Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Reprise des chantiers : réflexions et arguments pour la négociation de la répartition des surcoûts

Par Gwenaëlle Durand-Pasquier le 15 Mai 2020

Après le temps de la crise, l’heure est à la reprise…

Pris dans la tourmente des textes d’urgence et de l’impératif, ô combien compréhensible, de la protection des travailleurs, comme giflés par la crise, mi-mars, les chantiers de construction se sont soudain arrêtés. Parfois, la cessation est intervenue sur ordre de service, accompagnée alors de mesures de gardiennage adaptées. Parfois, le chantier s’est immobilisé de lui-même, notamment en site occupé. Quoi qu’il en soit, les tensions avec le ministère du travail furent presque immédiates. Et exhortées à reprendre, tout en souhaitant absolument assurer la sécurité, fédérations et ordres professionnels du secteur se sont réunis, jusqu’à l’élaboration, le 2 avril 2020, du désormais fameux guide OPPBTP (v. G. Casu et S. Bonnet, Comment construire en période de coronavirus, Dalloz actualité, le droit en débats, 8 avr. 2020). Agréé par plusieurs ministères, le document organise un processus de démarches sanitaires à respecter par les différents acteurs du bâtiment.

Des questions sanitaires à celle des surcoûts

Pour autant, par-delà sa portée pratique évidente, la « force normative » de ce guide est très faible et sa force contraignante parfaitement inexistante. Mais, surtout, sa vocation reste exclusivement sanitaire. Or, si cette question est bien évidemment première, la reprise des chantiers rencontre un autre défi de taille : celui de la répartition des surcoûts !

Distinction entre obligation et contribution définitive à la dette de surcoûts

Sur ce point, le guide OPPBTP n’est d’aucune aide. D’une part, s’agissant des préconisations sanitaires, s’il propose parfois des « semblants » d’obligations de faire, qui laissent sous-entendre que tel intervenant, maître d’ouvrage ou entrepreneur, pourrait supporter une « obligation à la dette de surcoûts », rien n’est tranché sur la « contribution définitive à cette dette » de surcoûts. Autrement dit, si un intervenant semble tenu d’une obligation, rien ne dit qu’il ne pourra pas en répercuter la charge contributive sur ses cocontractants ensuite. D’autre part, la reprise des chantiers expose en réalité à bien d’autres surcoûts, que ceux, déjà colossaux, liés à la mise en œuvre des règles sanitaires.

Stipulations contractuelles, droit commun, droit spécial, soft law

C’est alors, une fois un audit réalisé sur la totalité des sources de ces surcoûts, dans les ressorts du droit des contrats qu’il conviendra de puiser des clés de répartition. À ce titre, les fondements de droit commun que sont la révision pour imprévision (C. civ., art. 1195), la force majeure (C. civ., art. 1218 ; v. J. Heinrich, L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision, D. 2020. 611 ) ou encore la bonne foi (C. civ., art. 1104), dont la dimension tutélaire devrait être largement réveillée avec la crise (v. G. Durand-Pasquier, Crise du covid-19 et les contrats de construction. Des effets retors des ordonnances « délais » aux ressorts du droit commun, Const. Urb. mai 2020, Focus), pourront être sollicités évidemment.

Sauf qu’en matière de marchés privés, ce droit commun devra composer avec les dispositions de droit spécial (C. civ., art. 1793, dont l’articulation avec l’imprévision suscite la discussion, v. C. Coutant-Lapalus, L’impact des règles relatives à l’effet du contrat, RDI 2016. 348  ; H. Perinet-Marquet, Propos conclusif, RDI 2016. 365 ), les stipulations contractuelles, la norme AFNOR NFP 03-001, voire avec la soft law que représentent nombre de chartes ou guides récemment signés par différents ordres et fédérations et qui proposent souvent, quant à eux, une grille de ventilation des surcoûts (ex. : Guide juridique et financier, Ordre des architectes et MAF, 27 avr., ou Charte régionale de reprise d’activité [CAPEB, FFB, ordre des architectes, HLM, etc.] Bretagne, 22 avr. 2020).

Arguments de négociation : des clauses de prix conçues comme des techniques de gestion des imprévus, à la distinction entre l’imprévu et l’impensable

Face à cette crise inédite, c’est évidemment vers une négociation qu’il faudra préférentiellement se tourner. Reste à déterminer quels sont, dans ce contexte, les arguments qui pourront être avancés. Dans le cadre de cette tribune rapide, quelques réflexions peuvent alors être proposées.

I. Le contrat acte de prévision : les clauses de prix comme clé de répartition des surcoûts

Effectivement, d’un côté, dans les marchés privés de travaux plus qu’ailleurs, parce qu’ils constituent des contrats de durée, portant sur des prestations spécifiques et non redéployables, pour lesquels la question des « travaux supplémentaires » ou des surcoûts se pose fréquemment (G. Durand-Pasquier, Le maître de l’ouvrage, contribution à l’harmonisation du régime du contrat d’entreprise, thèse, Paris I, 2005), les clauses de prix s’entendent comme des modes de gestion des risques « externes » ou « internes » (v. J.-M. Mousseron, La gestion des risques par le contrat», RTD civ. 1988. 481 s.).

Clause de détermination du prix et gestion des « risques » du contrat

Autrement dit, au travers de ces clauses de détermination et d’évolution du prix, le contrat joue en principe pleinement son rôle d’acte de prévision. Le choix qui y est exprimé offre alors des clés de répartition, permettant de ventiler les différents risques de surcoûts (C. Sanson, La détermination du prix dans les marchés privés de travaux, thèse, Nantes, 2000). La doctrine classique définissait ainsi le forfait comme le « marché à tous risques » (A. Colin et H. Capitant, Cours élémentaires de droit civil français, 3e éd., t. II, 1921, p. 569).

Certes, la réalité est plus complexe. Faute de définition législative, la qualification même de « forfait » est délicate (pour un forfait caractérisé à partir de prix unitaires, v. Civ. 3e, 15 mars 2018, n° 16-19.765 ; pour un forfait écarté en présence pourtant d’un devis, v. Civ. 3e, 1er déc. 2010, n° 09-16.819). De surcroît, si certains forfaits sont « parfaits », le plus souvent sont ajoutées des clauses de variation (l’expression « forfait imparfait » reste controversée, v. C. Boullez et A. Hinfray, Le marché à forfait, AJDI 1982. 723 ; v. déjà RTD civ. 1960. 684, obs. J. Carbonnier).

Néanmoins, précisément, ces clauses, assorties à une abondante jurisprudence, constituent des guides de répartition. Elles appellent néanmoins alors à distinguer suivant les surcoûts.

Audit des surcoûts

Aussi, la démarche semble devoir consister, pour chaque intervenant, à dresser un audit des surcoûts. Et à ce titre, deux sources méritent d’être différenciées, l’une étant parfois un peu trop rapidement oubliée.

La première source vise évidemment les surcoûts liés à la mise en place des préconisations sanitaires. Elle rassemble au moins, à notre sens, quatre postes, à savoir les coûts liés :

  • aux analyses nécessaires à la reprise et à l’extension ou à la désignation de nouvelles missions (dresser la liste des conditions sanitaires, nommer les référents covid, étendre les missions du coordinateur SPS et du maître d’œuvre) ;
     
  • à la préparation du chantier et aux prestations de nettoyage (aménagements de la base de vie, réfectoire, bungalow, parking, prestations de nettoyage, etc.) ;
     
  • aux consommables sanitaires (gel hydroalcoolique, masques, etc.) ;
     
  • à la baisse de productivité (coactivité limitée, durée étendue de la location de matériel).

Une seconde source de surcoûts ne doit néanmoins pas être ignorée. Elle rassemble là aussi quatre postes a minima, à savoir :

  • les coûts de mise à l’arrêt et de reprise du chantier (gardiennage, mise en sécurité, travaux nécessaires éventuellement en cas de désordres intervenus pendant l’arrêt : inondation, fissures, etc.) ;
     
  • les coûts liés à l’allongement du chantier (stockage des matériaux, renégociation des crédits, renégociation des assurances, allongement dû à la prolongation des délais d’autorisations administratives [v. ord. nos 2020-306 du 25 mars 2020, 2020-427 du 15 avr. 2020, 2020-460 du 22 avr. 2020 et 2020-539 du 7 mai 2020]) ;
     
  • les surcoûts postérieurs (difficultés prolongées d’approvisionnement impliquant des approvisionnements plus cher, en local et pas à l’étranger, délais d’immobilisation, de rupture de certains contrats) ;
     
  • les manques à gagner (pénalités dues à des acquéreurs, pertes de loyers, etc.)

Absence de règle unique et indices délivrés dans la norme AFNOR

Ainsi, le droit n’offre aucune règle de répartition unique. C’est à l’aune de chaque type de surcoûts que les clauses du contrat devront être analysées.

À ce titre, soit parce que le contrat y fait directement référence, soit par ce qu’elle constitue une forme de soft law, vers laquelle le juge pourrait se tourner pour interpréter une clause obscure, la norme AFNOR NFP 03-001, telle que révisée en 2017, pourra constituer un guide. Nombre de ses articles proposent des indices. On relèvera notamment, la réception partielle de l’article 1195, avec clause de conciliation (art. 9.1.2), la rémunération de l’entrepreneur en cas d’évolution du PGC SPS « du fait du maître de l’ouvrage » (art. 9.1.2), l’absence d’indemnité en cas de « pertes » – le mot est large – occasionnées par des « phénomènes naturels » (art. 9.1.4), les retards occasionnés par de nouveaux ordres de services (art. 10.3.2.2.1), les travaux à réaliser sur injonction administrative (art. 11.3.1), auxquels on rajoutera les textes sur le compte prorata et l’ensemble des clauses sur les droits à paiement (19 s.).

Les arguments fondés sur le contrat sont ainsi légion.

II. La crise et le dépassement des prévisions : l’anticipation de l’imprévu mais pas l’impensable

D’un autre côté, l’on peut se demander si la crise actuelle ne dépasse pas ces prévisions. Entendues comme une technique de gestion des risques, les clauses du contrat ont en effet été négociées, certes. Mais, précisément, dans ces contrats singuliers, elles ont été envisagées à l’aune d’imprévus que l’on pouvait considérer. Un chantier pouvait s’arrêter, une grue chuter, un sol révéler une difficulté parfaitement inédite… Mais jamais il n’a été anticipé que, brusquement, ce serait la totalité des chantiers d’un même entrepreneur, d’un même promoteur, qui viendrait soudain à s’immobiliser ! Technique d’emprise sur l’avenir, le marché privé dûment négocié a sans doute géré l’imprévu. Mais peut-être pas l’impensable.

Des prévisions bouleversées : un appel à la ligne prétorienne relative au bouleversement de l’économie du contrat

En vue de la discussion, un argument pourrait alors à ce titre être envisagé, qui renvoie à une ligne prétorienne née au tournant des années quatre-vingt. Effectivement, l’intangibilité des forfaits, qu’ils s’agissent de forfaits soumis à l’article 1793 du code civil ou non d’ailleurs (ex., pour un pilotage de chantier, Civ. 3e, 6 déc. 2000, n° 99-13.429, RDI 2001. 54, obs. H. Périnet-Marquet ; Defrénois. 2001, art. 37384, obs. H. Perinet-Marquet), se trouve parfois écartée, en jurisprudence, par référence à un « bouleversement de l’économie du contrat ».

Définitions doctrinales distinctes

La notion est toutefois purement prétorienne. Aussi sa définition suscite des discussions doctrinales. Certains ont pu rapprocher ce « bouleversement de l’économie du contrat » à une « novation par changement d’objet » (A. Bénabent, Les contrats spéciaux civils et commerciaux, Domat, 2019, spéc. n° 599). Entendue ainsi, la notion semble impliquer une évolution matérielle des travaux et elle peinerait à appréhender de simples « surcoûts », même considérables. Néanmoins, d’autres auteurs ont pu avancer que la notion dissimulait en réalité plus largement une prise en compte du « déséquilibre objectif des prestations » (J. Moury, Une embarrassante notion : l’économie du contrat, D. 2000. 382 , S. Pimont, L’économie du contrat, PUAM, 2004, p. 255). Or, pris dans ce sens plus large, des surcoûts considérables pourraient alors s’avérer de nature à caractériser un tel bouleversement.

Caractérisation prétorienne évolutive et différenciation selon les types de surcoûts

L’étude de la jurisprudence révèle qu’il y a sans doute eu, en effet, une forme de glissement. Dans les années quatre-vingt, les arrêts subordonnaient le bouleversement à une modification importante de la prestation de l’entrepreneur (Civ. 3e, 17 mars 1982, RDI 1982. 382 ; 18 avr. 1984, Gaz. Pal. 1984. 2. 228). Toutefois, si l’évolution matérielle des travaux qui reste le plus souvent à l’origine des litiges (ex., pour sous-traitant, Civ. 3e, 11 juill. 2019, n° 18-16.322 ; pour l’augmentation du gabarit d’un immeuble, v. Civ. 3e, 9 sept. 2009, n° 08-15.728), des arrêts se sont parfois satisfaits, pour caractériser un tel bouleversement, d’une simple augmentation du coût du contrat, sans égard pour l’importance de la modification des travaux eux-mêmes (jugé que des modifications pourtant modestes caractérisent un bouleversement dès lors qu’elles ont entraîné un « accroissement considérable du coût de la réalisation », v. Civ. 3e, 12 juin 2002, n° 00-14.256 ; de même en présence d’un surcoût de 12 %, v. Civ. 3e, 16 sept. 2003, n° 02-13.417).

Certes, cette évolution a peut-être constitué une manière subtile de faire entrer un peu de révision pour imprévision, à une époque où le droit positif la rejetait. Pour autant, elle révèle que la jurisprudence a parfois pu se montrer attentive à l’existence de surcoûts, pour déplafonner des forfaits.

L’on admettra néanmoins que cette approche n’est pas très stable. Des décisions ont au contraire pu estimer qu’un tel « bouleversement » ne pouvait être caractérisé à partir d’une simple augmentation des coûts (Versailles, 11 janv. 2008, n° 06/1102) ou de « retards non imputables au maître », bien qu’exposant les entreprises à des surcoûts (Civ. 3e, 10 déc. 2015, n° 14-25.164, RDI 2016. 147, obs. B. Boubli ; 28 févr. 2012, n° 10-25.662, Dalloz jurisprudence). C’est donc sans doute de l’effet cumulé de l’importance et de la variété des surcoûts que pourrait naître, sans qu’il y ait de véritable « construction » supplémentaire, la caractérisation d’un « bouleversement de l’économie » des marchés privés impactés par la crise.

Des prévisions à renégocier : la bonne foi pour appréhender l’impensable

Au-delà du recours à cette notion, c’est tout simplement une référence à la bonne foi qui pourra être tentée. Désormais portée au frontispice du droit commun, l’exigence pourrait en effet retrouver sa dimension tutélaire et créatrice d’obligations avec la crise (v. égal. C. Grimaldi, Quelle jurisprudence demain pour l’épidémie de covid-19 en droit des contrats, D. 2020. 827 ). L’on sait en effet qu’avant 2016, c’est à partir de l’article 1134, alinéa 3, du code civil qu’avaient été découvertes les obligations d’information, de sécurité, mais aussi de renégociation en cas de contractant placé dans une situation intenable (Com. 3 nov. 1992, Bull. civ. VI, n° 338 ; D. 1995. 85 , obs. D. Ferrier ; RTD civ. 1993. 124, obs. J. Mestre ; 24 nov. 1998, Bull. civ 277, RTD civ. 1999. 98, obs. J. Mestre ; 15 mars 2017, n° 15-16.406, D. 2018. 371, obs. M. Mekki ; ibid. 865, obs. D. Ferrier ). En présence de surcoûts qui conduiraient à laisser un contractant exsangue, alors, face à l’impensable, le nouvel article 1104 du code civil pourrait ainsi être évoqué.