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Le droit en débats

Dialogue entre avocats et magistrats : pour une approche culturelle

Par Manuel Carius le 29 Novembre 2019

Concourant tous les deux à la réalisation de l’œuvre de justice, magistrats et avocats (ces derniers étant, rappelons-le, auxiliaires de justice), entretiennent des relations nécessairement étroites. Ces relations sont souvent qualifiées de difficiles. Certes, cette tension ne ressort pas dans l’ensemble des rapports interindividuels, si tel était le cas, on se trouverait dans une situation d’affrontement ; elle se traduit cependant par une multiplication des incidents et des prises de position. À l’heure où, le 14 novembre, se sont tenues des assises consacrées aux « relations entre avocats, magistrats, greffiers et personnels de justice » de la juridiction parisienne, deux tribunes récentes (Gaz. Pal. 22 oct. 2019 et 5 nov. 2019) ont montré combien le dialogue est rompu. Dans la première, un juge civil évoque son amour pour les avocats ; dans la seconde, un avocat pénaliste estime, en retour, qu’il ne saurait être question d’amour et, pis, que la méfiance s’est installée. Dans une interview, elle aussi récente, diffusée le 31 octobre 2019 dans le Point sous le titre « Il faut supprimer l’École nationale de la magistrature », Me Jean-Michel Darrois dresse lui aussi le constat de cette méfiance, estimant que les avocats se sentent rejetés par l’institution judiciaire.

Les difficultés de communication entre avocats et magistrats ne sont pas nouvelles. Sans remonter trop loin, on rappellera qu’en 2001, dans son rapport « quels métiers pour quelle justice », le Sénat constatait la dégradation du climat relationnel entre les deux professions et des antagonismes marqués. La récurrence avec laquelle le thème de la discorde revient dans l’actualité n’a pu échapper à personne. Un point d’orgue a été atteint lors de l’allocution du premier président Louvel lors de l’audience solennelle de la Cour de cassation de janvier 2017, les « souffrances » ressenties par les avocats et les magistrats dans leurs rapports mutuels y étant explicitement évoquées. À Paris, la rupture semble avoir été consommée en mai 2019, lorsqu’un avocat a été expulsé manu militari d’une audience civile du tribunal d’instance de la capitale à la suite, semble-t-il, d’une difficulté relative au renvoi d’un dossier de saisie des rémunérations.

Le temps des constats est largement révolu et, depuis plusieurs années, de nombreuses initiatives ont été conduites afin de restaurer la confiance mutuelle. Deux approches ont été privilégiées jusqu’à présent : le rapprochement éthique et la formation et le recrutement des magistrats.

La première est illustrée par la création, en juin 2019, du « comité consultatif conjoint de déontologie de la relation magistrats-avocats » (CCC). Instance de réflexion pluripartite (CNB, ordre des avocats de Paris, conférence des bâtonniers, ordre des avocats aux conseils, CSM, Cour de cassation, conférences des chefs de juridiction), ce comité doit permettre la réflexion et l’émergence de bonnes pratiques. Outil de soft law, il présente pour avantage de créer un canal de discussion sur ces questions et de favoriser une forme de coconstruction des pratiques professionnelles. Son action repose sur la bonne volonté de ses membres dès lors que son existence ne repose sur aucun fondement textuel et que ses décisions (prises à la majorité des trois quarts) doivent, selon sa charte créatrice, être le fruit d’un consensus. Les « assises » des relations entre avocats et magistrats, organisées dans le cadre de la juridiction parisienne le 14 novembre 2019, reposent également sur cette vision éthique, cette rencontre ayant été décidée en réaction à l’incident survenu à Paris en mai 2019, tant l’émotion fut grande.

Ces expériences se donnent notamment pour objectif d’influer sur les pratiques des acteurs en place. Elles s’inscrivent dans l’espace laissé entre le cadre déontologique propre à chaque profession et les exigences procédurales dont nul ne saurait s’affranchir. Elles supposent que toutes les parties prenantes soient fair play, en l’absence de tout cadre juridique contraignant.

D’un autre côté, la formation des magistrats a focalisé de nombreuses critiques, notamment de la part des avocats. Elle serait à l’origine d’un entre-soi et d’une méconnaissance des réalités sociales. De nombreuses propositions ont été faites, dans le sens d’un décloisonnement, afin, selon les promoteurs de ces réformes, de maintenir dans l’esprit des auditeurs de justice un sens des réalités dont ils les estimaient insuffisamment pourvus. À cette fin, divers moyens ont été proposés : instauration d’une formation commune avec les avocats, exigence d’un parcours professionnel antérieur à l’entrée dans la magistrature, voire suppression pure et simple de l’École nationale de la magistrature.

La question de la formation des magistrats ne doit pas être éludée mais elle ne doit pas non plus constituer un point de fixation. Nul n’ignore que la société française s’interroge sur l’adaptation des filières d’accès à la haute fonction publique aux évolutions de notre temps. Il ne serait pas logique que le corps des magistrats reste à l’écart de cette réflexion. Le rapport que F. Thiriez va remettre au gouvernement devrait apporter des pistes sur ce point. En revanche, appréhender les relations avocats/magistrats au seul prisme du recrutement de ces derniers nous semble biaisé, ce pour au moins deux raisons.

D’une part, on ne peut affirmer avec certitude que la fréquentation des mêmes écoles par les diverses professions juridiques serait de nature à assurer des bonnes relations professionnelles au sortir de la formation. Se fréquenter n’est pas s’apprécier ni bien se connaître. En outre, le sentiment qu’il existe un « esprit de corps », voire une connivence, propre aux juristes pourrait être contre-productif. Avocats et magistrats exercent des professions ontologiquement différentes. Cette différence – qui n’est pas une opposition – constitue une garantie de notre système juridictionnel et doit être maintenue. D’ailleurs, comment assurer une formation commune de qualité et cohérente dès lors que la formation des magistrats est centralisée alors que celle des avocats est régionalisée ?

D’autre part, la participation de chacune des professions à la formation de l’autre est déjà mise en œuvre. Sans doute faut-il renforcer ces échanges, néanmoins on doit constater qu’à eux seuls, ils n’ont pas réussi à réconcilier les professions.

En définitive, les parties prenantes paraissent démunies face au constat de ce dialogue difficile et ne semblent avoir d’autre perspective qu’une approche pragmatique, une diplomatie des petits pas. Il existe pourtant des outils éprouvés, issus des sciences humaines et sociales, qui pourraient donner un cadre à la reprise du dialogue entre avocats et magistrats. On pense ainsi à la communication interculturelle, théorisée par E.T. Hall dans la Dimension cachée ainsi qu’au management dans un contexte interculturel, étudié notamment par G. Hofstede dans Vivre dans un monde interculturel. Tous deux s’intéressent à la rencontre entre porteurs de cultures différentes. Tel est bien le cas dans la question qui nous préoccupe : les cultures professionnelles des magistrats et des avocats sont différentes même si elles ont de nombreux points de contact. Elles sont composées des règles explicites, notamment déontologiques mais également d’habitus ou de codes implicites. Or la culture de chacun joue le rôle d’un filtre dans la communication avec les représentants d’une autre culture.

En dépit de ces différences, les deux professions doivent coexister au sein d’un même espace et, pour ainsi dire, collaborer à l’occasion du processus judiciaire. Pour autant, par la position que chacun (avocat, juge du siège, parquetier ou encore greffier) occupe, les désaccords sont, à un moment ou à un autre, inévitables, et la mise en place d’une culture « commune » surplombante apparaît illusoire. L’enjeu est que ces désaccords (une demande de renvoi par exemple) ne se transforment pas en conflits mais également que les relations informelles ne se transforment pas en antagonismes (les difficultés d’accès aux espaces sécurisés des tribunaux par les avocats par exemple). Un dialogue de qualité suppose donc que chacun des acteurs appréhende la culture de l’autre et ses codes. Il ne s’agit pas simplement de courtoisie (celle-ci étant de rigueur en toutes circonstances, y compris en cas de conflit) et encore moins du strict respect du cadre procédural ou déontologique applicable au procès pénal ou civil. La reconnaissance de cette pluralité des cultures professionnelles est une richesse pour l’institution judiciaire. À l’inverse, la défiance des uns vis-à-vis des autres ne peut que dégrader la qualité de la justice rendue et impacter la confiance que les citoyens lui accordent. Il y a près de trois cents ans, Montesquieu invitait déjà à cette approche culturelle en faisant tenir, non sans ironie, ces propos à un Parisien : « Monsieur est persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être persan ? » (Lettres persanes, Lettre XXX, 1721).