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Le droit en débats

Focus sur l’article 16, XI, de la loi du 30 avril 2025 : l’entrée de la faute lucrative et d’une sanction civile confiscatoire dissuasive en droit commun

Par Nathalie Fournier le 19 Juin 2025

La loi DDADUE du 30 avril 2025 (art. 16) vient de consacrer une « sanction civile confiscatoire » en cas de faute lucrative causant un dommage sériel, insérée à l’article 1254 du code civil. Il s’agit d’un dispositif de droit commun tout à fait original qui clôt des années de controverse doctrinale sur deux questions :

  • faut-il oui ou non consacrer la faute lucrative comme nouvelle faute civile qualifiée dans la hiérarchie des fautes civiles ?
  • le cas échéant, quelle sanction confiscatoire : amende civile, dommages et intérêts restitutoires, dommages et intérêts punitifs, restitution, confiscation civile ?

La plupart des projets de réforme du droit de la responsabilité civile prévoyaient un dispositif sur mesure à la faute lucrative1, sauf la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile déposée le 29 juillet 2020 au Sénat, ni celle adoptée le 15 avril 2024 qui visait seulement à « dégager les axes les plus consensuels écartant les sujets bloquants »2 comme pouvait l’être la faute lucrative.

Il n’est pas surprenant que cette consécration en droit positif se fasse en même temps que la généralisation de l’action de groupe. Pour une raison aussi simple que cynique liée à notre modèle économique. En effet, dans une économie de marché, plus je vends, plus je gagne. Donc si le produit/service est le résultat d’un manquement quelconque du professionnel, le risque de dommage se répand d’autant plus que je le vends et donc que j’en tire profit. Cette raison avait été pressentie par le législateur européen dans la directive relative aux actions représentatives3 que la loi DDUE vient transposer : « La mondialisation et la numérisation de l’économie ont augmenté le risque qu’un grand nombre de consommateurs soient lésés par la même pratique illicite ».

Une victoire pour l’État de droit et pour l’utilité de la recherche en droit. Cette consécration est d’abord une victoire pour notre État de droit. Cette courageuse innovation montre que le législateur français a compris la logique spéculative de la faute lucrative adoptée par les opérateurs qui n’appliquent la loi que si le coût de sa violation est supérieur au gain qu’elle procure. En adoptant un dispositif dissuasif contre la faute lucrative, le législateur a fait le choix de protéger les citoyens contre ce phénomène singulier qui affaiblit notre État de droit. Il faut s’en réjouir.

C’est aussi une victoire de la doctrine et l’utilité de la recherche en droit. Car si la notion de faute lucrative a été créée par les juges du droit dans une décision ancienne à propos d’un cas de violation efficace du contrat4, force est de reconnaître que cette qualification n’a jamais été réutilisée en jurisprudence en dépit des incitations fortes de la doctrine dans certains contentieux civils5. Ainsi, faute de jurisprudence sur la notion et le régime de la faute lucrative, le législateur ne pouvait donc que s’appuyer sur les travaux de la doctrine. Cette consécration est donc une victoire de l’utilité de la recherche en droit et de la fécondité du dialogue des grandes sources du droit : loi, jurisprudence, doctrine.

Un texte équilibré malgré deux écueils. De manière générale, l’article 1254 du code civil nous semble efficace et mesuré. Il pouvait toutefois s’appuyer sur la solidité de l’article 1266-1 du projet Chancellerie. Nous relevons néanmoins et principalement deux écueils :

  • la condition de dommage sériel ajoutée à l’article 1254, 2°, qui ressert inutilement le champ d’application de ce dispositif, car toutes les fautes lucratives ne causent pas de dommage sériel6. Il serait donc dommage de ne pas appliquer ce texte dans un cas de faute lucrative au seul motif qu’elle ne cause qu’une seule victime ;
  • l’affectation automatique à un fonds d’indemnisation du produit de la sanction civile prévue à l’alinéa 1er n’est pas toujours « juste » parce que le profit illicite de certaines fautes lucratives ne correspond pas forcément à une perte subie ou un gain manqué de la victime. Dans l’affaire Diesel gate par exemple, le profit illicite (ou surprofit) correspond à la différence entre le gain réel généré par la vente du produit litigieux et le gain hypothétique généré par la vente du produit s’il avait été conforme à la réglementation. Dans ce cas, le surprofit est bien distinct du préjudice moral des usagers et du préjudice écologique provoqué par le manquement du professionnel. Donc rien ne justifie d’attribuer le surprofit confisqué aux victimes ou au fonds d’indemnisation dédié au financement de l’action de groupe. On comprend bien l’argument d’opportunité lié au financement des actions de groupe, mais il ne faudrait pas que ce dispositif soit utilisé à mauvais escient comme moyen de pression de la société civile, pis comme moyen « d’enrichissement illégitime » des victimes qui abuseraient du système. Cela fragiliserait à terme et inutilement les entreprises utiles à notre société.

Néanmoins, ces écueils pourraient être corrigés en insérant les modifications suivantes dans une loi ultérieure :

  • […] La condamnation au paiement de la sanction civile ne peut intervenir que dans l’une des conditions suivantes ou les deux ;
  • […] dont le produit pourra être affecté à un fonds consacré au financement des actions de groupe et/ou au Trésor public.

Quelques observations sur la notion de faute lucrative. Même si elle ne dit toujours pas son nom, comme dans l’article 1266-1 du projet Chancellerie, la faute lucrative est ici définie comme : une faute c’est-à-dire un « manquement aux obligations légales ou contractuelles afférentes à une activité professionnelle […] délibérément commis en vue d’obtenir un gain ou une économie indu ».

Le premier atout de cette définition est son élément légal très large, qui permettra d’embrasser la transversalité de ce phénomène. Comme nous l’avions démontré dans notre thèse (La faute lucrative, Economica, coll. « Recherches juridiques », 2018, titre 1, partie 1), la faute lucrative a mille visages ce qui la rend difficile à identifier pour les praticiens. Chaque fois qu’une règle de droit est un obstacle à la quête d’efficience de l’entreprise, elle peut être un élément légal potentiel d’une faute lucrative.

Le second atout de cette définition est l’élément intentionnel qui retranscrit parfaitement la psychologie de l’auteur d’une faute lucrative : « délibérément et en vue d’un gain plus grand ». Tout est là. Délibérément, signifie « en conscience » de la norme non respectée à travers le manquement du risque de dommage qu’il engendre. C’est ce que traduit le calcul coût-avantage préalable à la faute lucrative, si l’avantage l’emporte sur le coût alors le manquement vaut la peine d’être commis. Cela suppose d’avoir conscience du coût induit par le manquement. Cet élément intentionnel décrit une intention non pas tournée vers la réalisation du dommage, mais vers le surprofit tiré du manquement quand bien même il créerait un risque de dommage pour autrui que l’auteur ne pouvait ignorer7. C’est cet élément qui distingue la faute lucrative des autres fautes civiles qualifiées et qui en fait une faute dolosive spéciale. C’est également cet élément intentionnel qui permet de délimiter strictement le champ d’application de la sanction civile confiscatoire et ainsi d’assurer sa conformité au principe de légalité des délits et des peines.

En cela, l’élément intentionnel est la caractéristique la plus saillante d’une faute lucrative, celle qui permettra aux praticiens de l’identifier dans les affaires.

La question qu’il faudra se poser pour « trouver » la faute lucrative est la suivante : « pourquoi l’auteur n’a-t-il pas respecté la loi ou ses obligations contractuelles ? » Si la raison est « pour gagner plus » alors c’est une faute lucrative.

La faute lucrative apparaît lorsqu’un professionnel s’affranchit, délibérément d’une contrainte légale pour des raisons d’efficience économique.

Enfin, le troisième atout de cette définition est d’avoir précisé l’élément matériel spécifique d’une faute lucrative : son résultat économique, distinct du dommage. L’article 1254 précise, comme l’avait fait l’article 1266-1 du projet Chancellerie, qu’il peut consister en un gain négatif (économie de dépense) ou un gain positif (surprofit). C’est le gain causal du manquement, la conséquence (et le but recherché) du contournement du droit. Cet élément est essentiel à caractériser pour déterminer le quantum de la sanction confiscatoire.

Quelques observations sur le régime de la sanction civile confiscatoire. Elle non plus ne dit pas son nom. À croire que c’était une astuce légistique : ne pas nommer la faute lucrative ni sa sanction pour mieux la faire adopter par le Parlement et lui éviter la censure du Conseil constitutionnel…

L’article 1254 du code civil créé une sanction civile confiscatoire autonome, distincte de la réparation des dommages. Ce faisant, il confirme et réactive la fonction normative de la responsabilité civile : celle qui agit sur le comportement, le fait générateur de dommage, à la différence de la fonction indemnitaire qui s’intéresse à la réparation des dommages. Ce nouvel effet de droit civil est encadré par de nombreux critères d’application : proportionnalité au profit que l’auteur de la faute en a tiré (critère objectif donc facile à caractériser), gravité de la faute (critère subjectif qui dépendra des circonstances particulières de l’affaire : ampleur du dommage, sophistication de la stratégie de contournement du droit et de sa dissimulation (comme dans les affaires Diesel gate, France Télécom, Mediator), dans la limite du double (personne physique) ou du quintuple du profit (personne morale). Notons que ces plafonds proportionnels sont bien choisis, car ils sont moins prévisibles que des plafonds fixes et ce faisant, neutralisent le risque de spéculation sur le coût de la sanction, tout en restant raisonnables.

Le critère essentiel à retenir est indiscutablement le profit tiré du manquement. Pour calculer ce gain, il faudra développer un raisonnement d’analyse économique qui est spécifique à chaque cas. Il y a néanmoins deux méthodes : soit une analyse comptable au regard du chiffre d’affaires de l’entreprise ou des salaires et primes des auteurs personnes physiques sur les années de la pratique illicite ; soit une analyse contrefactuelle qui suppose de faire la différence entre le profit gagné par l’auteur du manquement et le profit qu’il aurait gagné s’il avait respecté ses obligations. Ce type de raisonnement demande de la méthode, de la logique et une grande précision dans la manipulation des chiffres.

Nature de la sanction : confiscatoire avant tout. La sanction telle qu’elle est définie à l’article 1254 du code civil n’est pas forcément une amende civile. Sa nature juridique dépendra de son quantum. Soit la sanction civile est égale au seul profit indu, auquel cas elle est purement confiscatoire et permet seulement d’éviter que l’auteur ne tire profit de son délit. Elle échappe donc à la qualification de sanction répressive. Dans ce cas, elle devrait également échapper au principe non bis in idem et pourrait être cumulée avec une amende ou confiscation pénale ou une amende administrative. Soit la sanction civile est supérieure au profit indu, si une gravité particulière de la faute est relevée par les juges, auquel cas la sanction appauvrit l’auteur. Elle a donc un effet punitif, répressif et à ce titre devrait être qualifiée de sanction répressive et ne pourra être cumulée à d’autres sanctions répressives que dans la limite du maximum légal le plus élevé, tel que le texte le prévoit.

Attention, l’objectif de ce dispositif ne doit pas être d’affaiblir les personnes morales, mais de dissuader les personnes physiques (dirigeants sociaux notamment) qui agissent en leur nom, de tirer un profit personnel plus grand en s’affranchissant du respect du droit

Il n’y a pas de faute lucrative sans intelligence humaine et les sanctions économiques prononcées contre les personnes morales peuvent avoir des répercussions économiques sur la société civile (augmentation des prix, réduction de la masse salariale) qui ne sont pas souhaitables. L’important c’est que tous les auteurs qui auront tiré profit du manquement – personnes physiques comprises – se voient prononcer une sanction civile confiscatoire, in solidum. Les auteurs personnes physiques doivent absolument voir leur responsabilité civile financière engagée à hauteur des profits indus tirés de leurs manquements. Car ce sont eux les véritables auteurs d’une faute lucrative. Et l’effet dissuasif de ce dispositif ne sera effectif que s’il agit sur l’intelligence humaine qui méprise le droit pour gagner plus.

Modalités de mise en œuvre. Naturellement, on retrouve les modalités cohérentes qui tentent de concilier efficacité, effectivité et constitutionnalité du dispositif. La non-assurabilité permet d’éviter le « coup d’épée dans l’eau », l’attribution d’un droit d’agir exprès au gouvernement et au ministère public en tant que gardien de l’ordre public économique garantit l’effectivité et la cohérence d’un dispositif d’ordre public, il gagnerait toutefois en effectivité si ce droit d’agir était attribué également aux victimes8, enfin, l’obligation de motivation renforcée du juge garantit un usage à bon escient du texte, sage, mesuré, expert.

La motivation attendue est une motivation avec des chiffres : le calcul du profit indu doit apparaître. Ce sont sans aucun doute les motifs les plus dissuasifs qui soient, car ils montreront que la justice a compris le raisonnement de ceux qui spéculent sur le coût/avantage du respect du droit.

Conclusion. Le texte est fort, efficace et équilibré. Il réalise parfaitement sa mission : dissuader un homo œconomicus de s’affranchir de ses obligations pour optimiser son gain, en confisquant précisément ce gain supplémentaire. C’est précisément la ratio legis de l’article 1254 du code civil. C’est un texte éminemment protecteur du vivant, de nos droits fondamentaux, des consommateurs potentiels que nous sommes tous. C’est un véritable progrès du droit et de la justice économique. Puisse-t-il à court terme inciter les professionnels à privilégier la vigilance éthique à l’efficience économique et à plus long terme changer la philosophie, le but de notre économie.

Pour aller plus loin :

  • sur la notion et le régime de la faute lucrative, N. Fournier de Crouy, La faute lucrative, Economica, coll. « Recherches juridiques », 2018 ;
  • sur l’exégèse de l’article 1266-1 du projet Chancellerie, N. Fournier de Crouy, Consécration de la faute lucrative en droit commun : pourquoi ne dit-elle pas son nom ? Regard porté sur la constitutionnalité et l’efficacité de l’article 1266-1 du projet de réforme de la responsabilité civile, LPA 8 nov. 2017, n° 223, p. 5 ;
  • sur le raisonnement d’analyse économique à appliquer pour calculer le profit illicite et ajuster le montant des sanctions civile, pénale, administrative dans des grandes affaires récentes de faute lucrative : N. Fournier de Crouy et B. Deffains, La justice économique est-elle dissuasive ?, RIDE 2024/3.

 

1. Avant-projet Catala, art. 1371 ; Proposition de loi Béteille portant réforme du droit de la responsabilité civile du 9 juill. 2010, recomm. 24 ; Projet Terré, art. 54 et 120 ; Projet de la Chancellerie portant réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017, art. 1266-1.
2. Loi n° 2024-346 du 15 avr. 2024 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels, exposé des motifs.
3. Dir. (UE) 2020/1828 du Parlement européen et du Conseil du 25 nov. 2020 relative aux actions représentatives visant à protéger les intérêts collectifs des consommateurs et abrogeant la dir. 2009/22/CE, consid 1.
4. Req. 5 juin 1920, Sirey 1921. 1. 293.
5. La violation de la vie privée par voie de presse ; concurrence déloyale et parasitisme, etc.
6. C’est le cas notamment de la violation efficace du contrat ou des atteintes aux droits de la personnalité par voie de presse.
7. Compte tenu du niveau de qualification de la personne physique, de l’existence d’un service juridique ou de la mise en place d’un programme de compliance au sein de l’entreprise.
8. Si la victime a un intérêt à agir à des fins d’indemnisation, elle devrait avoir un intérêt à agir à des fins de confiscation du profit corrélé à son dommage. Ainsi, les magistrats de l’ordre judiciaire ou administratif pourraient s’appuyer sur les raisonnements d’analyse économique développés par les avocats dans leurs conclusions.