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Interview

Loi bioéthique : « Et si c’était la fin d’un monde… »

Loup Besmond de Senneville a publié le 2 octobre, avec le philosophe Martin Steffens, chez Bayard, Et si c’était la fin d’un monde. Dans la première partie du livre, le journaliste nous plonge dans les coulisses de l’élaboration du projet de loi bioéthique. La seconde partie est un dialogue avec Martin Steffens sur les enjeux philosophiques posés par ce texte actuellement en débat au Parlement.

le 7 novembre 2019

La rédaction : Parlons du titre Et si c’était la fin d’un monde…. Ça pourrait être une question et pourtant, vous avez choisi des points de suspension. Pourquoi ?

Loup Besmond de Senneville : L’idée du livre est de répondre aux interrogations d’un certain nombre de gens persuadés qu’on est en train de changer d’époque ou de vivre une « révolution ». Ce dernier terme a même été employé par la garde des Sceaux Nicole Belloubet pour évoquer les changements induits par le texte en matière de filiation.

Selon le point de vue, il s’agit d’une crainte ou d’un espoir. Un espoir, par exemple, pour les partisans de l’extension de la procréation médicalement assistée (PMA) d’un côté, et de l’autre, une crainte de perdre tous ses repères, y compris philosophiques, anthropologiques. Le titre fait référence à ce tiraillement. L’espoir et la crainte.

La rédaction : Pensez-vous que le texte constitue un changement de paradigme ?

Loup Besmond de Senneville : On tourne une page. La version actuelle du texte contient un certain nombre de changements assez profonds, de l’extension de la PMA sans critère pathologique, à la recherche sur embryon, totalement interdite en 1994 et ici en partie libéralisée sur les cellules souches, en passant par la levée de l’anonymat aussi…

La rédaction : La première partie, sur 150 pages environ, est conçue comme un feuilleton politique très bien documenté. Vous racontez, comme si le lecteur y était, la façon dont le texte s’est construit, étape par étape…

Loup Besmond de Senneville : Je trouvais important de consacrer un temps pour présenter l’histoire de ce texte. Et puis, plus généralement, j’ai trouvé passionnant de raconter comment un projet de cette envergure s’est construit en partant de sa genèse, au moment de la campagne présidentielle à la présentation du texte en conseil des ministres en juillet 2019. De nombreuses mécaniques de force différentes se sont croisées à cette occasion. Et en même temps, je ne voulais pas en rester à cette phase d’enquête. Je tenais aussi à ouvrir le dialogue, et à offrir une phase de réflexion plus large pour les lecteurs. D’où ces deux parties, à l’image de l’être humain qui ne peut avancer que sur deux jambes.

La rédaction : L’architecture du livre (enquête et entretien) fait penser qu’il y aura un avant et un après avec ce texte. On sent un point de basculement, non ? 

Loup Besmond de Senneville : Je ne sais pas s’il s’agit d’un point de basculement. On ne passe pas du noir au blanc. On se situe plus dans le cadre d’un phénomène progressif. Toutes ces questions contenues ont fait et font encore l’objet d’un long débat.

La rédaction : Oui, dans quelques mois, tous ces points seront tranchés par la loi…

Loup Besmond de Senneville : C’est vrai. Mais on ne passe pas non plus du tout au rien.

La rédaction : Vous racontez que Jean-Louis Touraine, le député rapporteur du texte, est très vite devenu incontournable. Comment ?

Loup Besmond de Senneville : En fait, c’est son sujet depuis des années. Il a investi ce champ depuis très longtemps. Il est professeur de médecine, spécialiste de ce qu’on a appelé « les enfants bulles », pionnier dans la pratique de la greffe de moelle. Bref, il fait autorité en la matière. Il a monté les premiers comités bioéthique en France. Et son sujet historique, c’est la fin de vie. Il est partisan de l’euthanasie et du suicide assisté.

Dès le début du quinquennat, quand il devient député LREM du Rhône, il commence à organiser des réunions à l’Assemblée nationale. En octobre 2017, il organise à cette occasion une première réunion sur l’euthanasie. Et quelques mois après, en février 2018, il conduit une réunion plus large sur toutes les questions sociétales. Il y réunit toutes les organisations qui sont favorables au changement de loi : PMA, GPA dont il est partisan…

Très vite, il se place comme le « Monsieur bioéthique » de la majorité. Une majorité d’ailleurs pléthorique avec 310 députés très inexpérimentés, peu mobilisés sur ce sujet… Il a donc su se poser comme un acteur incontournable du texte, si bien qu’il s’est fait nommer rapporteur du texte. Pendant les débats, il a fédéré autour de lui un pôle très libéral, voire libertaire, d’une trentaine de députés qui ont défendu d’autres éléments non contenus dans le projet de loi.

La rédaction : Comme ?

Loup Besmond de Senneville : La reconnaissance automatique des enfants nés par GPA à l’étranger, la PMA post-mortem, l’extension du diagnostic préimplantatoire…

La rédaction : Prenons la question de la filiation. Vous revenez sur un fait inédit et pourtant assez peu connu du grand public. Lorsque la Chancellerie a laissé au Conseil d’État le soin de trancher…

Loup Besmond de Senneville : Nicole Belloubet hésite entre trois options à l’époque. Étendre aux couples de femmes la présomption qui existe aujourd’hui pour les couples hétérosexuels, obliger tous les couples à passer par la déclaration commune anticipée, ou réserver cette dernière uniquement aux couples de femmes. Elle met les deux dernières hypothèses dans le projet de loi qu’elle fait envoyer au Conseil d’État. Dans le texte que les conseillers reçoivent, des articles sont alors rédigés en double. Les conseillers n’en reviennent pas : le gouvernement leur demande de trancher un texte, alors qu’ils ne sont saisis en principe que pour avis !

Pourtant, ils ont joué le jeu et retenu la dernière hypothèse qui avait leur faveur depuis le début. Il se trouve que le gouvernement a complètement revu la version retenue entre le 15 et le 20 septembre dernier, avant le débat à l’Assemblée. Dans la dernière version, les femmes concernées devront, devant un notaire, effectuer une reconnaissance conjointe de l’enfant avant sa naissance.

La rédaction : Qu’est la « commission Jupiter » ?

Loup Besmond de Senneville : C’est le surnom donné par certains parlementaires à un projet imaginé par Emmanuel Macron et Édouard Philippe. On se situe à un moment politique un peu tendu. On vient de sortir de l’affaire Benalla, la France connaît l’épisode des gilets jaunes… Emmanuel Macron veut déminer au maximum ce texte, dès son examen.

Il est, en effet, hanté par le spectre des mobilisations de 2012. Il imagine donc une commission constituée de sénateurs et de députés en amont de la présentation du projet de loi en conseil des ministres, et destinée à trouver des consensus entre majorité et opposition avant même le dépôt du projet de loi. Cela ne se fait jamais en principe. Les députés découvrent cette proposition dans la presse. Au Sénat, ça a bloqué. Bruno Retailleau (LR), qui est le chef de la majorité sénatoriale, refuse en bloc. Il y voit un moyen de cadenasser le débat à venir. 

La rédaction : La PMA focalise quand même pas mal l’attention. Ludovine de La Rochère, cheffe de file de la « Manif pour tous », explique que son extension n’était pas dans le programme du candidat Macron. C’est vrai ou faux ?

Loup Besmond de Senneville : Oui et non. La profession de foi envoyée par Emmanuel Macron pendant la campagne ne contient rien sur les questions sociétales. En revanche, le site de campagne du candidat contenait bien cette proposition dans la liste de ses engagements. C’est donc dans le programme détaillé sur le site que cette proposition figure. Il en parle ensuite très largement dans les médias, et cette promesse est reprise au moment des élections législatives.

Après, sans doute, ce n’est pas par hasard que cette question était absente du fascicule de campagne. Je pense personnellement que Macron essayait à ce moment-là de séduire une partie du centre droit et des électeurs de droite, pour qui cette question est un point de crispation. 

La rédaction : Vous parlez de « dynamique pro-GPA qui va aujourd’hui plus loin que quelque voix isolées ». Y voyez-vous le signe que les lignes vont aussi bouger sur cette question ?

Loup Besmond de Senneville : À l’origine, la GPA est un débat clos dans les années 1980 avec son interdiction légale. Il est rouvert depuis quelques années avec la reconnaissance de la filiation des enfants nés à l’étranger. Pour moi, plusieurs indices m’invitent à penser qu’il est en train de devenir un vrai sujet de société. Le caractère public du débat, le livre de Marc-Olivier Fogiel qui a été très largement médiatisé, et puis la question de la GPA revient régulièrement chez les plus libertaires qui appellent à la légalisation d’une GPA « éthique ».

Par ailleurs, si j’observe qu’il n’y a pas d’automatisme juridique qui obligerait à passer de la PMA à la GPA, il peut aussi y avoir un effet d’entrainement. L’argument de l’égalité, ou l’idée de limiter le tourisme procréatif sont autant d’arguments qui étaient dans le débat hier avec la PMA, et sont maintenant repris en ce qui concerne la GPA. 

 

 

Propos recueillis par Thomas Coustet

Loup Besmond de Senneville

Loup Besmond de Senneville est journaliste et chef de rubrique bioéthique à La Croix. Il est également l'auteur de plusieurs livres d’entretien, dont Protestants-Catholiques. Ce qui nous sépare encore, publié chez Bayard en 2017.