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Le procès du « comptable d’Auschwitz » ou l’aboutissement d’une lente évolution juridique

La condamnation à quatre ans de prison d’Oskar Gröning, 94 ans, pour sa complicité dans le meurtre de 300 000 personnes, souligne le durcissement des peines requises contre les crimes nazis.

par Gilles Bouvaist à Berlinle 17 juillet 2015

La condamnation à quatre ans de prison pour complicité dans la mort de 300 000 personnes d’Oskar Gröning, 94 ans, dit « le comptable d’Auschwitz », marque l’un des derniers procès des crimes nazis en Allemagne. Avec le procès de cet homme frêle, aux longs cheveux blancs et aux lèvres fines, qui a accueilli sans broncher sa condamnation, la justice allemande tourne une page.

De 1942 à 1944, Oskar Gröning, engagé volontaire dans les Waffen-SS, a participé à « l’administration des biens des prisonniers » : à leur arrivée au camp, il recueillait l’argent des déportés et l’envoyait vers Berlin, d’où son surnom. Il lui est reproché d’avoir été présent à trois reprises, à l’été 1944, lors de la sélection des déportés tout juste débarqués au camp, au cours de laquelle étaient choisis ceux jugés aptes au travail et les autres, destinés à être exécutés immédiatement.

L’accusé a reconnu dès l’ouverture du procès sa responsabilité : « Il ne fait pour moi pas de doute que je me suis rendu moralement coupable. […] Quant à la question de ma responsabilité pénale, c’est à vous d’en juger », avait-il déclaré. Le président Franz Kompisch lui a répondu lors du verdict : travailler à Auschwitz « était votre choix », a-t-il noté, « un choix certainement conditionné par l’époque, mais un choix qui n’a pas été pris sous la contrainte. […] Vous avez fait le choix de la sûreté d’un emploi de bureau », a-t-il ajouté, évoquant une « machinerie entièrement conçue pour le meurtre d’êtres humains » à laquelle « on n’avait pas le droit de participer ».

Avec cette condamnation à une peine un peu plus longue que celle réclamée par l’avocat général (trois ans et demi), la justice allemande tente de mettre fin à des « décennies de défaillances », selon l’un des avocats de cinquante-cinq des parties civiles, Cornelius Nestler, professeur de droit pénal à l’université de Cologne. Ce dernier a rappelé devant la cour la lente évolution de la justice outre-Rhin. Dès 1945, « l’inaction » des autorités judiciaires exprime « le refus de la société allemande d’après-guerre de se confronter à son passé et à sa responsabilité dans la Shoah ».

Viennent ensuite les procès dits d’Auschwitz qui se tiennent à Francfort à partir de 1963, d’une « importance capitale pour l’histoire des poursuites judiciaires des membres de la SS ayant participé au meurtre des juifs européens », note Cornelius Nestler. À cette époque, relève-t-il, Oskar Gröning ne figure pas encore sur les radars de la justice allemande.

Le concept de l’acte d’accusation dirigé par le procureur général Fritz Bauer « repose sur l’idée qu’il faut précisément, par le biais du choix des accusés et des crimes qui leur sont reprochés, documenter toutes les formes de meurtres quotidiens à Auschwitz » : prisonniers jugés inaptes au travail envoyés en chambres à gaz, les exécutions de masses, les expérimentations médicales, ou les crimes individuels… Une approche qui permet d’évaluer « les morts d’Auschwitz juridiquement comme une photo monumentale d’un meurtre de masse dont l’organisation du travail est pyramidale, c’est-à-dire comme un crime », conclut Cornelius Nestler.

Mais le tribunal de Francfort, que préside le juge Hoffmeyer, ancien juge militaire au sein de la Wehrmacht, ne le suivra pas. Pour Cornelius Nestler, « le jugement réduit le génocide organisé industriellement en minuscules fragments » et établit « la plus grande mise à distance possible avec toute implication systématique dans le génocide nazi ».

Un arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale en 1969 confirme cette approche « atomisée » : « il faut prouver qu’un suspect a directement participé à un meurtre, qui doit être circonscrit dans le temps et l’espace ». Une optique qui aboutira à des peines relativement légères pour les vingt-deux accusés et entraînera par la suite l’abandon de nombre de procédures.

Il faut attendre 1977 pour que le nom d’Oskar Gröning apparaisse dans une procédure lancée contre soixante-deux membres de « l’administration des biens de prisonniers ». Il est même interrogé en 1978. Puis plus rien : l’enquête est classée en 1985. Ce seront ses confessions sur son rôle dans les camps, parues en 2005 dans l’hebdomadaire Der Spiegel, qui réactiveront l’enquête.

Entre-temps, un cas a bousculé la justice allemande : celui de John Demjanjuk, gardien d’origine ukrainienne au camp d’extermination de Sobibor. Naturalisé américain, puis déchu de sa nationalité et extradé en Allemagne, il sera condamné en 2011 à cinq ans de prison et ce, pour sa seule présence. Si la jurisprudence n’a pas changé, ce nouvel angle d’attaque va remettre en branle les poursuites contre Gröning par l’Office fédéral chargé de poursuivre les crimes nazis.

Après ce procès qui aura duré trois mois, dans lequel ont témoigné plusieurs survivants des camps de la mort, résonne donc comme une victoire posthume de l’approche de Fritz Bauer. Dans une déclaration, les parties civiles ont estimé que « ce verdict était un pas tardif, malheureusement trop tardif, vers la justice ». Et, dès mercredi, on apprenait que le parquet de Francfort venait d’ouvrir une procédure à l’encontre d’un ancien gardien d’Auschwitz, âgé de 92 ans.