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Le droit en débats

Le juge et le président

Par Michel Bouleau le 31 Mars 2016

Par une ordonnance du 27 janvier 2016, statuant en matière de « référé-liberté » et donc en application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative qui permet d’ordonner, sous condition d’urgence, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale, le juge des référés du Conseil d’État, en l’occurrence M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux, a rejeté une requête, présentée notamment par la Ligue des droits de l’homme, par laquelle il lui était demandé à titre principal d’ordonner la suspension du régime de l’état d’urgence et subsidiairement d’enjoindre au président de la République de mettre fin à tout ou partie de cet état d’urgence ou, à tout le moins, de réexaminer la situation (n° 396220, Lebon ; AJDA 2016. 126 ; D. 2016. 259, et les obs. ; ibid. 663, point de vue M. Bouleau ).

Ce rejet – attendu – n’a guère soulevé de réactions alors que, s’agissant de l’office du juge administratif, et plus particulièrement du juge des référés, il aurait dû susciter quelques interrogations.

Les premières conclusions ont été écartées au motif que, la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 étant intervenue pour autoriser la prorogation de l’état d’urgence pour trois mois et permettre expressément jusqu’à l’expiration de ce délai l’usage des pouvoirs prévus par la loi du 3 avril 1955, ordonner la suspension de la déclaration d’état d’urgence équivalait à suspendre l’application de la loi, chose qu’il ne peut appartenir à un juge administratif des référés de faire. Ce raisonnement est difficilement contestable et on peut d’ailleurs se demander si les requérants croyaient réellement que ces conclusions de leur requête avaient une quelconque chance d’être reçues. On observera toutefois que, dans son ordonnance Mme Allouache et autres du 9 décembre 2005 (n° 287777, Lebon ; AJDA 2005. 2374 ; ibid. 2006. 1875, étude T.-X. Girardot ; D. 2006. 12 ; RTD civ. 2006. 80, obs. R. Encinas de Munagorri ), rendue à l’occasion d’un précédent référé-liberté relatif à l’état d’urgence proclamé à la suite des émeutes urbaines de 2005, le président Genevois avait, lui, s’agissant des conclusions aux fins de suspension de l’état d’urgence, préféré faire droit à la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l’intérieur et tirée de ce que la suspension sollicitée n’avait pas, par ses effets, semblables à ceux qui résulteraient d’une annulation, le caractère provisoire que doivent avoir les mesures prescrites par un juge des référés aux termes de l’article L. 511-1 du code de justice administrative. Si ce motif apparemment imparable n’a pas été repris, c’est qu’entre-temps, le Conseil d’État a pris le parti, abusivement prétorien, d’écarter les dispositions, pourtant clairement impératives et de portée générale de l’article L. 511-1, pour investir le juge du référé-liberté de pouvoirs que le législateur n’avait jamais entendu lui conférer, en jugeant que c’est seulement « en principe » que les mesures prises par ce juge doivent présenter un caractère provisoire et qu’il peut en aller autrement si cela est nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale (rédaction inaugurée par M. Delarue, CE, ord., 30 mars 2007, n° 304053, Ville de Lyon, Lebon ; AJDA 2007. 719 ; ibid. 1242 , note S. Damarey ). Le juge administratif s’est donc intronisé lui-même en gardien suprême de ces libertés par l’effet d’une volonté propre qui semble transcender tout devoir (il est vrai nécessairement subalterne devant ce qu’impose une telle mission providentielle !) de respect du champ de compétence qui lui a été attribué par la représentation nationale.

Les conclusions aux fins d’injonction, possibles dans le principe dès lors que le président de la République peut toujours, par décret en conseil des ministres, décider de mettre fin à l’état d’urgence avant l’échéance fixée par le législateur ont, elles, été écartées « sur le fond ». Le juge des référés du Conseil d’État n’a, en effet, pas estimé pouvoir retenir l’échappatoire du défaut d’urgence qui, juridiquement du moins, n’était pourtant pas totalement inenvisageable, car, somme toute, l’urgence qui est requise par l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’est pas nécessairement constituée par une situation d’état d’urgence qui, par elle-même, n’a sur l’exercice des libertés que des effets potentiels qui ne seront réalisés que par l’édiction ultérieure de mesures sur lesquelles le juge administratif n’a de cesse de rappeler qu’il pratique en temps utile un contrôle efficace. Il a préféré juger, comme l’avait fait son prédécesseur de 2005, que le président, auquel est concédé un large pouvoir d’appréciation en la matière, n’a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en ne prenant pas un décret mettant fin à l’état d’urgence. Et il a, là aussi à l’instar de son prédécesseur, fondé le contrôle qu’il a ainsi pratiqué sur la pétition de principe selon laquelle l’état de droit impliquait nécessairement que, dans le silence de la loi, la faculté reconnue par celle-ci au président de la République (qui n’est, il ne faut pas le perdre de vue, que celle de mettre fin à l’état d’urgence avant le terme accepté par le Parlement, non celle de le prolonger ou d’en modifier le contenu) ne pouvait faire échapper au contrôle du juge de la légalité son action en la matière (ou plutôt d’ailleurs son inaction, car aucune décision n’est, à proprement parler, encore née, lorsque ce juge intervient).

La décision, qui est donc conforme à une jurisprudence établie, est au demeurant, et bien évidemment eu égard à son auteur, impeccable dans sa rédaction. Cela étant, certaines formules rituelles utilisées pour la motiver sonnent tout de même en l’espèce de manière un peu curieuse. C’est ainsi que l’on apprend que c’est « de l’instruction » ou « de l’instruction et des débats » qu’il résulte que le péril imminent qui a conduit à l’instauration de l’état d’urgence n’a pas disparu et qu’en fin de compte, le président n’a pas, dans l’exercice du pouvoir d’appréciation qui est le sien, violé une liberté fondamentale. Ces formules supposent une expertise en matière de lutte contre le terrorisme et une capacité d’analyse des éléments susceptibles de déterminer les menaces et de définir les moyens d’y faire face auxquelles, même dans la perspective d’un contrôle restreint, il est difficile d’envisager qu’un juge des référés puisse prétendre. Elles font, en réalité, clairement apparaître tout ce qu’il y a de factice dans le contrôle affiché. Et on imagine mal, en l’état actuel des choses, que le juge des référés du Conseil d’État, qu’il statue seul, comme la procédure le lui permet, ou qu’une formation collégiale ait été constituée à l’occasion, puisse réellement envisager d’adresser des injonctions au président de la République pour l’exercice d’un pouvoir de la nature de celui qui est ici en cause. La promesse d’un contrôle est assortie de tant de restrictions mentales qu’elle est en vérité sans portée. Ne conviendrait-il pas de s’interroger un peu sérieusement sur le point de savoir si le respect de l’État de droit passe par la représentation d’une pièce dont la fin est connue d’avance ?

Mais reste que l’hypothèse a été faite que le juge pourrait contrôler le président. Et il en résulte qu’aussi improbable que soit une censure pure et simple, il ne peut pour autant être totalement exclu qu’un juge irresponsable, ou partisan, fasse obstacle à l’édiction de mesures nécessaires au salut de la République. N’a-t-on pas franchi, en permettant une telle hypothèse, les bornes qu’une juste conception de sa légitimité devrait assigner à l’office du juge ? Car il ne s’agit pas ici de censurer l’éventuelle violation d’une norme au contenu précis, mais de confronter à l’appréciation qu’a portée un président investi par le peuple français sur la pertinence de l’état d’urgence celle d’un juge qui ne trouve a priori d’autorité que dans la loi dont il assure le respect. Ne serait-il pas plus raisonnable, et d’une certaine manière plus vertueux, renonçant à toute hybris prétorienne, d’admettre les limites, si ce n’est du droit du moins de l’office du juge, de reconnaître en conséquence que l’action de l’exécutif n’a pas, en la matière, un caractère administratif, et d’avouer son incompétence pour connaître tant de la proclamation que du maintien de l’état d’urgence, décisions dont le contrôle relève essentiellement du Parlement, en se bornant, ce qui est déjà considérable, à l’examen des mesures de police administrative qu’il autorise ?

Pour être clair, ne fallait-il pas reconnaître en l’occurrence une hypothèse d’acte de gouvernement ? Et ne pouvait-on pas saisir l’occasion pour rompre avec la situation actuelle où aucune catégorie conceptuelle ne peut rendre compte de la jurisprudence en la matière pour, là où le « pragmatisme » n’a pas sa place, donner de l’acte de gouvernement dans l’ordre interne une définition qui fixe de manière doctrinale les contours de l’irréductible immunité d’actes purement politiques dont c’est seulement devant le peuple ou ses représentants qu’il doit être rendu compte ?

Doit-on espérer que la constitutionnalisation apparemment inutile de l’état d’urgence, qui, en ne concernant pas seulement son principe mais aussi les mécanismes de son instauration et de son maintien, devrait rendre plus difficile la détachabilité d’un acte administratif, aura cet heureux effet de ramener le juge à plus de modestie et lui fera retrouver la très raisonnable conscience des limites de sa légitimité qui, s’agissant de la mise en œuvre de l’article 16 de la Constitution, avait inspiré au Conseil d’État la position prise dans l’arrêt Rubin de Servens (2 mars 1962, n° 55049, Lebon ) ?

 

 

 

Cette tribune est parue au Recueil 2016.665