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Le droit en débats

La Cour de cassation relance le dialogue des juges sur le cumul des sanctions fiscales et pénales

Par Vincent Ollivier et Éric Planchat le 19 Novembre 2020

Il n’y a pas qu’en matière électorale que le cumul peut engendrer des difficultés. La matière fiscale, elle aussi, a été et est encore le théâtre d’une longue valse-hésitation portant sur la possibilité d’ajouter aux sanctions administratives et fiscales des condamnations pénales ainsi que, le cas échéant, sur les modalités selon lesquelles cela pouvait intervenir.

La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 21 octobre 2020, deux arrêts qui sont les derniers temps de cette danse et seront certainement à l’origine d’une définition plus précise des conditions dans lesquelles, au regard des objectifs posés par les textes internationaux et, notamment, de l’exigence de prévisibilité de la loi, ainsi que de celle de nécessité et de proportionnalité des sanctions, le cumul peut être admis.

On le sait, une telle question est intimement liée à celle du principe ne bis in idem, lequel est posé dans plusieurs conventions internationales auxquelles la France est partie.

Ce principe, qui interdit à un État de poursuivre ou de punir pénalement un individu qui aurait déjà été définitivement condamné, figure ainsi à l’article 4 du protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l’homme ainsi qu’à l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

La Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion d’indiquer que cet article n’interdisait pas que se cumulent des poursuites pénales et administratives. Elle a cependant précisé qu’il fallait pour cela que les procédures engagées se combinent de manière à former un tout cohérent, c’est-à-dire soient complémentaires, présentent entre elles un lien temporel suffisant et soient organisées de manière proportionnée et prévisible pour le justiciable (CEDH 15 nov. 2016, A et B contre Norvège, req. nos 24130/11 et 29758/11).

De la même manière, si la Cour de justice de l’Union européenne, en application des dispositions de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui disent que nul ne peut être poursuivi pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi, a, par l’arrêt Menci, du 20 mars 2018, considéré que cet article ne s’opposait pas à une réglementation nationale prévoyant des poursuites pénales pour fraude à la TVA, en dépit de l’existence d’une sanction administrative définitive de nature pénale au sens de cet article 50, elle a, elle aussi, conditionné cette double poursuite à l’existence de règles claires et précises permettant au justiciable de prévoir les actes et omissions susceptibles d’être ainsi cumulativement sanctionnés, ainsi qu’à l’existence de sanctions nécessaires et proportionnées (CJUE, gr ch., 20 mars 2018, Luca Menci, aff. C-524/15).

Or la question de la compatibilité des règles françaises définissant la possibilité de cumuler les poursuites ainsi que la nature et l’étendue des sanctions à infliger pose une sérieuse difficulté, spécialement depuis les arrêts rendus par le Conseil constitutionnel le 24 juin 2016.

Par deux décisions, rendues dans le contexte de l’application des articles 1729 et 1741 du code général des impôts, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur l’articulation des répressions fiscale et pénale (n° 2016-545 QPC et n° 2016-546 QPC) et du 23 novembre 2018 (n° 2018-745 QPC) et a considéré qu’elles étaient, par leurs finalités, complémentaires pour sanctionner la fraude fiscale, autorisant ainsi le cumul des poursuites et des sanctions.

Il a toutefois posé trois conditions à la possibilité d’un tel cumul, et c’est la seconde qui fait difficulté.

Il a ainsi jugé, s’agissant de l’application combinée de l’article 1729 et de l’article 1741 du code général des impôts, que ce dernier article, qui est celui prévoyant la poursuite et les sanctions pénales ne pouvait s’appliquer qu’aux « cas les plus graves » de fraude fiscale et a précisé que cette gravité s’appréciait au regard du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention.

En d’autres termes, le Conseil a entendu poser le principe selon lequel, pour les fraudes moins graves, le cumul était désormais prohibé.

Malheureusement, le critère retenu, même ainsi détaillé, pèche par son imprécision et avait déjà eu l’occasion d’être critiqué, quelques années auparavant.

Ainsi, à l’occasion de l’établissement du rapport d’information sur l’évaluation de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, de hauts magistrats avaient évoqué une insécurité juridique indéniable en l’absence de définition législative de la « gravité », seul critère susceptible d’entraîner un cumul des procédures administratives et pénales.

Monsieur Jean-Claude Marin avait, à cette occasion, affirmé qu’il était impossible de se satisfaire de l’état du droit tel qu’il résultait d’une précédente décision du Conseil constitutionnel, en date du 4 décembre 2013, rendue à propos de la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et qui retenait ce même critère.

Cette absence de définition législative de la « gravité » paraissait au procureur général près la Cour de cassation s’éloigner non seulement du principe de clarté de la loi, qui a valeur constitutionnelle, mais également de l’article 111-3 du code pénal posant le principe de la légalité des délits et des peines (rapport d’information sur l’évaluation de la loi n° 2013-1117 du 6 déc. 2013).

Dans le prolongement de ces inquiétudes, la cour d’appel de Dijon avait transmis à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnelle ainsi rédigée :

« Les dispositions prévues par les articles 1729 et 1741 du code général des impôts ainsi qu’elles ont été interprétées par le Conseil constitutionnel dans ses décisions en date du 24 juin 2016 (nos 2016-545 QPC et 2016-546 QPC), portent-elles atteinte à l’article 34 de la Constitution ou au principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines dès lors que le législateur s’est abstenu de définir les critères permettant d’identifier les cas les plus graves de fraude fiscale ? »

Par un arrêt du 6 mars 2019 (pourvoi n° 18-90.035) la chambre criminelle de la Cour de cassation avait refusé de transmettre cette question au Conseil constitutionnel.

C’est donc un revirement de position que matérialise l’arrêt du 21 octobre 2020 (pourvoi n° 19-81.929), qui se fonde expressément sur la décision Menci de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 mars 2018, en choisissant de saisir ladite Cour de deux questions préjudicielles visant à déterminer si, en matière de manquements à la TVA, les règles de cumul respectent le principe ne bis in idem prévu par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

La chambre criminelle très précisément, a posé les deux questions suivantes, estimant qu’au regard des règles françaises prévoyant la possibilité d’un cumul des poursuites et des sanctions, il ne pouvait être affirmé que l’application correcte des règles de l’Union s’imposait avec une telle évidence qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable.

« L’exigence de clarté et de prévisibilité des circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives en matière de TVA due peuvent faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale est-elle remplie par des règles nationales telles que celles précédemment décrites ? »

« L’exigence de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions est-elle remplie par des règles nationales telles que celles précédemment décrites ? »

Ces questions préjudicielles ne concernent, ainsi que cela a été exposé, que le cumul des sanctions fiscales et pénales applicables à la TVA.

Il est cependant envisageable que des questions similaires puissent également être posées, s’agissant de l’impôt sur le revenu.

En effet, par l’arrêt Akerberg Fransson du 26 février 2013, la Cour de justice de l’Union européenne pour conclure à l’application de la Charte des droits fondamentaux à la TVA s’est fondée sur le fait que la TVA constituait une ressource au financement de l’Union européenne.

En conséquence, on pourrait, pour étendre le champ d’application de ladite Charte, relever que les impôts directs contribuent également au financement de l’Union européenne, ce qui est le cas en France pour l’impôt sur le revenu et les contributions sociales, dès lors que le financement français de l’Union s’opère, en application de l’article 6 de la LOLF, par la technique d’un prélèvement sur recettes sur le budget général.

Par ailleurs, et dans l’hypothèse où l’on considérerait que le cumul de poursuites et de sanctions en matière d’impôt sur le revenu ne relève pas de l’application de l’article 50 de la Charte, pourrait légitimement être posée au Conseil constitutionnel une question portant sur respect du principe d’égalité devant la loi.

On voit mal, en effet, comment l’on pourrait justifier un traitement différencié des contribuables en matière de TVA par rapport à celui intéressant d’autres impôts, dès lors que, comme il a été exposé, chacune de ses impositions participe au financement de l’Union.

La question ne manquera certainement pas d’être prochainement posée si, du moins, il s’avérait que la CJUE considère que le droit français, dans son état actuel, n’est pas conforme aux dispositions de l’article 50 de la Charte.

Dans l’attente de la décision à intervenir sur ce point, il est cependant une conséquence des arrêts rendus qui va se manifester immédiatement. En effet, dès lors que la Cour de cassation a pris la décision de surseoir à statuer dans l’attente de la décision de la Cour de justice, cela impose à toutes les juridictions correctionnelles actuellement saisies de faits similaires de surseoir, elles aussi, à statuer et il peut être extrêmement pertinent pour les prévenus de former des demandes à cette fin.

Il est enfin à noter que, comme cela a été exposé, les dispositions de l’article 50 de la Charte ne sont pas seules à, potentiellement, s’opposer aux règles applicables en France. L’article 4 du protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, pose aussi des conditions à la possibilité d’un cumul des actions fiscales et pénales.

Cependant, cette limitation posée par la Cour à la possibilité du cumul ne peut être invoquée devant nos juridictions, ce en raison de la réserve émise par l’État français aux termes de laquelle seules les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale devaient être regardées comme des infractions au sens des articles 2 à 4 du protocole.

La validité de cette réserve française semble contestable si l’on s’en réfère aux décisions de la Cour européenne des droits de l’homme qui ont écarté l’application de réserves émises par d’autres États (CEDH 23 oct. 1995, Gradinger c. Autriche ; 4 mars 2014, n° 18640/18, Grande Stevens et a. c. Italie), mais, le Conseil d’État et la Cour de cassation considérant qu’il n’appartient pas au juge administratif ou judiciaire d’en apprécier la régularité (CE, ass., 12 oct. 2018, SARL Super Coiffeur, n° 408567 et Crim. 11 sept. 2019, n° 18-81.067) et le Conseil constitutionnel refusant d’interroger la Cour européenne des droits de l’homme sur sa validité (23 nov. 2018, n° 2018-745 QPC, M. Thomas T… et a.), seule la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme sera en mesure d’aboutir à une évolution de la situation.

Il est probable que, si la Cour de justice décidait de déclarer non conformes à l’article 50 les règles de cumul en matière de TVA, cela pourrait inciter des plaideurs à aller, devant cette Cour, faire d’abord écarter la réserve française pour, ensuite, tenter de voir déclarer les dispositions françaises en matière de cumul des sanctions pénales et fiscales non conformes à l’article 4 du protocole 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Ainsi, il est à prévoir que, par un intéressant parallélisme des formes, le cumul des procédures continue d’être la logique conséquence du cumul des sanctions.