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Le droit en débats

Libre cours : Que cache l’expression juridique « de plein droit » ?

Par Denis Salas le 17 Avril 2020

Le vocabulaire du moment autour de l’état d’urgence sanitaire mérite un bref décryptage. Certaines expressions, pour minuscules qu’elles paraissent, ont une signification bien plus ample. Leur résonnance, au-delà de leur sens juridique, dit quelque chose de l’état d’exception que nous vivons. Prenons celle-ci : « de plein droit ». Ce terme juridique n’effarouche guère. Il passerait presque inaperçu tant il semble banal. Son usage est fréquent en droit civil. Ne dit-on pas que les époux sont soumis de plein droit au régime matrimonial de la communauté ? Ou que la constitution d’avocat emporte de plein droit élection de domicile ? Où encore qu’un contrat peut être résilié de plein droit ? Rien d’effrayant, donc. Les juristes y sont habitués. Les non-initiés n’y voient pas malice. La formule rassure les lecteurs du Vocabulaire juridique. N’est-elle pas aussi ancienne, est-il écrit, que le droit romain où de jure signifie sans autre forme supplémentaire. Comment une formule aussi innocente qu’usuelle pourrait-elle inquiéter ?

C’est pourtant cette innocuité apparente qui lui permet de fonctionner comme une sorte de passerelle sémantique pour introduire l’exception dans notre droit. Aujourd’hui, l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 sur l’état d’urgence sanitaire prévoit la prolongation, de plein droit de trois à six mois des détentions provisoires en cours. Autrement dit : sans débat contradictoire devant le juge. C’est ainsi que, par la seule volonté de la loi, l’audience devient superflue. On aurait pu écrire prolongation « automatique » mais cela aurait été trop explicite. Ou encore « sans débat » mais cela aurait pu choquer. L’expression « de plein droit » est plus soft. Son euphémisme permet de biffer la place du judiciaire comme si son espace d’indétermination menaçait notre sécurité sanitaire. Elle présente surtout l’avantage de signifier le contraire de ce qu’elle semble dire, à savoir que le droit, loin de s’appliquer pleinement, doit s’effacer devant les nécessités de l’action.

On est confondu de voir avec quelle facilité les bases mêmes de notre démocratie peuvent être subrepticement évacuées. Une telle précipitation à punir oublie le sens de l’habeas corpus (« tu dois montrer le corps ») que la common law dès le XIIIe siècle avait institué. Le Bill d’habeas corpus de 1679 permettait à tout citoyen qui s’estime arbitrairement détenu d’obtenir un ordre écrit (writ) de le libérer ou de le conduire devant un juge pour vérifier s’il y a un motif de l’arrêter. Notre Déclaration des droits de l’homme de 1789 en a fait un droit fondamental (« Nul ne peut être accusé, arrêté ni détenu que selon les formes prévues par la loi », art. 7) avant que la Ve République ne fasse du juge le garant des libertés. Comment peut-on l’oublier si vite, si complètement, cet héritage ?

N’y a-t-il pas en ce moment des comparutions immédiates et d’autres audiences dans tous les tribunaux ? Ne peut-on pas organiser des débats en respectant les gestes barrières et les règles de distanciation ? La visioconférence n’était-elle pas utilisable ? Pourquoi ne pas réinterpréter ce texte dans le cadre du plan de continuité d’activité (PCA) mis en place dans les juridictions ? Faisons-nous si peu confiance à nos magistrats et avocats pour observer l’état d’urgence sans nier la continuité de l’État démocratique ? Les droits fondamentaux pèsent-ils si peu en cette période qu’ils peuvent être écartés de plein droit ?

Cette formule, validée au demeurant par le Conseil d’État, instaure la suprématie de l’État de puissance. « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle », écrit Carl Schmitt, qui ajoute : « C’est ici que la décision se sépare de la norme juridique et que, pour s’exprimer, l’autorité prouve qu’elle n’a pas besoin pour mettre en œuvre le droit d’en avoir le droit » (Théologie politique, p. 20). La formule impérative « de plein droit » instaure à la place du débat judiciaire le règne du décisionnisme. Elle entoure le texte d’un manteau de juridicité en réduisant par son vocabulaire neutre l’effet de rupture. À l’inverse, dans un État libéral où la décision est divisée et discutée, nul n’en a le monopole. La modération du pouvoir interdit à quiconque de l’incarner. Loin d’être univoque, le sens d’un texte est « devant nous », aimait à dire Paul Ricœur, c’est-à-dire en attente d’interprétation. Soyons donc attentifs à l’ensorcellement des mots. Beaucoup – pas tous, fort heureusement – récitent benoîtement cette loi sans mesurer le dévoiement qu’elle contient. Ils façonnent notre obéissance à une règle péremptoirement affirmée alors qu’elle devrait être passée au crible d’un examen critique. Aucune règle n’échappe à l’interprétation. La défaite de l’État de droit n’est pas une fatalité. Veillons à préserver sa dignité démocratique.