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Conventionnalité de la condamnation d’un journaliste pour la diffusion d’un portrait-robot

Compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États et du fait que l’exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu a été valablement effectué par les juridictions nationales, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention dans la condamnation d’un journaliste pour recel de violation du secret de l’enquête et de l’instruction en raison de la publication du portrait-robot d’un suspect.

par Sabrina Lavricle 4 janvier 2021

En décembre 2011, une enquête fut ouverte après le viol de plusieurs femmes à Paris et un portrait-robot fut établi sur la base des déclarations de la troisième victime. Le 11 janvier suivant, et alors que les investigations se poursuivaient dans le cadre d’une information judiciaire, l’existence du portrait-robot fut révélée par un magazine et, le lendemain, le quotidien Le Parisien consacra une page entière à cette information, composée de trois articles rédigés par le requérant, dont l’un incluant le portrait-robot. Le 13 janvier, le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire furent contraints de diffuser un appel à témoins accompagné d’une photographie du suspect recherché qui s’était avéré ne pas correspondre au portrait-robot précédemment dressé et ainsi diffusé. Le 19 janvier, le commissaire D… dénonça à sa hiérarchie une violation du secret de l’instruction. Une enquête pour recel de violation de ce secret fut ouverte puis des poursuites engagées de ce chef contre le journaliste du Parisien, lequel fut reconnu coupable par les juridictions internes et condamné à une peine d’amende de 3 000 €.

Dans sa requête adressée à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), le journaliste soutenait que sa condamnation était contraire à l’article 10 de la Convention européenne qui garantit le droit à la liberté d’expression, dénonçant le défaut de prévisibilité et de nécessité de l’ingérence subie dans l’exercice de son droit. De son côté, le gouvernement français soutenait que cette ingérence se trouvait parfaitement légitimée selon les critères posés par l’article 10, § 2. La Cour de Strasbourg devait donc analyser la condamnation pénale subie par le requérant à la lumière de cette clause de limitation.

Dans sa réponse, elle commence par rappeler « l’importance du rôle des médias dans la justice pénale » et la nécessité « d’apprécier avec la plus grande prudence, dans une société démocratique, la nécessité de punir pour recel de violation de secret de l’instruction ou de secret professionnel des journalistes qui participent à un débat public d’une telle importance » (§ 38, v. CEDH 7 juin 2007, Dupuis et autres c. France, n° 1914/02, Dalloz actualité, 18 juin 2007, obs. J. Daleau ; § 46, AJDA 2007. 1918, chron. J.-F. Flauss ; D. 2007. 2506 , note J.-P. Marguénaud ; RSC 2007. 563, note J. Francillon  ; 28 juin 2012, Ressiot a. c. France, nos 15054/07 et 15066/07, § 102, Dalloz actualité, 13 juill. 2012, obs. S. Lavric ; AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2012. 2282, et les obs. , note E. Dreyer ; Légipresse 2012. 417 et les obs. ; JS 2012, n° 123, p. 10, obs. G.D. ; Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RSC 2012. 603, obs. J. Francillon ). Elle égrène ensuite les critères de légitimation d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression, à savoir la légalité (« prévue par la loi »), la légitimité (poursuivant un ou plusieurs buts légitimes) et la nécessité dans une société démocratique (ceci impliquant notamment la proportionnalité de l’ingérence aux buts visés). Vérifiant ces critères, la Cour relève que l’ingérence était bien « prévue par la loi », estimant que le requérant pouvait prévoir « à un degré raisonnable » le risque d’être poursuivi sur le fondement de l’article 321-1 du code pénal (§ 41). En outre, au regard du but légitime poursuivi, la CEDH estime que l’ingérence reposait sur la nécessité de protéger le secret dont doivent pouvoir bénéficier les informations relatives à la conduite d’une enquête pénale et, plus généralement, de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire et poursuivait donc un but revêtant un caractère légitime (§ 44).

Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour se réfère aux principes issus de sa jurisprudence et notamment de l’arrêt Bédat (CEDH 29 mars 2016, Bédat c. Suisse, n° 56925/08, Légipresse 2016. 206 et les obs. ; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud ), et vérifie s’ils ont été respectés par les juridictions nationales dans leur appréciation des intérêts en présence. C’est ainsi qu’elle note que : le requérant ne pouvait ignorer que le portrait-robot qu’il s’était procuré était issu d’une procédure en cours ; qu’il avait choisi de retenir une approche sensationnaliste pour sa publication, « sans se préoccuper de sa fiabilité ou de son effet sur l’information judiciaire en cours au mépris des devoirs et responsabilités des journalistes que comporte l’exercice de la liberté d’expression » (§ 54) ; que la présentation du portrait-robot « visait avant tout à satisfaire la curiosité du public » (§ 58) et que l’information diffusée était inexacte, la publication n’étant donc pas de nature à nourrir un débat public sur l’enquête en cours ; que son auteur « a[vait] choisi d’interférer dans le déroulement de l’enquête qui se trouvait alors dans la phase la plus délicate de l’identification et de l’interpellation du suspect » (§ 61) ; que la nature et la lourdeur des sanctions infligées n’ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression (§ 64). La Cour déduit de ces éléments qu’au regard de la marge d’appréciation laissée aux États et de la manière dont les juridictions nationales ont apprécié la mise en balance des intérêts en présence, il n’y a pas eu violation de la Convention.

La liberté d’expression journalistique ne saurait être illimitée et le présent arrêt rappelle, dans la lignée des arrêts Bédat (préc.) ou Giesbert (CEDH 1er juin 2017, Giesbert c. France, n° 68974/11, Dalloz actualité, 20 juin 2017, obs. N. Devouèze ; AJ pénal 2017. 447, obs. S. Lavric ; RSC 2017. 628, obs. J.-P. Marguénaud ), que certains principes déontologiques doivent être respectés pour garantir l’exercice d’un journalisme responsable (v. § 52, où la Cour rappelle que la liberté d’expression des journalistes sur les questions d’intérêt général « est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » ; v. not., cité par la Cour, CEDH, gr. ch., 21 janv. 1999, Fressoz et Roire c. France, n° 29183/95, § 54, D. 1999. 272 , obs. N. Fricero ; RSC 1999. 631, obs. F. Massias ; RTD civ. 1999. 359, obs. J. Hauser ; ibid. 909, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD com. 1999. 783, obs. F. Deboissy ). Certes, le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale et les articles relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire traitent d’un sujet d’intérêt général (§ 55, renvoyant à CEDH, gr. ch., 23 avr. 2015, Morice c. France, n° 29369/10, § 124, Dalloz actualité, 13 mai 2015, obs. O. Bachelet ; D. 2015. 974 ; ibid. 2016. 225, obs. J.-F. Renucci ; AJ pénal 2015. 428, obs. C. Porteron ; Constitutions 2016. 312, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 740, obs. D. Roets ) mais la diffusion, dans une perspective sensationnaliste, d’une information issue d’une procédure en cours, qui s’est révélée fausse car périmée au moment de sa publication et qui a perturbé le cours des investigations en imposant la publication d’un appel à témoins « officiel », ne saurait être légitimée au nom du droit de la liberté d’expression.