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Le droit en débats

L’Inspection générale de la Justice, au service du renforcement de l’efficacité des juridictions et du système judiciaire

Par Jean-Jacques Urvoas le 13 Janvier 2017

Depuis le 1er janvier 2017, l’Inspection générale de la Justice regroupe les missions dévolues précédemment aux différents services d’inspection du ministère : l’inspection des services judiciaires, l’inspection des services pénitentiaires et l’inspection de la protection judiciaire de la jeunesse.

Une telle décision fut initiée à la suite des recommandations formulées par la Cour des comptes en 2015 pour assurer un contrôle plus transversal de l’administration des services et des juridictions relevant du ministère. Et lors des débats du projet de loi qui permit son adoption en juillet 2016, les articles furent adoptés consensuellement tant par l’Assemblée nationale que par le Sénat.

L’indépendance de l’autorité judiciaire ne fait pas obstacle à l’existence d’une inspection des juridictions, fût-elle placée auprès du ministre de la Justice

Pourtant, au moment de la publication du décret n° 2016-1675 du 5 décembre 2016, une petite polémique est née, certains (V. le professeur Thierry S. Renoux, « la Cour de cassation dans le viseur (sélectif) du ministère de la Justice) estimant que ce dernier « portait atteinte au fonctionnement de la Cour de cassation ».

La vigueur de l’observation appelle quelques rappels, et notamment la portée que le Conseil constitutionnel donne au principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs.

Ainsi, le juge constitutionnel considère que l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 implique le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement, ainsi que le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif et le droit à un procès équitable (Cons. const. 9 oct. 2013, n° 2013-676 DC, Loi relative à la transparence de la vie publique, AJDA 2013. 1942 ; D. 2013. 2483, chron. A. Laude ; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; Constitutions 2013. 542, obs. J. Benetti ; ibid. 545, obs. P. Bachschmidt ). Il rappelle également que les principes d’indépendance et d’impartialité sont indissociables de l’exercice de fonctions juridictionnelles (Cons. const. 21 févr. 1992, n° 92-305 DC, Loi organique modifiant l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ; 29 août 2002, n° 2002-461 DC, Loi d’orientation et de programmation pour la justice, D. 2003. 1127 , obs. L. Domingo et S. Nicot ; AJDI 2002. 708 ; RSC 2003. 606, obs. V. Bück ; ibid. 612, obs. V. Bück ).

Bien que l’indépendance des magistrats judiciaires et celle des juges non professionnels trouvent un fondement constitutionnel différent (art. 64 de la Constitution pour les premiers et art. 16 de la Déclaration de 1789 pour les seconds), l’existence de garanties légales d’indépendance et d’impartialité des membres d’une juridiction constitue une exigence applicable à toutes les juridictions. C’est d’ailleurs ce qui a conduit le Conseil constitutionnel à contrôler la composition des juridictions (Cons. const. 2 juill. 2010, n° 2010-10 QPC, Consorts C. et autres, D. 2010. 1712 ; RSC 2011. 193, chron. C. Lazerges ; RTD civ. 2010. 517, obs. P. Puig ; 8 juill. 2011, n° 2011-147 QPC, M. Tarek J., D. 2012. 1638, obs. V. Bernaud et N. Jacquinot ; AJ fam. 2011. 435, obs. V. A.-R. ; ibid. 391, point de vue L. Gebler ; AJ pénal 2011. 596, obs. J.-B. Perrier ; RSC 2011. 728, chron. C. Lazerges ; ibid. 2012. 227, obs. B. de Lamy ; RTD civ. 2011. 756, obs. J. Hauser ), l’auto-saisine de celles-ci (7 déc. 2012, n° 2012-286 QPC, D. 2013. 338, obs. A. Lienhard , note J.-L. Vallens ; ibid. 28, chron. M.-A. Frison-Roche ; ibid. 1584, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano ; Rev. sociétés 2013. 177, obs. L. C. Henry ; RTD civ. 2013. 889, obs. P. Théry ) ou la séparation des fonctions de poursuite et de jugement en matière répressive.

Le Conseil constitutionnel n’a jamais donné d’autre portée à ces principes.

De même, le Conseil d’État, dans son avis d’Assemblée générale du 19 février 2009, a estimé que « le principe d’indépendance des juridictions ne soustrait le magistrat d’aucun des deux ordres à l’obligation de “rendre compte de son administration” ».

On peine donc à comprendre ce qui pourrait justifier que la Cour de cassation, comme toute juridiction, soit exempte de s’y soustraire.

Cet argument écarté, il apparaît que c’est en réalité le rattachement au garde des Sceaux qui suscite méfiance et incompréhension.

Il faut alors à nouveau relire le Conseil d’État, qui, s’appuyant sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, estime « si, (…) le principe de séparation des pouvoirs et l’article 64 de la Constitution garantissent l’indépendance des juridictions judiciaires et le caractère spécifique de leurs fonctions, “sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement, non plus qu’aucune autorité administrative”, ils n’interdisent ni la création, auprès du ministre de la justice, d’un organe appelé à contrôler ou à évaluer l’activité de ces juridictions, ni comme l’illustre la composition du Conseil supérieur de la magistrature, la présence de personnes extérieures à la magistrature judiciaire au sein d’un tel organe (…) » (avis du 19 févr. 2009, préc.).

Une telle observation ne peut surprendre. En effet dans notre pays, le dispositif de contrôle et d’évaluation des juridictions, apparu au début du XXe siècle, n’a jamais relevé de l’autorité judiciaire. Ainsi, dès sa création par le décret n° 64-754 du 25 juillet 1964, l’inspection des services judiciaires a été placée directement auprès du ministre de la Justice, avec, pour missions traditionnelles, le contrôle de fonctionnement, les études thématiques et enquêtes administratives pré-disciplinaires.

Ce rattachement organique ne distingue d’ailleurs pas la France de pays, comme le Royaume-Uni, où a été créée en 2011, une agence rattachée au ministère de la Justice, le HM Courts and Tribunals Service, ou de l’Italie où l’Ispettorato generale dépend hiérarchiquement de ce même ministère.

L’Inspection générale de la Justice présente les garanties de nature à préserver l’indépendance de l’autorité judiciaire

Cependant, si le Conseil d’État a validé le principe d’un organe appelé à contrôler ou à évaluer l’activité des juridictions, il n’en a pas moins posé des conditions. Cette inspection doit apporter « par sa composition et ses modalités d’intervention, les garanties nécessaires quant au respect de l’indépendance de l’autorité judiciaire ». En outre, « sauf exception », ses investigations ne peuvent porter « sur un acte juridictionnel déterminé » (avis du 19 févr. 2009, préc.).

C’est pour satisfaire à cette exigence d’indépendance de l’autorité judiciaire que la loi organique du 8 août 2016 et le décret du 5 décembre 2016 sont venus consacrer et renforcer ces garanties.

Ainsi, s’agissant de sa composition, l’ordonnance statutaire du 22 décembre 1958, telle que modifiée par la récente loi organique, précise désormais les conditions de nomination des magistrats membres de l’inspection générale de la justice. Ces derniers, comme les membres du parquet, sont nommés par décret du président de la République, sur proposition du garde des Sceaux, après avis simple du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Et dans sa décision n° 2016-732 DC du 28 juillet 2016 (AJDA 2016. 1604 ; Constitutions 2016. 396, chron. J. Benetti ), le Conseil constitutionnel a jugé que ces nouvelles garanties étaient satisfaisantes, lui permettant ainsi de valider l’ensemble des dispositions relatives à l’inspection générale de la justice.

En outre, ces protections statutaires prévues par la loi sont renforcées par la pratique. Ainsi, le Conseil supérieur de la magistrature a institué, de manière parfaitement prétorienne, depuis 2012, l’audition systématique des magistrats proposés par les services du ministère de la justice pour exercer les fonctions d’inspecteur général adjoint. Cette audition est comparable à celle menée par le CSM, lorsqu’une proposition de nomination d’un procureur général ou d’un procureur de la République lui est soumise. Et la tradition s’est ainsi, pour le moment, instituée pour le garde des Sceaux de ne pas passer outre à d’éventuels avis défavorables.

Seule la nomination du chef de l’inspection générale n’est pas soumise à la procédure dite de « transparence », qui prévoit la diffusion préalable à l’ensemble des magistrats du projet de nomination. Cette exception a, elle aussi, été validée par le Conseil constitutionnel, qui a estimé que cette circonstance « trouve une justification dans la spécificité des fonctions d’inspecteur général par rapport aux autres fonctions judiciaires ». Pour autant, on relèvera que le CSM, en accord avec le garde des Sceaux, a également institué la pratique d’auditionner la personnalité que ce dernier envisage de nommer.

Ainsi, le respect du principe d’indépendance de l’autorité judiciaire est garanti par la qualité même des agents qui accomplissent les missions d’inspection. Elle l’est encore dans l’exercice de ces missions. Selon, l’article 13 du décret du 5 décembre 2016 : « L’inspection générale conduit ses missions selon des principes méthodologiques qu’elle détermine sous réserve des normes et de la méthodologie applicables aux missions d’audit interne. Elle arrête librement ses constats, analyses et préconisations dont elle fait rapport au garde des Sceaux ». Une telle définition de la méthodologie des missions constitue une prérogative exclusive de l’inspection. Ce gage d’indépendance supplémentaire, se retrouve également au stade de l’accomplissement des missions par ses membres. Ainsi, ces derniers se voient reconnaître une indépendance intellectuelle dans la production des rapports, dont ils sont désormais les seuls auteurs (« Les membres de l’inspection rendent compte de leurs missions et signent les rapports qu’ils rédigent »).

On retiendra donc que les principes méthodologiques contribuent à garantir l’impartialité des rapports de l’Inspection générale de la Justice, tout comme le respect des limites de son intervention par rapport à l’acte de juger, qu’il s’agisse des référentiels de contrôle ou des guides méthodologiques applicables aux enquêtes administratives concernant les magistrats (prise en compte des droits de la défense, indépendance de l’enquête administrative par rapport aux procédures pénales en cours, respect du secret de l’enquête et de l’instruction ainsi que du secret du délibéré, respect de la vie privée, et absence de mise en œuvre d’une quelconque mesure coercitive).

Enfin, l’article 16 du décret du 5 décembre 2016 rappelle que les membres de l’inspection conduisent leurs investigations « dans le respect des obligations déontologiques qui leur incombent ». En effet, depuis 2010, une charte a été élaborée, afin que ces principes constituent les références permanentes de comportement des membres du service.

La mission d’inspection des juridictions se rattache à l’administration de la justice et ne porte en aucun cas sur l’acte de juger

Au-delà des garanties attachées à l’inspection générale, l’étendue de ses missions préserve tout autant l’indépendance de l’autorité judiciaire, car aucune ne peut porter sur l’acte de juger.

Les inspections peuvent conduire à des contrôles de fonctionnement visant l’organisation administrative et budgétaire des services du ministère de la justice ou des juridictions, et des enquêtes administratives diligentées en cas de dysfonctionnement de service ou sur la manière de servir d’un agent. Le champ d’action est donc bien celui de l’administration de la justice.

Il faut alors souligner que cette mission de contrôle ne diffère pas, dans son essence, de celle exercée par les chefs de cour dans le cadre réglementaire de leur pouvoir d’inspection des juridictions. Ce dernier prévu par les articles R. 312-68 du code de l’organisation judiciaire et R. 1423-30 du code du travail, illustre d’ailleurs bien que la faculté d’inspecter une juridiction se rattache directement à celle d’administrer. Les chefs de cour sont investis d’attributions administratives par délégation du ministre : ils sont ainsi ordonnateurs secondaires des dépenses de l’État, – le ministre étant l’ordonnateur principal –, et chargés de la passation des marchés publics locaux. À ces responsabilités d’administration s’attache aussi un pouvoir d’inspection. En cela, l’existence d’une inspection de la justice et d’un contrôle du fonctionnement des juridictions, quel que soit leur niveau, participe d’une autre exigence constitutionnelle, celle, proclamée par l’article 15 de la Déclaration de droits et du citoyen selon laquelle « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

Précisons enfin que les pouvoirs d’enquête de l’inspection ne portent pas davantage sur l’acte de juger, sauf dans des conditions prévues et rigoureusement encadrées par la loi.

Ainsi, saisie par le garde des Sceaux dans le cadre des enquêtes administratives portant, soit sur le comportement individuel d’un magistrat en vue d’identifier des manquements susceptibles de caractériser une faute disciplinaire, soit sur un dysfonctionnement particulier, l’inspection dispose d’un pouvoir d’investigation pour formuler des recommandations et observations, mais ne se prononce ni sur la question de savoir si une sanction est nécessaire, ni sur le type de sanction.

Par ailleurs, l’inspection ne dispose d’aucun pouvoir décisionnel à l’égard des magistrats ; ce dernier restant exercé, soit par le CSM, seul compétent pour prononcer une sanction disciplinaire à l’encontre des magistrats du siège, soit par le garde des Sceaux, après avis du CSM, pour les magistrats du parquet. L’enquête de l’inspection ne constitue ainsi qu’un document préparatoire soumis au débat contradictoire devant le CSM, lequel, une fois saisi, dispose par ailleurs de ses propres pouvoirs d’enquête.

Dans le cadre des enquêtes administratives concernant la manière de servir des magistrats, l’inspection se prononce sur les agissements et/ou les insuffisances du magistrat concerné et détermine s’ils sont susceptibles de constituer des fautes disciplinaires au regard des manquements définis à l’article 43 de l’ordonnance statutaire : « Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire. Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision de justice devenue définitive. La faute s’apprécie pour un membre du parquet ou un magistrat du cadre de l’administration centrale du ministère de la justice ainsi que pour un magistrat exerçant les fonctions d’inspecteur général, chef de l’inspection générale de la justice, d’inspecteur général de la justice ou d’inspecteur de la justice compte tenu des obligations qui découlent de sa subordination hiérarchique ».

Le Conseil supérieur de la magistrature a d’ailleurs qualifié de fondamental le principe d’immunité juridictionnelle, tout en admettant qu’il y soit fait exception, « lorsqu’il résulte de l’autorité même de la chose définitivement jugée qu’un juge a, de façon grossière et systématique, outrepassé sa compétence ou méconnu le cadre de sa saisine, de sorte qu’il n’a accompli, malgré les apparences, qu’un acte étranger à toute activité juridictionnelle » (CSM, Bidalou, 8 févr. 1981 : juge d’instance qui, à la suite de deux ordonnances infirmées par la cour, en a rendu une troisième entre les mêmes parties, ayant le même objet et la même cause que les deux précédentes, au mépris de son dessaisissement déjà constaté).

Au final, l’Inspection générale de la justice, loin de porter atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire, contribue, au contraire, au renforcement de l’efficacité des juridictions et du système judiciaire ; condition nécessaire à la protection des droits de toute personne, à un meilleur respect des exigences de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et à la confiance des justiciables dans l’État de droit.

 

 

Crédit photo : M. Delmestre