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Le droit en débats

Libre cours : À l’horizon du confinement, droit pénal ou contrôle social ?

« J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison. »

Alcools, G. Apollinaire

Par Jean Danet le 22 Avril 2020

« La scène se passe dans une voiture de première classe d’un TGV à la fin du printemps 2020.

Une dame, la trentaine conquérante, passe, de sa place, des coups de fil en chaîne. Elle a abaissé sous son menton le dernier masque LVMH qu’elle arborait pour se faire mieux comprendre sans doute de ses interlocuteurs. Elle fait largement profiter son entourage de son dynamisme. Un monsieur, vaillant, de soixante-dix printemps peut-être, assis en quinconce dans le même carré, finit par lui dire d’aller passer ses coups de fil sur la plate-forme d’autant qu’elle parle sans masque. La dame hausse tout de suite le ton : “À votre âge, un homme qui a peur reste chez lui, monsieur. Je fais ce que je veux, le masque ça ne sert à rien, et vous, vous en portez un. Grand bien vous fasse ! Enfin, si je voyageais avec quelqu’un, je parlerais tout aussi fort. Vous n’avez qu’à débrancher vos sonotones.” Le monsieur répond : “Je vois, c’est ‘tout pour ma gu…’”. La dame rétorque : “Non, mais chacun gère son propre risque. Vous avez choisi d’être là, assumez le vôtre. Et estimez-vous encore heureux qu’on ne vous confine pas ! Point barre.”

Une jeune étudiante, jusque-là plongée dans la lecture de Naissance de la biopolitique, intervient : “Vous êtes une caricature de créature néolibérale, Madame. Pour vous, chacun est l’entrepreneur de son propre risque, c’est cela ? Et que le plus faible crève ? La gestion du risque, c’est notre affaire à tous. Elle doit être collective, pas individuelle. Le risque de ce monsieur, il nous concerne, vous et moi. Ou alors c’est qu’il n’y a plus de société. Seulement la loi pénale et la loi du marché. Vous voulez quoi ? Le rétablissement du confinement parce qu’à nouveau, les services de réa explosent ? La police dans les trains ? Des peines d’interdiction de circuler à ceux qui enfreindront la loi ? Un régime autoritaire, façon Chinois, pour libérer les forces du marché ?” La dame ricane. Et ajoute à la cantonade : “Vous avez de mauvaises lectures. Elles vous montent à la tête.”

Un jeune homme se lève. Des traits asiatiques, japonais sans doute. Souriant et séduisant. Il s’adresse à la vingtaine de voyageurs. “Bonjour ! Je fais du théâtre. J’aurais dans un premier temps besoin de votre aide à tous, sauf Madame. Je voudrais que vous répétiez une petite scène avec moi pour que je voie ce que ça donne. On va tous se lever et dire haut et fort ensemble, en nous adressant à Madame, ces trois alexandrins :

‘Respectons les règles de distanciation sociale.
Le souci de soi passe par le souci des autres.
Madame, ressaisissez-vous et rejoignez-nous !’”

Il répète ses trois alexandrins tranquillement en regardant chacune et chacun. “D’accord ? C’est simple, non ?”

Une vieille dame dit : “Bravo jeune homme ! C’est bien, ce que vous proposez. C’est raisonnable comme leçon. Donnons-lui sa chance !”. Le charisme du jeune homme fait le reste. Il donne le signal. La dame voit alors vingt personnes se lever et lui adresser fermement mais sans agressivité le message. Déjà sidérée, elle avise, au fond de la voiture, debout lui aussi, un médecin, proche ami de son père. Leurs regards se croisent, il hésite et fait chœur avec les autres. Un peu gêné pour elle. Tout en prononçant les trois alexandrins, il lui adresse un sourire qui veut dire “allons, pas toi !”.

Elle rougit violemment, éteint son téléphone et remet son masque. »

 

Cet extrait d’une pièce de théâtre qui n’existe pas nous parle de notre proche futur.

Car notre vie va donc changer. Pour quelques mois ou quelques années ? Nul ne peut le dire. Notre manière d’occuper l’espace public, les lieux publics, les moyens de transport en sera profondément affectée. Les ministères et, avec eux, les administrations, les entreprises publiques et privées planchent sur la myriade de questions soulevées par le risque de contamination duquel il nous faut apprendre à nous protéger. Des règles strictes de comportement dans l’espace public nous sont prescrites en temps de confinement auxquelles s’ajoutent des recommandations ou des conseils de bonne conduite.

Demain, le même dosage subtil allant de simples recommandations à des obligations dont les violations seront pénalement sanctionnées modifiera notre quotidien. Et la connaissance scientifique comme la technologie produiront peut-être encore de nouvelles normes.

La police a aujourd’hui charge de faire respecter les règles obligatoires dans des villes quasi désertes. La contravention pour défaut d’attestation sur l’honneur dit cependant assez, déjà, la fragilité de l’intervention pénale en la matière. Mais demain ? Après déconfinement ? Croit-on que les obligations et les interdits pénaux suffiront ? Que la police, les juges seront en capacité de faire respecter la loi en de tels domaines ? Comment ? Par la grâce des dénonciations ou d’une mixture technologique de traçages et de reconnaissance faciale ? Ça ne fait pas rêver.

Nous autres juristes, nous n’avons que trop tendance à penser la norme comme un synonyme parfait de la loi. Comme si, dans nos sociétés, des normes n’étaient pas édictées et même sanctionnées par d’autres institutions que la police et les tribunaux. Ce qui a pour nom le contrôle social. Celui du groupe, avec ses sanctions informelles mais parfois redoutables pour celui qui les encourt. Tout a été dit sur ses défauts, le manque de légitimité des institutions qui l’instaurent, leurs excès, le conformisme qu’il génère.

Jamais d’ailleurs il n’a été chez nous autant dénoncé qu’à l’époque même où il s’affaiblissait, que ce soit dans les familles, les écoles, les communes et les quartiers, sans parler des institutions qui ont disparu ou tellement régressé qu’elles n’en exercent plus ou presque plus : l’armée de conscription, les églises et le parti. Les médias ont été pensés par certains comme les nouveaux entrepreneurs du contrôle social. Mais dans cette fonction, les réseaux sociaux ne les affaiblissent-ils pas grandement ? Ne sapent-ils pas largement les effets de leurs discours normatifs quand le complotisme fait des ravages ? Nombreux sont ceux qui estiment que le contrôle social n’est plus que l’ombre de lui-même et que le « tout pour ma gu… ! » comme on dit, s’affirme de plus en plus comme une règle de vie.

Demain, quand il ne s’agira plus de simples comportements « sans gêne » mais du respect d’une règle sanitaire afin d’éviter un risque de contamination, comment les choses vont-elles se passer ? Peut-on croire que la raison de la règle suffira à ce que tout le monde la respecte ? Rien n’est moins sûr quand certains contestent la vérité de tout discours scientifique, y compris sur les vaccins.

Existe-t-il une forme d’autorité au sens de Kojève, suffisamment établie et reconnue pour qu’une norme de comportement soit acceptée par une part suffisante de la population, pour qu’elle puisse être instituée par le groupe en norme et justifier une forme de contrôle social assortie d’une sanction sous la forme d’une réprobation sociale – rien de plus – mais qui serait redoutée par les plus réfractaires ? On a peine à s’en convaincre. La vie n’est pas un théâtre.

Alors ? Faut-il se dire que nous ne sommes pas japonais et que le contrôle social n’est pas fait pour nous ? Qu’il est d’ailleurs dangereux ? Ce qui est vrai s’il fait le lit des entrepreneurs de morale en tout genre. Mais on ne peut pas non plus placer nos espoirs dans ce qui serait un cran de plus au « tout pénal » et ses trompe-l’œil.

Alors ? Alors on pourrait s’attacher à repenser l’éducation au civisme, à la santé publique, repenser la prévention et ses modes de diffusion et tenter de convaincre les plus réfractaires à qui le mot solidarité écorche les oreilles que le souci de soi passe aussi par le souci des autres. Nous ne pouvons nous suffire d’être, chacun pour soi, l’entrepreneur de la gestion de notre propre risque. Nous devons apprendre à le gérer ensemble. C’est la responsabilité de tous. Bref, il n’est pas exclu que nous devions revisiter – beau projet interdisciplinaire – les potentialités du contrôle social – acceptables ou non –, de la prévention et l’importance de l’infradroit cher au doyen Carbonnier ! Car une chose est sûre, en attendant le vaccin, le droit pénal ne suffira pas. Ou alors ce ne sera pas bon signe pour la santé… de notre société.