Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Nouvelles recommandations de l’AFA : vers l’instauration d’une obligation d’enquêter dans l’entreprise ?

Par Valérie Munoz-Pons le 08 Février 2021

Le 12 janvier 2021 ont été publiées au Journal officiel les nouvelles recommandations de l’Agence française anticorruption (AFA)1. Ce texte, plus formalisé que le précédent et qui tire les enseignements de quatre années de conseil et de contrôle, préconise la mise en place de procédures fortement documentées qui peuvent sembler particulièrement contraignantes. S’agissant du dispositif d’alerte en particulier, l’AFA théorise la façon dont l’enquête interne, qui suit l’alerte devrait, selon elle, être conduite. Les recommandations n’ont légalement pas de valeur contraignante. Pour autant, les entreprises sont-elles encore libres de ne pas enquêter lorsqu’il existe une suspicion d’atteinte à la probité ?

Les nouvelles préconisations de l’AFA en matière d’enquête interne

L’AFA avait publié ses premières recommandations le 22 décembre 2017, un an après la promulgation de la loi Sapin II2 qui prévoyait qu’elles devraient être régulièrement mises à jour. Ce nouveau référentiel de soixante pages couvre l’ensemble des obligations légales en matière de prévention de la corruption et bien plus encore. Pour mémoire, en application de l’article 17 de la loi Sapin II, huit mesures doivent en effet être mises en œuvre dans les sociétés employant au moins 500 salariés ou appartenant à un groupe de sociétés dont la société mère a son siège social en France et dont l’effectif dépasse 500 salariés et le chiffre d’affaires 100 millions d’euros. Ces huit mesures sont les suivantes : un code de conduite définissant et illustrant les différents types de comportements à proscrire, un dispositif d’alerte interne destiné à permettre le recueil des signalements émanant d’employés et relatifs à l’existence de conduites ou de situations contraires au code de conduite de la société, une cartographie des risques d’exposition de la société à des sollicitations externes aux fins de corruption, des procédures d’évaluation de la situation des clients, fournisseurs de premier rang et intermédiaires, des procédures de contrôle comptable, un régime disciplinaire et enfin un dispositif de contrôle et d’évaluation interne des mesures mises en œuvre.

S’agissant du dispositif d’alerte, les nouvelles recommandations sont beaucoup plus détaillées que les précédentes. L’AFA semble en effet avoir forgé sa propre doctrine et recommande par exemple désormais de mettre en place un dispositif technique unique – ouvert aux collaborateurs extérieurs et occasionnels – pour recueillir les signalements effectués dans le cadre des différents dispositifs d’alertes professionnelles coexistants3. De même, certains points sont désormais prévus expressément même s’ils étaient déjà connus des praticiens ; par exemple, la formation des personnes en charge du traitement des alertes, la nécessité de déployer le dispositif sécurisé sur l’ensemble du périmètre des entités contrôlées par l’entreprise, la limitation de l’accès au dispositif aux seules personnes autorisées à recueillir les alertes ou à les traiter ou encore l’archivage des alertes.

D’autres points figuraient déjà dans les recommandations de 2017 : le rôle du supérieur hiérarchique, la possibilité de sous-traiter la gestion des alertes, la nécessité d’intégrer dans le dispositif des dispositions pour garantir la confidentialité (une nouveauté cependant sur ce point, puisque l’AFA précise que la violation de la confidentialité doit être susceptible d’entraîner des sanctions disciplinaires), la vigilance dont doit faire preuve l’entreprise s’agissant de la collecte des preuves et des documents, les modalités d’accès au dispositif et d’échange des informations avec l’auteur de l’alerte ou encore la possibilité de lancer une alerte de manière anonyme.

Surtout, importante nouveauté, l’AFA formalise la façon dont l’enquête interne qui suit l’alerte lancée par un salarié doit être conduite. L’AFA souhaite que soit établie une (énième) procédure prévoyant les critères nécessaires au déclenchement d’une alerte et les modalités de réalisation de l’alerte. L’enquête doit être conduite par des personnes « qualifiées, désignées par l’instance dirigeante de l’entreprise » et soumises « à de strictes obligations de confidentialité ».

Un rapport formel doit être établi destiné à « consigner l’ensemble des faits et preuves recueillies, à charge et à décharge, de nature à établir ou à lever le soupçon, ainsi que la méthode suivie. Le rapport d’enquête interne conclut sur la suite à donner au signalement ».

L’AFA souhaite en outre qu’à l’issue de l’enquête, l’instance dirigeante soit informée « lorsque les soupçons apparaissent suffisamment étayés », que la cartographie des risques soit actualisée, qu’une action judiciaire soit éventuellement engagée et qu’une sanction disciplinaire soit prononcée en cas de comportement contraire au code de conduite.

Valeur contraignante et opportunité de déployer des enquêtes dans l’entreprise

Le nouveau référentiel sera utilisé par l’AFA pour les contrôles lancés à partir du 13 juillet 2021, ce qui laisse six mois pour étudier l’opportunité d’adapter les dispositifs en place. À cet égard, il faut rappeler que les recommandations de l’AFA sont dépourvues de valeur contraignante. Dans le prolongement des deux décisions rendues par la Commission des sanctions en 2019 et 20204, l’AFA précise dans ses nouvelles recommandations les conséquences de leur application ou de leur non-application5. Une entité soumise à la loi Sapin II qui indiquerait, lors d’un contrôle, avoir suivi les recommandations, bénéficierait d’une présomption simple de conformité, à charge pour l’AFA de démontrer « […] une application non effective, incorrecte ou incomplète des recommandations » pour renverser cette présomption6. À l’inverse, une entité assujettie à la loi Sapin II qui déciderait de ne pas mettre en œuvre tout ou partie des préconisations de l’AFA – et par exemple ne pas lancer d’enquête interne à la suite d’une alerte – « ne [pourrait] être a priori considérée comme ne respectant pas la loi ». Néanmoins, dans l’hypothèse où l’AFA contesterait, lors d’un contrôle, les mesures prises ou le défaut de mesures par cette entité, il appartiendrait alors à cette dernière de « […] démontrer que les choix qu’elle a faits lui permettent de satisfaire aux exigences posées par la loi »7. Ainsi, les entités soumises à l’obligation de prévention sont libres de suivre ou non, les recommandations, à condition toutefois – dans l’hypothèse où elles décideraient d’adopter d’autres méthodes – que celles-ci leur permettent de se conformer à la loi.

Or, s’agissant des enquêtes internes, rien dans le texte de la loi Sapin II n’impose de faire suivre les alertes de mesures d’investigation. Ni systématiquement ni même ponctuellement. La seule contrainte résultant des dispositions de la loi Sapin II elle-même est de mettre en place « un dispositif d’alerte interne destiné à permettre le recueil des signalements émanant d’employés et relatifs à l’existence de conduites ou de situations contraires au code de conduite de la société ». Rien ne dit dans les dispositions légales qu’il faille déclencher une enquête interne à réception des alertes, c’est-à-dire des investigations formelles sur un/des acte(s) potentiellement répréhensible(s) impliquant l’entreprise et/ou ses employés, destinée à identifier les faits pertinents afin d’aider l’entreprise à prendre les décisions et les mesures correctives appropriées.

Pour autant, le rôle majeur joué par les recommandations de l’AFA en matière d’administration de la preuve leur confère – si ce n’est une valeur contraignante – du moins un rôle central dans la conception et le déploiement des plans.

L’opportunité de lancer une enquête interne et ses modalités devront donc être étudiées avec la plus grande attention et plus encore si les faits dénoncés peuvent entrer dans le champ d’application d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). En effet, d’après les lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public publiées conjointement par l’AFA et le PNF, l’enquête interne est un instrument essentiel qui doit aboutir à l’établissement d’un rapport présenté au parquet exposant les faits avec la plus grande précision ; les principaux témoins doivent y être identifiés et les documents pertinents réunis à cette occasion doivent être communiqués au parquet. Les conclusions de l’enquête interne doivent enfin être transmises « dans un temps compatible avec les impératifs de l’enquête judiciaire ».

Ainsi, on le voit, s’il n’existe à ce jour aucune obligation légalement contraignante de lancer une enquête interne à la suite d’une alerte en matière d’atteinte à la probité, il faudra tout de même être en mesure de justifier la décision de ne pas en lancer une en cas de contrôle AFA ou si la négociation d’une CJIP est envisagée ; ce qui, in fine, risque de réduire considérablement la marge de manœuvre des entreprises.

Une solution simple – mais coûteuse – pourrait être de lancer systématiquement des enquêtes internes approfondies en cas d’alerte ou de doute. Toutefois, un tel choix ne serait en réalité pas non plus dénué de risque. La décision et les modalités de déploiement de l’enquête interne ne dépendent pas seulement de la nature des faits en jeu mais aussi du contexte dans lequel ils surviennent. Les retombées médiatiques peuvent être dramatiques si l’investigation est mal cadrée et échappe au contrôle de l’entreprise. En outre, des investigations non proportionnées exposent l’entreprise à un risque prud’homal ou en matière de données personnelles. De même, en cas d’affaire transfrontalière, l’entreprise doit prendre toutes les précautions qui s’imposent pour ne pas s’exposer à des poursuites pour violation de la loi de blocage. Enfin, l’entreprise qui enquête et acquiert la connaissance de faits délictueux mais ne prend aucune décision s’expose à un risque d’autant plus important. Dès lors, l’enquête interne ne peut, en réalité, être qu’une première étape et ses suites ne doivent pas être négligées.

 

Notes

1. JO 12 janv. 2021, Avis relatif aux recommandations de l’Agence française anticorruption destinées à aider les personnes morales de droit public et de droit privé à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêts, de détournement de fonds publics et de favoritisme.

2. L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II.

3. L’alerte générale prévue par l’article 8, II, de la loi Sapin II, l’alerte spécifique au dispositif de prévention de la corruption dont il est question dans cet article, l’alerte intégrée dans la plan de vigilance prévue par l’article L. 225-102-4 du code de commerce, l’alerte liée aux risques sur la santé publique et l’environnement des articles L. 4133-1 et suivants du code du travail et l’alerte des CAC prévue par l’article R. 822-33 du code de commerce.

4. Commission des sanctions de l’AFA, 4 juill. 2019, décis. n° 19-01, Société S… SAS et Mme C…, § 18 ; 7 févr. 2020, décis. n° 19-02, Société I… et M. C…K…, § 16 et 17.

5. Les recommandations initiales de l’AFA du 22 décembre 2017 n’apportaient pas de précisions sur ce point. Elles se contentaient d’indiquer que les recommandations « […] sont dépourvues de force obligatoire et ne créent pas d’obligation juridique » (dispositions relatives au « Périmètre des recommandations de l’Agence française anticorruption », art. 3).

6. JO 12 janv. 2021, Avis relatif aux recommandations de l’Agence française anticorruption destinées à aider les personnes morales de droit public et de droit privé à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêts, de détournement de fonds publics et de favoritisme, préc., § 11.

7. Ibid., § 12.