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Le droit en débats

Lettre ouverte à Mme Viviane Schmitzberger-Hoffer, présidente de la Caisse nationale des barreaux français

Par Un collectif d’avocats le 01 Mai 2020

Paris, le 28 avril 2020,

 

LETTRE OUVERTE A MME VIVIANE SCHMITZBERGER-HOFFER
Présidente de la Caisse Nationale des Barreaux Français (CNBF)
Avocat et ancien Bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Metz

 

Madame la Présidente, cher confrère,

Nous sommes un collectif d’avocats inquiets, de tous bords, syndiqués ou non, élus ou non.

Nous nous inquiétons des mesures prises en faveur de notre profession par la CNBF par suite de la crise économique engendrée par la propagation en France de l’épidémie de covid-19, épidémie la plus violente qu’ait connu l’Europe depuis la grippe espagnole il y a exactement un siècle.

La CNBF a annoncé, dans un communiqué en date du 18 mars dernier, un premier train de mesures, qui, en quasiment tous les points, ressemble à celui présenté par l’URSSAF, à savoir :

  • report de l’échéance à prélever au titre du mois de mars 2020,
     
  • lissage de cette échéance sur une période couvrant les mois d’avril à décembre 2020,
     
  • décalage de l’échéance de régularisation annuelle dont le paiement est initialement prévu le 30 avril 2020 au 31 mai 2020,
     
  • suspension des pénalités de retard.

Ce dispositif a été reconduit pour le mois d’avril 2020, et, à ce jour, il n’est pas à exclure a priori que la CNBF prenne l’option de le proroger pour le mois de mai.

Devant l’insatisfaction d’un nombre important d’avocats et vraisemblablement contrainte par les efforts considérables réalisés par d’autres caisses de retraites et de prévoyance (indépendants, sages-femmes et chirurgiens-dentistes), vous avez diffusé le 20 avril dernier un nouveau communiqué faisant état d’une nouvelle série de mesures, pour un montant total de 60 millions d’euros (en réalité, à lire ce communiqué, 53…) réparties en deux enveloppes d’un montant respectif de 28 et 25 millions d’euros, à savoir :

1. une réduction du montant de la cotisation forfaitaire de la retraite de base, sans perte de points, ce qui équivaut, à titre d’illustration, à n’accorder aux avocats ayant au moins six années d’exercice, une aide minime d’un montant de 396,50 € et ce par référence au barème actuellement en vigueur (ce qui équivaut à près de 2,5 fois moins qu’une sage-femme, 3,15 fois moins qu’un indépendant, et 11,34 fois moins qu’un chirurgien-dentiste…),

2. une aide sociale d’urgence accordée aux avocats qui en feront spécialement la demande à l’aide du formulaire dédié, et dont l’examen de la notice révèle des conditions, cumulatives, pour le moins draconiennes (notamment un revenu net d’activité pour l’année 2019 situé inférieur à 25 000 € – soit à peine plus de 2 000 € par mois – et une moyenne mensuelle des recettes encaissées en mars et avril 2020 inférieure de plus de 50 % par rapport à la moyenne mensuelle des recettes encaissées en 2019 – soit à peine plus de 1 000 € par mois) qui n’interdisent pas de poser que l’aide d’urgence ne sera accordée qu’à un nombre très restreint d’avocats alors même que le revenu médian annuel de la profession entière dépasse à peine les 43 000 €.

Au vu de la situation actuelle, et en dépit de la récente avancée, il est certain que chacun s’attendait à beaucoup mieux de la part de notre caisse de retraites et de prévoyance, cet organisme pour lequel nous nous sommes, pour beaucoup d’entre nous, saignés financièrement durant plus de huit semaines pour en permettre, sinon sa pérennité, à tout le moins sa survie face à un projet de réforme des retraites qui, à terme, venait ni plus ni moins condamner son existence sinon sa raison d’être.

Beaucoup parmi nous ont pensé que l’armée d’avocats levée pour préserver la CNBF l’aurait amenée, en quelque sorte, à faire preuve de solidarité en cette période sinistre de covid-19 en créant un fonds de soutien exceptionnel pour éviter la faillite de nos cabinets.

Mais, en l’espèce, la CNBF, qui oublie que le maintien de son autonomie ne tient qu’à la suspension somme toute temporaire du projet de réforme, fait preuve d’une bien regrettable amnésie en refusant d’accorder une protection significative aux troupes qui ont combattu âprement pour sa survie.

C’est donc bien naïvement que beaucoup ont pensé qu’ils obtiendraient de sa part une aide véritable destinée à les sauver du naufrage financier qui s’annonce alors que la France et nos vies sont mises sous cloche depuis le 17 mars dernier.

Durant la grève, nous avons souvent rappelé en quoi la réforme allait tuer nos cabinets.

Pour mémoire, et sans qu’il soit ici nécessaire, de reprendre nos (vos ?) éléments de langage, le régime actuel des retraites des avocats ne coûte rien à l’Etat et reverse chaque année 100 millions d’euros au régime général au nom du principe de solidarité.

Ainsi, dès à présent nous déplorons que la solidarité s’exerce à plus forte raison pour des citoyens non-avocats (budget de 100 millions d’euros annuel, soit un milliard d’euros par décennie) que pour les avocats, ces derniers ne devant « bénéficier » dans le contexte actuel que d’un dispositif leur allouant à peine la somme forfaitaire de 53 millions d’euros.

Par ailleurs, les réserves de notre caisse, de sources concordantes, s’élèvent à une somme de l’ordre de 2,2 milliards d’euros environ.

Si la réforme des retraites envisagée revient sur le devant de la scène – ce qui n’est pas inenvisageable en l’absence d’annonce officielle émanant du gouvernement – le montant des cotisations retraite des avocats va donc doubler et passer de 14 à 28 % pour la tranche de revenu située entre 0 et 41 136 € et, comme nous le savons, ces réserves – nos réserves – serviront à la financer.

Sans parler ici des effets sur le montant des pensions qui seront servies une fois acquis le nombre de points nécessaires à sa liquidation nonobstant la question de l’âge-pivot…

La crise actuelle, les experts économiques en sont certains, devrait laisser de graves séquelles, et entrainer une récession économique de grande ampleur, peut-être similaire à celle subie en 1929.

La crise du covid-19 ne sera évidemment pas sans conséquences sur la profession d’avocat.

La fermeture des tribunaux entraine un décalage, voire même une perte de facturation alors que les charges de fonctionnement déjà lourdes restent les mêmes.

Et, dans le décor, demeurent évidemment les mêmes difficultés que celles que nous vivons au quotidien, notamment celles de courir derrière le client pour être payés « au cul du camion », mais, bien entendu, en pire, puisque ceux qui avaient déjà du mal à payer ne paieront pas ou plus…

Pour reprendre le propos développé dans les premiers jours du confinement par notre confrère Sylvie Franck, bâtonnier du barreau de l’Essonne « soyons lucides, nous n’allons pas facturer deux fois plus quand nous sortirons de la crise et pourtant il nous faudra payer les échéances en cours augmentées des reports de charges ».

En d’autres termes, si rien n’est fait, la crise du covid-19 conjuguée aux semaines de grève qui l’ont précédées entraineront les mêmes effets que la réforme des retraites contre laquelle nous avons combattu, et le premier d’entre eux, sera la fermeture des cabinets de proximité parce que le bateau aura trop été chargé, et ce nonobstant l’aide sociale d’urgence éventuellement servie et/ou de l’aide de 396,50 € par tête.

La déferlante sera même probablement plus violente encore si l’on s’attache à analyser certaines situations personnelles que l’aide d’urgence ne servira pas à combler : familles monoparentales quel que soit le nombre d’enfants, chômage du conjoint de longue durée, sort des collaborateurs et des nouveaux entrants dans la profession n’ayant pu développer la moindre clientèle personnelle, etc…
 

À titre d’exemples, un avocat ayant deux enfants, divorcé ou séparé, percevant le revenu médian de 43 000 € ne serait pas éligible à l’aide d’urgence, alors même que son revenu fiscal de référence serait situé en deçà de 25 000 € ; il en serait de même pour un avocat qui percevrait ce même revenu médian ayant deux enfants et un conjoint chômeur en fin de droits…

Doit-on donc ici considérer que l’aide d’urgence a été conçue pour ne bénéficier à personne ?

Avec des cabinets à l’arrêt et certains possiblement en passe de cesser toute activité – un récent sondage du CNB fait état d’une perte potentielle d’un tiers des effectifs… – l’on devrait ne point s’attendre à voir la CNBF mettre le couteau sous la gorge à ses cotisants tant les actions mises en œuvre aujourd’hui ne résistent pas à la qualification de « mesurettes » alors que le coup dur infligé par le virus à nos cabinets et à nos familles est incontestable.

Et pourtant, c’est cette décision, à notre sens guidée par la crainte de ne plus avoir à gérer, qui, pour le moment espérons-le, a été arrêtée par notre caisse de retraites… tout comme l’URSSAF, d’ailleurs…

Il n’y a qu’à lire ici, pour s’en convaincre, votre réponse adressée le 14 avril dernier à la lettre-ouverte de notre confrère Xavier Autain, qui, nonobstant les questions de nouveau posées ici et le constat réitéré de votre volonté de « maintenir le cap », interpelle quant à la gestion de notre caisse puisqu’il est indiqué que la CNBF a perdu en « quinze jours, 9,5 % de ses actifs ».

Très clairement, à l’heure où la crise sanitaire a déjà et aura nécessairement un impact sur le plan démographique sur la profession toute entière, si la CNBF ne modifie pas radicalement sa doctrine et ne donne pas les explications utiles à la juste compréhension de la situation financière de la caisse par ses cotisants, il est à parier que les avocats marqueront moins de bienveillance à l’égard d’une institution en théorie gérée par eux et pour eux au moment où la réforme des retraites sera de nouveau présentée au Parlement.

Allons maintenant un peu plus loin.

Avec moins d’avocats pour cotiser à l’issue de la crise du covid-19, le doublement des cotisations dans le cadre de la réforme des retraites à intervenir se trouverait, sur le plan économique, purement et simplement…. légitimé !

Il faudra bien en effet compenser la perte du nombre de cotisants pour régler les pensions dues à nos aînés…

Et réalisons bien que ce sont les réserves thésaurisées de longue date qui, comme prévu, viendront combler le grand écart…

Déjà exsangue, la profession serait alors encore plus éloignée de la « résurrection » qui lui est tant « promise » par Mme Nicole Belloubet en sa qualité de garde des Sceaux et sa fameuse mission présidée par M. Dominique Perben !

Alors, revenons aux chiffres…

Nous sommes aujourd’hui 70 000 avocats en France et les réserves de la CNBF se situent, comme indiqué plus haut, à hauteur d’une somme de deux milliards d’euros.

Si la CNBF décide de distribuer ne serait-ce que 5 % de ses réserves, soit 100 millions d’euros, c’est-à-dire ce qui est reversé chaque année au régime général, chaque avocat disposerait, à titre d’aide, à supposer une répartition strictement égalitaire, d’une somme proche de 1 500 € chacun, laquelle équivaudrait donc peu ou prou au montant de la cotisation forfaitaire de base pour l’année 2020 ou au montant de l’aide que le gouvernement se propose de verser aux petites et moyennes entreprises si elles affichent une perte de chiffre d’affaires de 50 %, condition qui, pour beaucoup de confrères, ne sera pas acquise, peut-être à une centaine d’euros près…

En d’autres termes, 100 millions d’euros distribués demain permettraient d’accorder une aide légèrement supérieure à celle que recevront les indépendants, un SMIC brut à chaque avocat en France.

Ce n’est peut-être pas beaucoup mais cela soulagerait la trésorerie de plus d’un avocat.

Au-delà de ce chiffre, une individualisation du montant de l’aide devant être servie pourrait évidemment s’établir sur la base d’une « pyramide inversée » des tranches de cotisations et des taux, de manière à ce que les avocats les plus aisés contribuent à aider davantage ceux qui éprouvent le plus de difficultés. Ceci sans nécessité de répondre à un questionnaire spécifique perçu comme particulièrement inquisitorial.

Au vu des explications qui ont pu être données dans un passé récent, notamment de nature juridique, rien ne s’oppose désormais à l’adoption de mesures plus fortes et davantage concrètes au soutien de la profession.

Le déblocage récent de la somme de 25 millions d’euros de la réserve incapacité/décès atteste à l’évidence de ce que notre caisse est parfaitement en mesure d’aller plus loin et de décider seule de réaffecter telle ou telle somme en faveur d’un fonds spécialement dédié au soutien de la profession.

Poussons plus loin encore l’analyse. Imaginons le pire.

La réforme des retraites revient à l’ordre du jour à l’issue de la crise sanitaire.

Une redistribution de ces réserves, toujours menacées d’être absorbée par le régime universel, conduirait à verser, sur le même mode égalitaire de calcul, une somme de l’ordre de 28 500 € par tête.

Tout est donc lié : verser maintenant une aide davantage significative aux avocats, de manière à tenter de maintenir le nombre de cotisants, ne pourra, en définitive, que faire du bien à moyen terme à la CNBF … donc, in fine, à nous-mêmes !

Cette aide d’inspiration keynésienne, et même une redistribution plus massive, permettrait ainsi également de renforcer nos cabinets dans le cadre d’un éventuel second round du combat contre la réforme des retraites plutôt que de recourir à la dette.

La CNBF se doit donc d’aller plus loin et plus vite…

Il en va tout à la fois de la survie de nos cabinets et la solidarité entre les générations appelée des vœux de tous.

Nous espérons donc rapidement une nouvelle série de mesures qui soient réellement adaptées au caractère inédit de la situation rencontrées par chacun d’entre nous.

Veuillez recevoir, Madame la présidente, cher confrère, l’assurance de notre considération distinguée et dévouée.

Hakima Slimane et Norbert Gradsztejn, avocats au barreau de Paris

Liste des signataires :

3. Alma BASIC, avocat au Barreau de Paris
4. Suna CINKO-SAKALLI, avocat au Barreau de l’Essonne
5. Christine CLAUDE-MAYSONNADE, avocat au Barreau de Tarbes
6. Agnès TEISSEDRE, avocat au Barreau de Paris
7. Sylvie FRANCK, avocat au Barreau de l’Essonne, Bâtonnier en exercice
8. Laure LICHERE, avocat au Barreau de Sens, Bâtonnier en exercice
9. Jean-Marc BORTOLOTTI, avocat au Barreau de Fontainebleau, Bâtonnier en exercice
10. Diego TEDESCO, avocat au Barreau d’Auxerre, Bâtonnier en exercice
11. Galina ELBAZ, avocat au Barreau de Paris
12. Etienne ROSENTHAL, avocat au Barreau de Nantes
13. Nicolas SADOURNY, avocat au Barreau de Lyon
14. Elise RAJCHMAN, avocat au Barreau du Mans
15. Eric DESLANDES, avocat au Barreau de Paris
16. Laurence ALZIARI, avocat au Barreau de Nice
17. Jérôme CAMPESTRINI, avocat au Barreau de Nice
18. Patrick LUCIANI, avocat au Barreau de Nice
19. Guillaume GARCIA, avocat au Barreau de Nice
20. Linda HALIMI, avocat au Barreau de Paris
21. Malika MESRI, avocat au Barreau de la Charente – Angoulême Cognac
22. Carine ZIMMER, avocat au Barreau de Lille
23. Emmanuelle OSMONT, avocat au Barreau de Boulogne-sur-Mer
24. Laure TANGUY, avocat au Barreau de Tarascon
25. Christophe SELLIER, avocat au Barreau de Boulogne-sur-Mer
26. Nora YAHIAOUI, avocat au Barreau de Paris
27. Christoph KREMER, avocat au Barreau de Toulouse
28. Alex DEWATTINE, avocat au Barreau de Boulogne-sur-Mer
29. Anne-Sophie BASTIN, avocat au Barreau de Lille
30. Hervé KRICH, avocat au Barreau de Boulogne-sur-Mer

31. Emmanuelle EVIE, avocat au Barreau de Boulogne-sur-Mer
32. Sébastien ANTOMARCHI, avocat au Barreau de Nice
33. Estelle DARDANNE, avocat au Barreau de Coutances – Avranches
34. Rémi ANTOMARCHI, avocat au Barreau de Paris
35. Georges GOMEZ, avocat au Barreau d’Aix-en-Provence
36. Cécile NEGRO, avocat au Barreau de Nice
37. Edith FARAUT, avocat au Barreau de Nice
38. Sybille VERDENNE, avocat au Barreau de Paris
39. Benjamin ROGE, avocat au Barreau de Nice
40. Christophe PELLOUX, avocat au Barreau de Nice
41. Alizée CIRINO, avocat au Barreau de Nice
42. Bastien FINET, avocat au Barreau de Nice


C.C. : Mme Christiane FERAL-SCHUHL, présidente du Conseil national des barreaux