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Le droit en débats

Les nouveaux contours de la complicité à l’aune des affaires SKYeCC et Encrochat

La mise en cause personnelle des fondateurs de messageries cryptées en tant que complices des infractions commises par leurs utilisateurs esquisse les contours d’une nouvelle jurisprudence dangereuse et attentatoire aux principes français et européen du droit pénal.

Par Robin Binsard et Guillaume Martine le 10 Mars 2025

Personnage secondaire au cinéma ou dans la littérature policière, le complice est au premier plan d’une nouvelle jurisprudence, initiée par les Juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) de Paris et Lille, ainsi que la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO), visant à étendre jusqu’à l’extrême les contours de la répression de la fourniture de moyen. Régulièrement dénoncé par la doctrine1, le courant jurisprudentiel visant à étirer toujours davantage la notion de complicité atteint son paroxysme avec les affaires Sky ECC et Encrochat, dans lesquelles les fondateurs de ces messageries cryptées sont poursuivis comme complices des infractions commises par certains des utilisateurs de telles applications. Un pas supplémentaire a été franchi avec la mise en examen du fondateur de Telegram qui, au prétexte du même raisonnement et malgré des différences factuelles notables, est présenté comme le complice de près d’un milliard d’utilisateurs.

Emprunté du latin complicis, c’est-à-dire littéralement « uni » ou « associé », le terme complice revêt en droit pénal deux conceptions distinctes : celle du complice par aide ou assistance, et celle du complice par instigation ou provocation2. Parmi les différents types de complicité déclinés au sein de l’abondante jurisprudence en la matière, figure celui de la fourniture de moyen. C’est le cas d’école du complice fournissant les armes qui seront utilisées dans le cadre d’un cambriolage3, de celui qui confiera le briquet indispensable à l’incendie volontaire aussitôt provoqué4, ou du vendeur de cartes SIM falsifiées utilisées dans le cadre d’une escroquerie téléphonique5.

Ce complice-là, le fournisseur de moyen, était déjà appréhendé dans l’ancien code pénal de 1810, qui prévoyait à son article 60 qu’étaient complices « ceux qui auront procuré des armes, des instruments ou tout autre moyen qui aura servi à l’action, sachant qu’ils devaient y servir ». Et c’est dans cette dernière formule, « sachant qu’ils devaient y servir » que s’est construit le droit positif. Il est en effet communément admis que le complice ne l’est qu’à condition d’avoir agi en connaissance de cause, à travers une entente préalable avec l’auteur de l’infraction principale6 et la chambre criminelle le rappelle autant que de besoin, dans un attendu souvent repris : « il suffit qu’il (le complice) ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation »7.

On le sait, la notion de complice est régulièrement étendue par la jurisprudence, qui a notamment consacré les notions de complicité d’une infraction non intentionnelle8 et de complicité par imprudence ou négligence9, ou encore de complicité à raison d’une action intervenue a posteriori de l’infraction10. Toutefois, dans cette dernière hypothèse, la chambre criminelle rappelle que l’acte postérieur à l’infraction n’est punissable sous l’angle de la complicité qu’à condition « qu’il résulte d’un accord antérieur (entre le complice et l’auteur) »11.

Avec les affaires Sky ECC et Encrochat, les magistrats en charge de ces procédures semblent vouloir élargir encore davantage les contours de la notion de complicité avec un syllogisme particulièrement dangereux : les fondateurs de ces messageries cryptées seraient, en raison de la nature de celles-ci, nécessairement complices de l’ensemble des agissements de leurs utilisateurs. Un tel raisonnement repose sur deux postulats inexacts : d’une part, tout utilisateur d’une messagerie cryptée serait un délinquant ou criminel en puissance, d’autre part, c’est afin de favoriser la commission d’infractions que de tels outils auraient été conçus.

Rappelons ici que les messageries cryptées se sont très largement démocratisées. Le président de la République et ses ministres sont d’ailleurs des utilisateurs revendiqués l’application Olvid, qui utilise également le chiffrage de bout en bout. De telles applications ne sont en rien l’apanage des criminels, sauf à admettre une présomption de culpabilité contre toute personne désireuse de confidentialité. Un tel raisonnement a d’ores et déjà été écarté par la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle considère que « le simple fait de télécharger ou d’utiliser un moyen de communication crypté ou bien le recours à toute autre forme de protection de la nature privée des messages échangés ne peuvent en soi constituer un élément à même de convaincre un observateur objectif qu’il s’agit d’une activité illégale ou criminelle »12. Il n’a jamais été démontré, ni même allégué, que l’intégralité, et ne serait-ce même qu’une simple majorité, des 300 000 et 60 000 utilisateurs de Sky ECC et Encrochat seraient des délinquants. C’est d’autant plus vrai pour Telegram, qui compte, comme cela a été rappelé ci-avant, près d’un milliard d’utilisateurs, et propose par ailleurs d’autres services que la messagerie cryptée.

Surtout, au regard de la quantité d’utilisateurs des trois messageries, il est matériellement impossible que leurs fondateurs aient eu connaissance des éventuels projets délinquants de chacun de ces derniers. Dès lors, et sauf à faire fi de la jurisprudence européenne et de la notion d’élément intentionnel, il est impossible de considérer que les fondateurs de telles messageries seraient les complices des infractions commises par leurs utilisateurs, au seul prétexte qu’ils ont fourni l’application ayant servi à des échanges cryptés.

Un parallèle doit être fait : reproche-t-on, sur le fondement de la complicité par fourniture de moyen, au constructeur automobile d’avoir vendu le véhicule utilisé dans le cadre d’un go fast ? Ou au fabriquant de munitions d’avoir permis la réalisation d’un assassinat ? « Celui qui a inventé le navire, a aussi inventé le naufrage » nous enseigne Lao Tseu, et chaque réalisation, détournée de son objet initial, est susceptible de représenter un danger, fut-ce un simple service de messagerie cryptée. En réalité, ce nouveau courant jurisprudentiel tend à l’abandon pur et simple des seuls garde-fous restants de la complicité, que sont les notions d’élément intentionnel et de connaissance préalable de l’infraction, pour les fondateurs de messageries cryptées. La compatibilité d’un tel raisonnement avec nos principes constitutionnels de responsabilité pénale du fait personnel13 et de légalité criminelle est d’ailleurs, il faut le souligner, loin d’être acquise.

Il était jusqu’alors admis, au titre des articles 6 et suivants de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, que la responsabilité civile d’un hébergeur de contenus illicites pouvait être engagée, lorsque sa coopération était jugée insuffisante par l’autorité judiciaire. Là encore, nous assistons à une bascule, sans fondement légal, vers un régime de responsabilité pénale, dans laquelle les personnes physiques des fondateurs sont poursuivis en lieu et place des sociétés. Un amendement a été voté au Sénat dans le cadre de la proposition de loi sur le narcotrafic, visant à contraindre de telles messageries à coopérer davantage avec les services secrets en matière de trafic de grande ampleur. Une telle discussion et, plus largement, un débat sur la réglementation de telles messageries relève de l’exercice normal de nos institutions démocratiques. À l’inverse, il n’appartient pas aux magistrats de tordre la notion de complicité pour, in fine, incriminer les fondateurs de messageries cryptées, au risque d’inscrire cette nouvelle jurisprudence en violation des droits national et européen.

 

1. C. Girault, Le relâchement du lien de concertation entre l’auteur principal et le complice, D. 2008. 1714.
2. C. pén., art. 121-6 et 121-7.
3. Crim. 27 mai 1963.
4. Crim. 12 mai 1993, n° 92-85.076.
5. Crim. 14 nov. 1994, n° 94-81.214.
6. É. Fortis, Des conditions et modes de la complicité, RSC 2006. 596 .
7. Crim. 7 sept. 2021, n° 19-87.367, Dalloz actualité, 13 sept. 2021, obs. E. Daoud ; D. 2022. 45 , note L. Saenko ; JA 2021, n° 648, p. 11, obs. X. Delpech ; AJ pénal 2021. 469, note J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2022. 102, note H. Matsopoulou ; RSC 2021. 827, obs. Y. Mayaud .
8. Crim. 6 juin 2000, n° 99-85.937, D. 2000. 222 ; RSC 2000. 827, obs. Y. Mayaud ; ibid. 2001. 152, obs. B. Bouloc .
9. Crim. 31 janv. 2007, n° 05-85.886.
10. Crim. 19 juin 2024, n° 23-84.759.
11. Idem.
12. CEDH 20 juill. 2021, Akgün c/ Turquie, n° 19699/18, § 173.
13. Cons. const. 16 juin 1999, n° 99-411 DC, § 7, AJDA 1999. 736 ; ibid. 694, note J.-E. Schoettl ; D. 1999. 589 , note Y. Mayaud ; ibid. 2000. 113, obs. G. Roujou de Boubée ; ibid. 197, obs. S. Sciortino-Bayart .