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Le droit en débats

Le retour de la question de l’indépendance du ministère public sur la scène politique allemande

Quelques jours avant les élections législatives, des perquisitions menées au sein de deux ministères fédéraux et chez un ancien membre du parti social-démocrate ont remis au centre du débat la question de l’indépendance politique du ministère public allemand.

Par Kevin Mariat le 13 Octobre 2021

Les faits. C’est le Spiegel qui, le premier, révèle l’information en ce jeudi 9 septembre : sur requête du procureur d’Osnabrück (Basse-Sae), le ministère fédéral de la Justice et le ministère fédéral des finances sont en train d’être perquisitionnés à Berlin. Des saisies de documents sont bientôt confirmées1. Ces actes sont effectués dans le cadre d’une enquête commencée en 2020 et visant des soupçons d’entrave à la justice au sein de l’office central des douanes pour le blanchiment d’argent. Plus précisément, le ministère public soupçonne l’office de n’avoir transmis ni aux autorités de police ni à la justice des informations communiquées par des banques concernant des soupçons de blanchiment. Jusqu’ici, rien d’extraordinaire, si ce n’est que l’office relève du ministère des Finances dirigé par Olaf Scholz, vice-chancelier d’Angela Merkel et par ailleurs candidat aux élections législatives devant avoir lieu moins de trois semaines après les perquisitions. Le dimanche 26 septembre 2021, le parti social-démocrate (SPD) dirigé par Olaf Scholz remporte d’ailleurs les élections législatives.

Le mardi 28 septembre, le procureur de Cologne fait procéder à plusieurs perquisitions à Hambourg, dont les bureaux d’un ancien député du parti-démocrate, Johannes Kahrs, et les bureaux de l’administration des finances publiques, dans le cadre de l’enquête tentaculaire dite Cum-Ex2. Dans ce dossier, des acteurs financiers sont soupçonnés d’avoir perçu plusieurs milliards d’euros en remboursement d’impôts grâce à des manipulations financières que certaines administrations fiscales auraient volontairement oublié de réclamer. La Cour fédérale de justice a tranché en juillet en faveur de la qualification pénale plutôt que de l’optimisation fiscale3. Olaf Scholz était, à l’époque des faits, le maire de Hambourg.

Ces différentes perquisitions sont très vite analysées ensemble sous un angle bien particulier : l’indépendance du ministère public allemand. Le procureur d’Osnabrück et celui de Cologne sont en effet sous la tutelle respective du ministre de la Justice du Land de Basse-Saxe et du ministre de la Justice du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tous deux membres de l’union chrétienne-démocrate (CDU), parti d’Angela Merkel arrivé bon deuxième aux élections législatives… Aussi la question est-elle arrivée très rapidement : que savaient les ministres de la Justice ou, plutôt, ces perquisitions étaient-elles guidées par des motivations politiques4 ?D’autant que le ministère fédéral de la Justice a, entretemps, déposé un recours visant à contester la perquisition sur le plan de la proportionnalité5 et que les deux ministres de la Justice des Länder concernés ont admis avoir eu connaissance des enquêtes en cours6.

Une dépendance claire. Le statut du ministère public allemand peut être rapidement résumé comme suit : à la lecture des textes7, le parquet apparaît comme soumis au droit d’injonction externe (externes Weisungsrecht) du ministre auquel il est rattaché ainsi qu’aux injonctions internes de son supérieur (internes Weisungsrecht) du fait de son organisation hiérarchisée. Il existe donc une dépendance interne et externe du parquet, la dépendance externe variant du fait de la structure fédérale de l’Allemagne : le parquet fédéral est soumis au ministre fédéral de la Justice, tandis que les différents parquets des Länder sont soumis au ministre de la Justice du Land considéré8. Le ministre de la Justice dispose même d’un droit de substitution (Substitutionsrecht) consistant en la possibilité de retirer une affaire à un procureur et de la confier à un autre9.

Un statut critiqué. Ce statut est critiqué de manière nuancée par la doctrine, par les magistrats allemands et, plus récemment frontalement, par les juges européens. La doctrine considère dans sa large majorité que seul le droit d’injonction externe (de l’exécutif) pose problème10, et encore : seules les injonctions individuelles sont réellement problématiques, les injonctions générales découlant de la responsabilité politique du gouvernement.
Quant aux magistrats allemands, l’enquête annuelle réalisée parmi eux sur l’état de la justice est sans appel : en 2019, 86 % des magistrats interrogés se prononcent pour l’abolition du droit d’injonction du ministre de la Justice11.

Enfin, les magistrats européens ont rappelé au ministère public allemand sa dépendance politique, jugeant avec fracas qu’il ne pouvait de ce fait être considéré comme une autorité judiciaire d’émission d’un mandat d’arrêt européen12.

Des réformes a minima proposées (et enterrées). La doctrine allemande réfléchit depuis longtemps à la question de l’indépendance politique des procureurs. L’une des propositions les plus fortes reste celle d’Helmut Satzger13, faite lors du Juristentag de 200414. Après avoir estimé que les cas d’influences du politique sur le ministère public demeurent quantitativement rares mais suscitent l’indignation15, l’auteur propose de ne supprimer que les injonctions externes individuelles et de maintenir les injonctions générales du ministre16. Cette proposition, pour mesurée qu’elle puisse paraître, est étonnamment restée lettre morte.

Pour répondre à la position de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), le gouvernement a, de son côté, annoncé début 2021 vouloir limiter le droit d’instruction du ministre de la Justice. La réforme est encore plus minimale que celle proposée par Helmut Satzger, puisqu’il n’est prévu une exclusion des instructions individuelles que lorsque le procureur agira dans un cadre européen, en particulier – arrêt de la CJUE oblige – lorsqu’il émettra ou exécutera un mandat d’arrêt européen. Dans les autres procédures non-européennes, les instructions individuelles devront seulement être écrites et ne pas contenir de considérations étrangères à la justice17. La loi n’est toutefois toujours pas à l’ordre du jour des discussions parlementaires18.

Une question transfrontière. À l’heure où, en France, les « petits pois » contre-attaquent et suscitent l’émoi de certains – les autres réservant leur indignation pour la prochaine affaire concernant l’un des leurs –, la résurgence des débats allemands dans un contexte politique tendu invite à remettre, une fois encore, l’ouvrage sur le métier. Même si la situation paraît bloquée des deux côtés du Rhin sur une éventuelle avancée vers un ministère publique indépendant19, la question est, malgré tout, assez simple : « il ne s’agit pas de savoir dans quelle mesure le ministère public est indépendant, mais plutôt quelle indépendance nous voulons lui reconnaître »20.

Vaste programme ! S’il n’est pas ici le lieu de répondre définitivement à la question, qu’on nous permette toutefois d’écrire que le ministère public étant le filtre d’accès, le videur placé à l’entrée de la fonction juridictionnelle, et la fonction juridictionnelle devant nécessairement être indépendante, le ministère public se doit d’être indépendant. L’indépendance du juge, pour être garantie, passe par celle du ministère public21.

 

1. « Durchsuchungen in Bundesministerien für Finanzen und Justiz », Legal Tribune Online, 9 sept. 2021.
2. « Cum-Ex-Razzia in Hamburg », Legal Tribune Online, 29 sept. 2021.
3. BGH, 28 juill. 2021, 1 StR 519/20.
4. A. Kaufmann, « Was wissen die Justizminister ? », Legal Tribune Online, 29 sept. 2021.
5. Idem.
6. Idem.
7. Loi sur l’organisation judiciaire allemande (Gerichtsverfassungsgericht ou GVG), §§ 145 s.
8. Pour une analyse du caractère fédéral de l’État comme une limite à la dépendance politique du ministère public, v. C. Witz, Le droit allemand, 3e éd., Dalloz, 2018, p. 90.
9. C. Roxin et B. Schünemann, Strafverfahrensrecht, 29e éd., C.H. Beck, 2017, p. 55.
10. V. par ex., M. Markwardt, « Brauchen wir eine "unabhängige" Staatsanwaltschaft ? Zur Stellung der Staatsanwaltschaft im demokratischen Rechtsstaat », dans Festschrift für Reinhard Böttcher zum 70. Geburtstage, De Gruyter, 2007, p. 93, spéc. p. 96 s.
11. Roland Rechtsreport 2019, p. 61.
12. CJUE 27 mai 2019, aff. C-508/18 et C-82/19 PPU. Sur cet arrêt, v. en particulier K. Ambos, Observations sur les arrêts de la CJUE du 27 mai 2019, RSC 2019. 901 ; D. 2019. 2122, et les obs. , note E. Rubi-Cavagna ; ibid. 1626, obs. J. Pradel ; AJ pénal 2019. 453, obs. T. Herran ; RTD eur. 2020. 333, obs. F. Benoît-Rohmer
13. H. Satzger, Chancen und Risiken einer Reform des strafrechtlichen Ermittlungsverfahrens :Gutachten C zum 65. Deutschen Juristentag, C.H. Beck, 2004.
14. Le Deutscher Juristentag désigne une association très puissante de juristes allemands fondée en 1860 et comptant aujourd’hui environ 5 000 membres ainsi que son congrès bisannuel se réunissant à chaque fois dans une ville différente.
15. H. Satzger, op. cit., note 13, p. C131.
16. Ibid., p. C131 à C133.
17. A. Kaufmann et M. Sehl, « Deutsche Staatsanwaltschaft wird ein bisschen unabhängig », Legal Tribune Online, 20 janv. 2021.
18. A. Kaufmann, op. cit., note 4.
19. La situation du ministère public allemand correspond toutefois à la situation du ministère public français avant 2013 et la suppression du droit d’instruction individuelle du garde des Sceaux.
20. A. Kaufmann, op. cit., note 4.
21. Pour un argumentaire plus développé, v. notre thèse K. Mariat, L’équilibre des pouvoirs dans la phase préparatoire du procès pénal. Réflexions françaises à la lumière des droits allemand et italien, Thèse Lyon 3, 2019, nos 541 s.