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Le droit en débats

Affaire Mosley/Google : liberté d’expression, atteinte à la vie privée et droit à l’oubli numérique

Par Antoine Chéron le 25 Novembre 2013

C’est un fait désormais établi que le moteur de recherche Google, à travers ses nombreux services, constitue une richesse technologique indéniable. À l’inverse, il est vrai aussi que Google représente un défi, souvent une menace, pour le droit au respect à la vie privée des personnes. L’affaire Max Mosley, qui a défrayé la chronique en 2008, en est une parfaite illustration. Monsieur Mosley, personnage de notoriété publique, avait poursuivi en justice Google images pour la publication de photos intimes, enregistrées à son insu, le représentant en compagnie de prostituées lors de pratiques sexuelles particulières. 

Cette affaire montre que le service Google images offre bien des difficultés aux juges pour apprécier à leur juste valeur les différents droits et libertés en conflit. Le caractère relativement nouveau de Google dans le paysage juridique explique que le législateur et la jurisprudence en soient encore au stade de l’expérimentation, à la recherche du régime juridique approprié pour concilier les divers intérêts et droits en concurrence. On s’aperçoit, à travers les nombreuses affaires impliquant Google images, que les juges du fond refusent d’appliquer de manière brute les règles traditionnelles protectrices de la vie privée et du droit à l’image, c’est-à-dire principalement les articles 9 et 1382 du code civil ainsi que la loi du 29 juillet 1881. Le spectre de la censure par la Cour de cassation les oblige donc à rechercher un équilibre entre la liberté d’expression, le droit à l’information ou la liberté d’entreprendre sur internet et la protection de la vie privée des personnes. Face à l’insuffisance des règles traditionnelles de protection de la vie privée, de nouvelles voies de protection sont apparues afin de mieux appréhender le phénomène Google et autres géants d’internet brassant des données personnelles : le droit à l’oubli, la loi pour la confiance dans l’économie (LCEN) n° 2004-575 du 21 juin 2004 sur la responsabilité des hébergeurs. Sans compter les règles de principe dégagées par la Cour de cassation ou la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) : les hébergeurs ne sont pas tenus d’une obligation générale de surveillance des contenus ou l’obligation de mettre en place un système proportionné de blocage de certains contenus.

Les circonstances de l’affaire

Le demandeur à l’action avait obtenu du juge des référés une ordonnance enjoignant à Google images le retrait immédiat des clichés le représentant dans des scènes d’intimité sexuelle. Il avait également obtenu gain de cause auprès d’une juridiction anglaise. À la suite de ces injonctions, Google s’est exécuté et a procédé au retrait des photos litigieuses. Toutefois, le demandeur, s’étant aperçu d’une nouvelle publication des photos en cause, toujours sur Google Images, a procédé à une mise en demeure par voie d’huissier pour le retrait des clichés. Mais confronté à l’inertie du moteur de recherche qui invoque son refus de «faire la police sur Internet» et « l’absence pesant sur lui d’une obligation de surveiller a priori les contenus qu’il indexe », le demandeur a saisi le juge afin d’obtenir le déréférencement définitif des photos litigieuses sur le moteur de recherche.

La décision du tribunal de grande instance (TGI) de Paris

Le juge retient la responsabilité de Google Incorporation (siège en Californie) tout en mettant hors de cause Google France (sans doute parce que les faits d’enregistrement des photos se sont déroulés aux USA). Selon le TGI, le refus de supprimer les photos litigieuses qui figuraient sur le moteur de recherche alors que la société Google était informée de l’atteinte que ces publications portaient à la vie privée du demandeur, ainsi que l’avait décidé en référé le juge, ce refus engage donc la responsabilité de Google Incorporation. Le tribunal prononce la condamnation du moteur de recherche à 1 € symbolique et décide surtout de l’exécution provisoire de la décision. Il interdit, par ailleurs, à la société Google l’affichage des clichés litigieux sur son moteur de recherche pendant une durée de 5 ans.

Analyse de la décision

La présente décision condamnant la société Google à retirer de son moteur de recherche les photos enregistrées à l’insu du demandeur et le représentant dans son intimité sexuelle n’est pas une décision qui s’imposait d’elle-même.

Compte tenu de la jurisprudence actuelle, l’argumentation présentée par Google aurait dû, a priori, conduire le juge à une solution moins tranchée à son encontre. En effet, pour opposer son refus à tout retrait des photos sur le moteur de recherche, Google démontrait, d’une part, qu’elle n’était pas tenue de « faire la police sur internet » et, d’autre part, que ne pesait pas sur elle d’« obligation de surveillance des contenus qu’elle indexe ».
Ce faisant, la société Google met à son profit la série de décisions rendues le 12 juillet 2012 par la Cour de cassation en matière d’images contrefaisantes, par lesquelles la haute juridiction est venue censurer les juges du fond qui avaient soumis la société Google à une obligation générale de surveillance des images qu’elle stocke et de recherche des reproductions illicites (Civ. 1re, 12 juill. 2012, nos 11-15.165 et 11-15.188, D. 2012. 2075, obs. C. Manara, note C. Castets-Renard ; ibid. 2071, concl. C. Petit ; ibid. 2331, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2343, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; ibid. 2836, obs. P. Sirinelli ; ibid. 2013. 1503, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2013. 607, note L. Usunier ; RTD com. 2012. 771, obs. F. Pollaud-Dulian ; ibid. 775, obs. F. Pollaud-Dulian ; ibid. 780, obs. F. Pollaud-Dulian).

Plusieurs décisions de la CJUE ont également statué en ce sens et, parmi celles-ci, citons l’arrêt du 16 février 2012 qui a décidé que les règles des États membres « doivent notamment respecter l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2000/31, qui interdit aux autorités nationales d’adopter des mesures qui obligeraient un prestataire de services d’hébergement à procéder à une surveillance générale des informations qu’il stocke » (CJUE 16 févr. 2012, aff. C-360/10, Sabam c. Netlog, D. 2012. 549, obs. C. Manara ; ibid. 2343, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; ibid. 2836, obs. P. Sirinelli ; RSC 2012. 163, obs. J. Francillon ; RTD eur. 2012. 957, obs. E. Treppoz).

La source juridique de cette absence d’obligation générale de surveillance à l’égard des prestataires techniques se trouve à l’article 6-I-7 de la LCEN. Un prestataire technique comme Google n’a pas à surveiller la licéité des contenus qu’on lui demande d’indexer dans le moteur de recherche sauf, précise le même article, en cas de contenu portant sur l’apologie du crime, d’incitation à la haine raciale ou encore de pornographie enfantine. À cet effet, le moteur de recherche engage sa responsabilité en cas d’indexation de ce type de contenu. Ainsi, en présence d’un contenu illicite, l’hébergeur n’engage, en principe, pas sa responsabilité pour le stockage des informations, s’il ignorait le caractère illicite de ce contenu ou s’il a promptement agi pour retirer les données dès qu’il en a eu connaissance (LCEN, art. 6-1-2). Cependant, se pose la question de la qualification par l’hébergeur du caractère illicite d’un contenu.

Appartient-il à l’hébergeur de dire si tel ou tel contenu est illicite pour, le cas échéant, imposer ensuite sa censure ?

Si le juge des référés s’interdit bien souvent de s’immiscer dans ce type de qualification, préférant laisser au juge du fond le soin de trancher cette question, on peut considérer que l’hébergeur est encore moins autorisé pour une telle démarche. Le Conseil constitutionnel est venu donner son interprétation de l’article 6-I-2 de la LCEN : l’hébergeur n’a d’obligation de retirer les informations dénoncées par un tiers que si elles sont manifestement illicites ou lorsque leur retrait a été ordonné par un juge (Cons. const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, AJDA 2004. 1534, note J. Arrighi de Casanova ; ibid. 1937 ; ibid. 1385, tribune P. Cassia ; ibid. 1497, tribune M. Verpeaux ; ibid. 1537, note M. Gautier et F. Melleray, note D. Chamussy ; ibid. 2261, chron. J.-M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert ; D. 2005. 199, note S. Mouton ; ibid. 2004. 1739, chron. B. Mathieu ; ibid. 3089, chron. D. Bailleul ; ibid. 2005. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; RFDA 2004. 651, note B. Genevois ; ibid. 2005. 465, étude P. Cassia ; RTD civ. 2004. 605, obs. R. Encinas de Munagorri ; RTD eur. 2004. 583, note J.-P. Kovar ; ibid. 2005. 597, étude E. Sales).

Google et Youtube ont ainsi refusé de retirer un contenu qu’ils ne considéraient pas comme étant manifestement illicite : le TGI de Paris a approuvé ce refus en jugeant qu’il n’y a pas d’obligation pour l’hébergeur d’apprécier le caractère diffamatoire d’un contenu (TGI Paris, 4 avr. 2013, H&M c. Google, Youtube).
Pour revenir à l’affaire Max Mosley, en présence des clichés représentant le demandeur dans des scènes d’intimité sexuelle, Google ne peut se voir reprocher son refus de les retirer de son moteur de cherche pour la seule raison qu’ils sont illicites (enregistrement à l’insu du demandeur). Les photos ne sont pas en elles-mêmes manifestement illicites.

Par conséquent, au vu de la motivation du jugement, il s’agit plutôt de la connaissance qu’avait Google du caractère préjudiciable de l’indexation des clichés qui explique la présente solution. En effet, les photos « figuraient » sur le moteur de recherche et Google avait connaissance de l’atteinte qu’elles « portaient » au demandeur.

Le présent jugement semble ainsi respecter les prescriptions des arrêts du 12 juillet 2012 et notamment celui relatif à l’Affaire Cleastream (le film) : « quand la prévention imposée à la société Google pour empêcher toute nouvelle mise en ligne […] aboutit à la soumettre, au-delà de la seule faculté d’ordonner une mesure propre à prévenir ou à faire cesser le dommage lié au contenu actuel du site en cause, à une obligation générale de surveillance des images… ». En d’autres termes, la société Google ne peut pas être soumise à une obligation générale de surveillance des contenus mais, dès lors qu’un contenu existe déjà sur le site et cause à autrui un dommage, alors la société est tenue de procéder à son retrait. D’autant plus qu’en l’espèce, une autorité judiciaire lui avait enjoint d’agir (V. la décision du Conseil constitutionnel préc.).

La circonstance relative à la protection de la vie privée a facilité la prise de décision du juge. En présence d’intérêts d’ordre économique ou de propriété intellectuelle, le juge a tendance à être plus enclin au droit à l’information ou à la liberté d’expression. La Cour européenne des droits de l’homme, qui réserve un statut particulier à la liberté d’expression en tant qu’elle est le pilier de la démocratie, a récemment statué en faveur de cette liberté, en conflit avec une violation de la vie privée : elle a ainsi refusé d’ordonner à l’éditeur d’une publication en ligne d’effectuer le retrait de l’information dommageable sur internet. Elle a néanmoins décidé que le fait de publication doit donner lieu à une réparation en faveur de la victime du contenu illicite (CEDH 16 juill. 2013, n° 33846/07, W. et S. c. Pologne).

Inapplication du droit à l’oubli numérique

Le TGI de Paris a prononcé l’obligation de retirer et de cesser tout affichage des images litigieuses de Max Mosley sur Google Images pendant une durée de cinq ans. Cette durée relève a priori du pouvoir discrétionnaire du juge et n’a pas d’autre explication. En revanche, on peut s’interroger, en l’espèce, sur le refus par le juge de prononcer l’effacement définitif du moteur de recherche des photos litigieuses. Une telle suppression aurait, sans aucun doute, été justifiée en l’espèce puisque les photos constituent une atteinte intolérable à la vie privée du demandeur.

À croire que le juge n’est pas convaincu lui-même par les vertus du droit à l’oubli numérique. Comme toute nouveauté, le droit à l’oubli numérique a ses partisans et ses détracteurs. Cependant, ses partisans semblent l’emporter puisque, après la proposition de règlement de 2012, c’est, depuis le 21 octobre 2013, au tour de la Commission des libertés du parlement européen d’approuver notamment l’instauration d’un droit à l’oubli. Toutefois, le chemin à parcourir pour parvenir à un texte juridique européen définitif reste encore semé d’embuches. Ainsi, l’avocat général de la CJUE vient de rendre des conclusions dans une affaire du 25 juin 2013 qui indiquent clairement que le droit à l’oubli numérique n’est pas un principe applicable en droit positif européen (CJUE 25 juin 2013, Google c. AEDP) et peut même être un principe peu souhaitable. 

Il y a ceux qui invoquent l’idée selon laquelle, une fois l’information émise sur le web, son auteur n’en est plus le propriétaire, celle-ci tombant dans le patrimoine commun des internautes ; ceux encore qui mettent en garde contre les risques que fait peser un tel droit sur les libertés publiques (possibilité pour un commerçant de supprimer définitivement de la toile toutes traces des actes répréhensibles dont il est l’auteur et se construire une e-réputation sans reproche mais trompeuse (V. RLDI 2013 n° 96). Certains dénoncent même : « le projet de règlement européen sur le droit à l’oubli ou l’enterrement programmé de la loi de 1881 sur la liberté de la presse » (S. Proust, Légipresse 2013, n° 304, II, p. 211).

Face à toutes ces hésitations et polémiques, il est compréhensible que le TGI de Paris n’ait pas souhaité inscrire dans sa décision le droit à l’oubli numérique, certainement revendiqué par le demandeur. En tout état de cause, Google dispose d’un délai de deux mois pour procéder au retrait des clichés litigieux sachant que la décision est revêtue de l’exécution provisoire. Google a indiqué qu’il allait interjeter appel…