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Le droit en débats

Non, Madame la Garde des Sceaux, votre réforme ne fait pas de la justice un flamboyant paquebot. Elle en fait le Radeau de la Méduse

À grand renfort de communication dans les médias et en juridictions, Nicole Belloubet entend, avec la promulgation de sa loi de programmation et de réforme pour la justice, inaugurer son majestueux paquebot Justice. Mais par quel miracle notre justice, qui était dans un état d’embolie en 2016, s’apprête-t-elle aujourd’hui à prendre majestueusement le large pour les cinq ans à venir ? Aucun miracle en réalité. Derrière les grands discours et les présentations tronquées, le majestueux paquebot Justice est loin d’être aussi flamboyant. Pire, ce n’est pas un paquebot, c’est un radeau. Celui de la Méduse.

Le Radeau de la Méduse côté immobilier et conditions de travail d’hygiène et de sécurité

L’essentiel du budget quinquennal dévolu aux programmes immobiliers et aux bâtiments Justice ira, nous le savons, aux établissements pénitentiaires. En attendant, les bâtiments dégradés ou inadaptés de nos juridictions rendent difficile le travail des 22 000 fonctionnaires et 8 000 magistrats. Ils compliquent celui des 67 000 avocats en France et constituent souvent un parcours du combattant pour les 25 000 Français qui entrent chaque jour dans un tribunal. Le bateau Justice se fissure et prend l’eau de toutes parts, et ce n’est malheureusement pas une image. Les exemples sont légion. À la cour d’appel d’Aix-en-Provence, l’accès à une partie d’un étage a été drastiquement restreint et des bureaux évacués depuis que d’impressionnantes fissures sont apparues sur les murs. Au tribunal de grande instance de Bobigny, comme dans de nombreuses juridictions : les jours de pluie, les seaux sont de sortie pour récupérer l’eau qui s’infiltre dans les bâtiments. Désormais, à chaque caprice de la météo, les réseaux sociaux se gaussent en soulignant que l’actuelle « garde des Seaux n’a jamais aussi bien porté son nom », photos à l’appui de juridictions jonchées de seaux d’eau. Faute de budget suffisant, la situation n’est pas près de s’arranger. Nos seaux se remplissent mais nos caisses restent désespérément vides.

Plus grave, l’amiante et ses réels dangers sont sciemment cachés aux agents dans certaines juridictions. En avril dernier, au palais de justice de Cayenne, les travaux dans des locaux amiantés, sans confinement des zones contaminées, ont semé légitimement la panique. Les fonctionnaires ont dû exercer leur droit de retrait, soutenus par les avocats du barreau de la Guyane. Au tribunal de grande instance de Créteil, le scandale de l’amiante, dénoncé depuis des années, se heurte à la politique de l’autruche pratiquée par la Chancellerie. Impossible également d’obtenir le recensement des sites justice dans lesquels les personnes ont été ou sont encore exposées sur l’ensemble du territoire. Aucun intérêt pour Nicole Belloubet, qui ne daigne même plus présider le comité ministériel hygiène sécurité et conditions de travail.

Aucune juridiction n’échappe aux problèmes liés aux conditions de travail d’hygiène et de sécurité, les plus vétustes comme les plus récentes. Du tribunal de grande instance de Bobigny à celui, flambant neuf, de Paris, on ne compte plus les dysfonctionnements qui se rajoutent à la pénurie d’effectifs, devenue le quotidien des fonctionnaires et magistrats. Les conditions de travail dégradées créent le mal-être des personnels et des tensions grandissantes dans les tribunaux, y compris entre magistrats et auxiliaires de justice. Les juridictions, désormais « bunkerisées » avec leurs accès badgés et limités, isolent plus qu’elles ne rassemblent. C’est de moyens et d’effectifs dont les magistrats et fonctionnaires ont besoin pour travailler plus sereinement, pas de badges et de portes fermées. Ces accès sanctuarisés sont en train de détruire le lien nécessaire entre tous les gens de justice. Ils isolent et exacerbent les tensions sans pour autant améliorer les conditions de travail des personnels.

Sur les réseaux sociaux et notamment sur Twitter, le hashtag #AllôPlaceVendôme vient désormais recenser les difficultés auxquelles sont confrontés partout en France les avocats, fonctionnaires, magistrats et justiciables. Des ascenseurs en panne aux fuites d’eau en passant par les délais d’audiencement à rallonge ou les problèmes liés aux dysfonctionnements des visioconférences comme de l’informatique, la litanie des reproches faits au ministère de la justice est impressionnante.

Le vernis de la communication bien rodée du garde des Sceaux est en train de sérieusement s’écailler. Le fameux refrain « Tout va très bien, Madame la Marquise », entonné avec un grand sourire dans les médias par la ministre et dans les juridictions par l’ensemble des directions du ministère, commence à sonner faux. Tant aux oreilles des Français qu’aux oreilles des fonctionnaires, magistrats et avocats. Et ce n’est qu’un début.

La concertation de façade mise en place avec les Chantiers de la justice a désormais créé un fossé entre la garde des Sceaux et une bonne partie des fonctionnaires et des magistrats qui n’ont été ni entendus ni même écoutés. La logique budgétaire et comptable de la réforme de la justice a fini de décevoir ceux qui avaient encore l’espoir de grands changements et d’une justice de proximité et de qualité, dotée de vrais moyens financiers et surtout humains.

Pire, la garde des Sceaux fait reposer toute la mise en œuvre de sa réforme sur un mauvais calcul de ses effectifs. Mauvaise évaluation de ses effectifs actuels et mauvaise estimation de ses besoins en personnels pour la mise en place de cette réforme : ces deux éléments combinés constituent un mélange détonnant qui va faire imploser tant l’équilibre fragile des juridictions que la mise en œuvre de cette réforme.

Le Radeau de la Méduse côté effectifs

Incapable de se doter d’un outil RH qui calcule ses besoins et ses flux d’effectifs, le bateau Justice s’apprête à affronter une véritable tempête. Sourd aux alertes des syndicats qui, régulièrement, lancent des fusées de détresse, la galère Justice vient de passer dangereusement sous la ligne de flottaison concernant le nombre de personnels de greffe dont elle dispose et a besoin. Seulement 184 créations d’emploi dans les greffes judiciaires sont prévues sur cinq ans, alors qu’on recense actuellement plus de 1 200 postes vacants et que 30 % des effectifs sont en train de partir à la retraite. Les vagues successives de formation de greffiers stagiaires ne suffiront pas. Le tsunami du sous-effectif menace l’ensemble des juridictions au moment où celles-ci ont besoin de personnels pour mettre en œuvre la réforme de la justice.

Pour cacher ce sous-effectif et éviter la panique en juridiction, la Chancellerie met en place des écrans de fumée et multiplie les tours de passe-passe budgétaires faisant croire à une augmentation du nombre d’emplois. Le ministère joue au petit chimiste avec les effectifs de greffe en redéployant ou en transformant des emplois : « J’enlève ici de la catégorie C, je saupoudre ici de catégorie B, je redéploie par là de la catégorie A, je ne budgétise plus des postes pour faire diminuer artificiellement le nombre d’emplois vacants ». Le mot d’ordre donné par le ministère aux juridictions est clair : « Ne sollicitez pas de créations de postes, elles seront refusées. Si vous voulez des effectifs, faites des propositions de transformations ou de redéploiements uniquement. C’est ce qui s’appelle être pieds et poings liés. Et lestés, car la mise en place de la réforme va engendrer dans les premiers temps une augmentation de la charge de travail que les juridictions sont incapables d’absorber.

Dénoncée par les syndicats, dont l’UNSA, premier syndicat au sein du ministère, cette pratique est niée catégoriquement par la Chancellerie.

À ce niveau, ce n’est plus du déni, c’est une forme de mensonge. Avec une mauvaise foi qui frise l’escroquerie. Intellectuelle certes, mais escroquerie tout de même. Et comme à l’accoutumée quand on pointe du doigt les choses qui ne vont pas, le discours classique du ministère se met en place : dans un premier temps, nous comprenons mal les choses. Puis, dans un deuxième temps, nous manipulons l’opinion et montrons une vision fausse de ces choses. Pour finir, on nous accuse d’être corporatistes et de défendre nos intérêts, ceux des personnels de greffe, au détriment de ceux du justiciable.

Le vrai objectif de la réforme est de faire des économies d’effectifs en diminuant et mutualisant les personnels de greffe avec la fusion des tribunaux de grande instance, tribunaux d’instance et conseils de prud’hommes. La justice et le justiciable seront les grands perdants. Car la mutualisation, c’est la perte de la spécificité et de la valeur ajoutée des métiers. Car la diminution des effectifs de greffe, c’est créer un dangereux déséquilibre entre le nombre de magistrats à la hausse et celui des fonctionnaires à la baisse. Or cet équilibre est fondamental en juridiction : qui, pour mettre en forme la décision du magistrat ? Qui, pour convoquer et préparer les dossiers quand le magistrat est prêt pour juger ? Qui, pour mettre à exécution la décision prise par le magistrat ?

La justice en France repose depuis longtemps sur l’abnégation et le dévouement de son personnel de greffe, unanimement salués par les gardes des Sceaux successifs. Or les greffes épuisés sont désormais à bout. En guise de réponse, la Chancellerie n’a rien trouvé de mieux que de mutualiser les effectifs, faisant fi de leurs compétences et expertises sur des contentieux techniques et spécifiques. Sacrifiant également la qualité de la relation qu’ils entretiennent avec les justiciables grâce à la spécialisation de leurs compétences.

Et, pour finir de démotiver les personnels de greffe, le gouvernement va porter le coup de grâce avec son projet de loi de transformation de la fonction publique. Après avoir sacrifié les conditions de travail de ses fonctionnaires pour des motifs purement comptables, le gouvernement sacrifie leurs statuts et l’effectivité de leurs droits pour les mêmes motifs. Moins de droits, moins d’espaces de concertation et de dialogue et moins de représentants du personnel pour défendre et faire entendre la voix des fonctionnaires. Les syndicats sont clairement dans le viseur du gouvernement. Parce qu’ils sont la voix des personnels et leurs avocats, quand ils défendent l’effectivité de leurs droits. Deux bonnes raisons pour le gouvernement de museler les syndicats.