissions d’enquête parlementaire et de l’ouverture de poursuites pénales en parallèle, les protagonistes de la gestion de la crise du covid-19 devront être prêts à se défendre sur plusieurs fronts – tant politiques, médiatiques que judiciaires – comme lors du scandale du « sang contaminé » qui avait abouti à plusieurs condamnations par les juridictions de droit commun mais aussi à la mise en cause de trois anciens membres de l’exécutif devant la Cour de justice de la République.

 

1. E. Vallet, Les commissions d’enquête parlementaires sous la Cinquième République, RFDC 2003/2 (n° 54), p. 249.
2. Loi organique n° 93-1252 du 23 nov. 1993 sur la Cour de justice de la République.
3. Préc note n° 1.
4. S’agissant de membres de l’exécutif : la commission d’instruction de la Cour de justice de la République sera le cas échéant chargée de procéder à tous les actes qu’elle juge utiles à la manifestation de la vérité selon les règles édictées par le code de procédure pénale (préc. note n° 2).
5. Dispositions du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.
6. 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende.
7. CEDH 19 mars 2015, n° 7494/11, Corbet c/ France, § 33, Constitutions 2015. 208, chron. P. Bachschmidt . Toutefois, dans cette affaire, la Cour de Strasbourg avait conclu que « Les requérants n’ayant pas établi que l’utilisation, dans la procédure pénale dont ils étaient l’objet, des déclarations qu’ils avaient faites devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou les peines prononcées, cette partie de la requête est manifestement mal fondée » (§ 38).
8. CEDH 10 mars 2009, Bykov c/ Russie, § 92.
9. V. en ce sens, CEDH 14 oct. 2012, Brusco c/ France, § 52 et CEDH 13 sept. 2016, Ibrahim et autres c/ Royaume-Uni, § 267, D. 2016. 1862, obs. C. de presse ; RSC 2017. 130, obs. J.-P. Marguénaud .