Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Libre cours : Dire non

Par Jacqueline Laffont, avocate le 30 Avril 2020

Mon confinement.

Une parenthèse surnaturelle, suspendue, un temps hors du temps.

Une vie à côté de la vie dont les jours s’étalent et s’étirent, à perte de vue, avec leur vallée de larmes.

Dans le flot, les miennes, pour pleurer une vie qui bascule.

J’ai su très vite, très jeune, la fragilité des choses, des êtres aimés, de ceux mêmes que l’on veut croire immortels.

Des décennies plus tard, au cœur de cette pandémie, je me suis pourtant surprise à espérer, implorer que cela n’arrive qu’aux autres.

Mais cela, bien sûr, n’arrive pas qu’aux autres.

J’ai vu surgir aussi une peur plus terrifiante encore.

Celle de voir la sidération provoquée par le risque de contagion et l’état d’impuissance auquel celle-ci menace de nous réduire, nous conduire insidieusement à renoncer à une part d’humanité.

Dans ce chaos qui traversait le monde et très accessoirement ma vie, dire non à ce renoncement fut ma toute petite résistance ; je voudrais qu’elle fasse écho à celle, immense et anonyme, de tant d’autres, hommes et femmes, soignants, personnels des EPHAD, caissières et caissiers, chauffeurs routiers…

Dire non à ce que nos vieux parents puissent mourir seuls chez eux ou à l’hôpital, abandonnés à leur simple rôle de numéro repris le soir à 19 heures, obtenir de pouvoir leur tenir la main pour qu’ils n’aient pas peur de ce passage et pour leur dire jusqu’au bout combien on les a aimés, combien ils doivent l’entendre, combien les avoir eus pour parents fut une chance.

Dire non à l’isolement total des personnes âgées ou malades, dans ces institutions dont on a voulu ignorer le désastre qui les menaçait et dont les morts n’ont d’abord pas même été comptabilisées, comme oubliées. Se battre, certes, pour les protéger de la contagion, mais se battre aussi contre leur solitude absolue, contre la privation totale et brutale de l’affection des leurs, contre leur oubli forcé.

Dire non à ce que cette pandémie n’autorise l’abandon de nos détenus dans leurs prisons, la régression terrifiante de leurs droits, le scandaleux délitement du contrôle juridictionnel de leur détention.

Dire non au silence qui a d’abord accompagné ces renoncements.

Refuser d’abandonner cette part-là d’humanité, malgré l’énormité de ce qui nous arrive, malgré la tentation sincère de tout subordonner à la lutte exclusive contre la maladie, comme pour rendre hommage aux miens qui, parce qu’ils sont morts ou malades, ne peuvent plus le dire.