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Le droit en débats

Les principes essentiels de la justice mis à mal par les nouvelles mesures de « rationalisation » du traitement du contentieux des étrangers

Sous couvert de modernisation de la justice, la mise en place des audiences en visioconférence et l’installation des salles d’audience sur les lieux de privation de liberté constituent en réalité un moyen pour les gouvernements successifs de rationaliser les coûts d’organisation de la justice, au mépris des principes essentiels de la justice : indépendance de la justice, publicité des audiences et respect des droits de la défense et du principe du contradictoire.

Autorisés depuis une quinzaine d’années en matière pénale et concernant les audiences du juge des libertés et de la détention (JLD) en matière de contentieux des étrangers, ces deux modes de rendu de la justice à distance des tribunaux sont aujourd’hui appelés à se généraliser dans le cadre des réformes discutées. Elles suscitent pourtant l’opposition des acteurs du monde de la justice : greffiers, avocats et magistrats, tous ordres de juridiction confondus, ainsi que des associations de défense des justiciables.

S’agissant des audiences délocalisées, celles-ci n’ont cessé de se multiplier ces dernières années : ouverture d’une salle d’audience délocalisée du tribunal de grande instance (TGI) de Marseille à proximité du centre de rétention du Canet en 2006 : depuis 2013, le JLD du TGI de Meaux examine les demandes de prolongation de la rétention des étrangers dans un bâtiment accolé au plus grand centre de rétention de France au Mesnil-Amelot ; plus récemment en octobre 2017, a été inaugurée, au sein même de l’aéroport Paris Charles-de-Gaulle, une annexe du TGI de Bobigny physiquement encastrée dans la zone d’attente, où doivent être examinées les demandes de la police aux frontières de maintien en zone d’attente des personnes dont elle a interdit l’entrée sur le territoire.

Le déplacement de l’office du JLD à proximité immédiate du centre de rétention tend donc à se généraliser et pourrait s’appliquer demain à celui du juge administratif.

Pour être impartiale et indépendante, la justice doit pourtant être rendue dans un lieu autonome, neutre, symbolique, selon une procédure sacralisée, qui ne doit être à proximité d’aucune partie à la procédure. Délocaliser les tribunaux à proximité des locaux du ministère de l’intérieur revient à cacher, à affaiblir l’institution judiciaire et à donner l’apparence d’une justice qui ne serait que le dernier maillon d’une chaîne purement administrative. Comment l’impartialité peut-elle être apparente aux yeux des justiciables au regard de la proximité entre l’institution policière et judiciaire et du fait que ces lieux sont placés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, partie au litige ? L’accès au juge, dans ces conditions, ne pourra plus être vécu comme l’accès à un espace de liberté mais comme le maintien dans un lieu de privation de liberté. En outre, l’isolement du juge, loin des palais de justice et du regard de la société civile, ne pourra pas lui permettre d’exercer son office dans des conditions permettant un examen serein des dossiers qui lui seront soumis eu égard à la pression que fera peser sur lui la présence dominante des forces de police. Se déplacer chez une partie au litige, c’est déjà renoncer au principe de neutralité de la justice et se plier aux exigences du ministère de l’intérieur ; c’est affaiblir l’autre partie en défense et porter atteinte à l’égalité des armes et au principe du contradictoire. Par ailleurs, comme l’ont souligné de nombreux avocats, les difficultés d’accès tant pour leur avocat que pour leur famille sont des entraves à l’exercice effectif des droits de la défense.

Enfin, la publicité des débats judiciaires est également remise en cause : la porte de la salle de l’audience doit en principe demeurer ouverte pour que tout citoyen puisse assister librement aux audiences d’une justice rendue au nom du peuple français. La localisation des salles d’audience à proximité des centres de rétention ou des zones d’attente, dont l’accès est particulièrement difficile, porte atteinte au principe de publicité constitutif d’un principe fondamental de tout procès.

Les raisons budgétaires invoquées, de coût de déplacement des étrangers par des escortes policières et de soi-disant conditions indignes de transport des étrangers jusqu’aux tribunaux, ne sont pas des raisons convaincantes pour porter à ce point atteinte aux principes essentiels de la justice.

Il appartient à un État démocratique de fournir les moyens propres à garantir la mise en œuvre des principes fondamentaux qui gouvernent le fonctionnement de la justice.

Au demeurant, les contraintes évoquées trouveraient davantage leur solution dans le recours exceptionnel à la rétention qui reste actuellement la règle en cas d’interpellation de l’étranger, que dans l’atteinte aux principes.

L’alternative désormais proposée est la tenue d’audience par visioconférence. Les apparences sont alors sauves : le juge reste dans son tribunal mais on ne déplace plus physiquement les parties. Le juge et les parties sont mis à distance et ne se côtoient plus physiquement. Le principe pluriséculaire d’unité de temps et de lieu propre à tout procès se trouve mis à mal.

Cette alternative constitue aujourd’hui l’alpha et l’oméga de toute réforme modernisatrice de la justice puisque son extension et sa consolidation figurent dans quatre des cinq Chantiers de la justice ouverts par le ministère de la justice, y compris en matière civile.

Pourtant, on aurait tort de croire que la confrontation à distance du juge et des parties est équivalente et offre les mêmes garanties en termes de symbole de la justice et de qualité des débats.

La personne mise en cause pénalement aujourd’hui et demain l’étranger placé en rétention ou maintenu en zone d’attente ne sortiront pas du lieu de privation de liberté dans lequel ils se trouvent. Ils verront un juge lointain à travers le prisme d’un écran qui sera vécu comme une entrave de fait à l’accès effectif au juge. L’écran de taille nécessairement limitée ne permettra pas au juge de se saisir de l’ensemble de l’atmosphère de la salle de retransmission et ne permettra pas de vérifier que le requérant ne subit pas des pressions de la part des forces de police. La retransmission faussera également la perception qu’a le juge des personnes, de leurs récits et des plaidoiries de leur conseil. Sans parler des nombreux dysfonctionnements qui ont déjà cours dans les juridictions judiciaires qui pratiquent la visioconférence, cette pratique fera du juge non plus un acteur à part entière du procès mais un simple spectateur. La difficulté de rendre un verdict défavorable en face et en présence du requérant, de voir sa réaction fait pleinement partie de la responsabilité et de la mission du juge et il n’est pas impossible que la distance avec les parties rende pour lui plus facile le prononcé d’un verdict défavorable à la personne détenue ou retenue.

Quant à l’exercice du droit de la défense, la pratique pénale a déjà montré qu’il était tronqué : à qui parle la personne détenue ou retenue ? À la juridiction qu’elle voit dans certains cas de dos ? Comment communique-t-elle avec son avocat si celui-ci n’est pas à proximité ? Et dans quelle condition l’avocat peut-il communiquer avec la juridiction s’il décide d’être aux côtés de la personne détenue ou retenue ? Comment examiner les pièces et documents remis en toute dernière minute avec son client si l’avocat n’est pas présent à ses côtés dans les procédures en urgence jugées en moins de quarante-huit ou soixante-douze heures ? Toutes ces difficultés de communication se trouvent aggravées lorsque la défense de la personne détenue ou retenue nécessite la présence d’un interprète qui va effectuer une traduction dont la qualité est rendue impossible par la technique.

Tout se passe comme si on voulait, pour faire face à la massification du contentieux des étrangers, créer une justice d’exception, sur les principes du toyotisme : zéro délai, zéro coût de transport, zéro stock. Mais notre État de droit qui implique notamment l’égal accès de tous les justiciables au service public de la justice ne peut se résoudre à offrir à une catégorie de justiciable les conditions d’une justice dérogatoire, distante, dégradée et expéditive.