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Le droit en débats

Contentieux de la Dépakine : mise en lumière de la cause d’exonération du producteur

À propos de l’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation, le 27 novembre 2019.

Les médicaments présentent, par nature, des effets indésirables, de sorte que leur mise sur le marché implique préalablement une analyse du rapport entre le bénéfice qui en est attendu et les risques liés à leur utilisation, rapport qui doit être réévalué régulièrement. Ces effets indésirables sont définis par le code de la santé publique comme « une réaction nocive et non voulue à un médicament » ou, lorsqu’ils sont graves, comme « un effet indésirable létal, ou susceptible de mettre la vie en danger, ou entraînant une invalidité ou une incapacité importantes ou durables, ou provoquant ou prolongeant une hospitalisation, ou se manifestant par une anomalie ou une malformation congénitale » (CSP, art. R. 5121-152, 1° et 2°).

L’existence de ces effets indésirables ne rend donc pas de facto les produits de santé défectueux au sens l’article 1245-3 du code civil, selon lequel un produit est défectueux lorsqu’il n’offre pas « la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre ». Il s’agit en effet d’une appréciation in abstracto de la sécurité, au regard de ce qui est légitimement attendu. Or cette attente repose très largement sur la notice de présentation du produit et d’information sur celui-ci.

La notice est ainsi devenue un élément déterminant dans la caractérisation de la défectuosité des produits de santé (Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 16-14.952, affaire dite du « vaccin contre l’hépatite B ») : l’effet indésirable connu n’est pas en tant que tel constitutif d’un défaut intrinsèque du produit, mais, s’il n’a pas été mentionné dans la notice, ce défaut d’information manifeste un défaut extrinsèque du produit.

Le médicament dont la notice ne mentionne pas ses effets tératogènes connus d’une particulière gravité est défectueux

Ce principe, désormais bien connu, a fait l’objet d’une récente application dans l’affaire dite de la « Dépakine » qui a donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation le 27 novembre 2019 (Civ. 1re, 27 nov. 2019, n° 18-16.537, D. 2019. 2297 ). Mais, et c’est là l’intérêt principal de cet arrêt, la Cour casse la décision d’appel en reprochant aux juges du fond de n’avoir pas répondu aux conclusions de la société Sanofi qui invoquait, pour s’exonérer, les dispositions de l’article 1245-10, 5°, du code civil, au motif que la notice de la Dépakine était conforme aux règles impératives édictées par l’autorité compétente.

En l’espèce, une femme souffrant d’épilepsie était traitée par Dépakine, médicament produit par la société Sanofi-Aventis France. Envisageant une grossesse, il lui avait été conseillé de poursuivre ce traitement accompagné de la prise d’un autre médicament. Le 24 novembre 2002, elle a donné naissance à un enfant présentant un syndrome malformatif général, caractérisé, notamment, par des anomalies des membres supérieurs et une microphtalmie. Un collège d’experts, désigné en référé, a déposé un rapport le 22 mai 2011 qui conclut aux effets tératogènes de la Dépakine et attribue l’origine des malformations de l’enfant au médicament.

Après avoir constaté que les nombreux effets tératogènes du valproate de sodium, principe actif composant la Dépakine, et notamment les cas de malformation des membres, avaient été régulièrement mentionnés dans la littérature médicale entre 1986 et 1995, l’arrêt d’appel relève que la notice du médicament indique seulement « En cas de grossesse ou de désir de grossesse, prévenez votre médecin. En effet, votre traitement devra éventuellement être adapté et une surveillance particulière devra être mise en route. Au moment de la naissance, une surveillance attentive du nouveau-né sera nécessaire. Prévenez votre médecin de la prise de ce médicament si vous souhaitez allaiter », sans contenir d’information sur l’existence d’un risque tératogène d’une particulière gravité. La cour d’appel d’Orléans en avait déduit que le médicament était défectueux et la Cour de cassation approuve sans surprise ce raisonnement.

Elle rejette, ce faisant, le moyen du pourvoi du laboratoire pharmaceutique qui soulevait, notamment, que les effets tératogènes du médicament étaient toutefois indiqués dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP) et la notice, annexé à l’autorisation de mise sur le marché (AMM) délivrée par l’Autorité de santé.

Dans la caractérisation de la défectuosité du médicament, les juges doivent donc s’attacher uniquement au contenu de la notice portée à la connaissance de l’utilisateur du produit et à son exhaustivité au regard des risques connus d’effets indésirables.

La question de la conformité de la notice aux règles impératives de l’autorité compétente

Cependant, pour s’exonérer de sa responsabilité, la société Sanofi invoquait les dispositions de l’article 1245-10 du code civil et en particulier les 4° et 5°, lesquels prévoient que le producteur est responsable de plein droit à moins qu’il ne prouve « que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut » ou « que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives d’ordre législatif ou réglementaire ».

Sur le premier point, la cour d’appel d’Orléans avait considéré qu’au regard de la littérature médicale antérieure à la mise en circulation du produit, la société Sanofi n’établissait pas que l’état des connaissances médicales ne permettait pas d’appréhender le risque en question et de communiquer de manière adéquate à ce sujet.

En revanche, la cour d’appel ne semblait pas répondre aux conclusions de la société Sanofi fondées sur l’article 1245-10, 5°, du code civil et qui reposaient sur le fait que la « notice patient » avait été rédigée sous le strict contrôle de l’Autorité de santé. C’est sur ce point que l’arrêt d’appel est sanctionné, au visa de l’article 455 du code de procédure civile.

Selon la Cour de cassation, « en statuant ainsi, sans répondre aux conclusions de la société Sanofi, qui soutenait, sur le fondement de l’article 1386-11, 5° (nouv. art. 1245-10-5°), du code civil, qu’à la date de la prise du médicament par Mme Y, sa présentation dans les documents d’information, et notamment la notice, était conforme aux règles impératives édictées par l’autorité compétente, la cour d’appel n’a pas satisfait aux exigences du texte susvisé ».

La question qui devra donc désormais être tranchée par la cour d’appel de Paris, à laquelle cette affaire a été renvoyée, est en réalité double : les documents d’information de la Dépakine, et en particulier sa notice, étaient-ils conformes aux règles édictées par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), autorité compétente en la matière ? Et dans l’affirmative, ces règles étaient-elles impératives ?

S’il semble, à la lecture de l’arrêt d’appel, que la société Sanofi produisait la notice établie par l’ANSM annexée à l’AMM, et qu’elle se prévalait ainsi d’une conformité entre cette annexe réglementaire et sa « notice patient », la question essentielle sera donc de déterminer la valeur impérative du premier de ces documents.

Bien qu’elle soit prévue par l’article 1245-10 du code civil depuis l’origine, c’est-à-dire depuis la loi de transposition (L. n° 98-389, 19 mai 1998, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux) de la directive sur les produits défectueux (dir. 85/374/CEE du Conseil, 25 juill. 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux), cette cause d’exonération et les questions qu’elle pose sont assez inédites en matière de produits de santé, car cette cause d’exonération est relativement peu invoquée par les producteurs.

Elle fait toutefois écho aux récents reproches faits à l’ANSM dans les affaires très médiatisées du Lévothyrox et du Médiator, dans laquelle elle est d’ailleurs recherchée pour « homicides involontaires » aux côtés du laboratoire Servier.

Ainsi, dans l’hypothèse où la cour d’appel de Paris jugerait la notice de la Dépakine conforme aux règles impératives de l’ANSM et exonérerait le laboratoire Sanofi de sa responsabilité, la question pourrait se poser d’une action des demandeurs contre l’Autorité de santé ou de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM), après les avoir indemnisés.

Rappelons en effet que l’ONIAM, qui indemnise à l’amiable les victimes de la Dépakine, ne manquera pas de se retourner contre le responsable, qu’il s’agisse du laboratoire ou de l’Autorité de santé.