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Le droit en débats

Ordonnances sur requêtes : la nécessité d’une transparence accrue

Par Eva Lee et Benoît Huet le 20 Juin 2025

Discrètes par nature, mais redoutablement efficaces en pratique, les ordonnances sur requête occupent une place stratégique dans le contentieux civil, notamment lorsqu’elles sont rendues sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Autorisant des mesures d’instruction avant tout procès, sans que la partie visée en soit informée, ces ordonnances sont devenues l’instrument privilégié de nombreuses stratégies contentieuses.

Pourtant, ces décisions – et plus encore celles de rejet – restent largement soustraites à la publicité. Dans la pratique, la personne visée par une mesure sollicitée sur requête mais non accordée se voit fréquemment opposer un refus d’accès à l’ordonnance de rejet, au motif que la décision ne serait pas publique.

Dans un contexte de généralisation de l’open data judiciaire1, cette situation paraît de moins en moins justifiée. Elle fragilise les droits de la défense et laisse prospérer des stratégies d’instrumentalisation de la procédure, à rebours des principes posés par l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.

Après avoir rappelé les règles de publicité des décisions de justice, il conviendra d’interroger la nature juridique des ordonnances sur requête, avant de mettre en lumière les enjeux très concrets que soulève le manque de transparence de ces décisions, au travers d’un cas précis : celui des ordonnances rendues sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile.

Rappel des règles relatives à la publicité des décisions de justice

En matière civile, les décisions sont en principe prononcées en audience publique2, le juge pouvant toutefois aviser les parties, à l’issue des débats, que la décision sera prononcée par sa mise à disposition au greffe de la juridiction3.

S’il s’agit d’un principe protégé4, la publicité des décisions de justice n’en demeure pas moins encadrée.

Ainsi, l’article 1440 du code de procédure civile impose aux greffiers et dépositaires de registres publics de délivrer copie ou extrait d’une décision à tout requérant, à condition que celle-ci soit précisément identifiée.

De même, l’article L. 111-14 du code de l’organisation judiciaire prévoit que les tiers peuvent obtenir copie des décisions, dans le respect des règles propres à chaque matière et sous réserve de ne pas formuler de demandes abusives, notamment par leur nombre ou leur caractère systématique.

Enfin, l’article 11-3 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972, relative à la réforme de la procédure civile, rappelle que les tiers ont le droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement.

De ces dispositions découle une obligation générale de délivrance, pesant sur les greffes pour toutes les décisions figurant au répertoire civil, à la double condition que la décision soit identifiable et qu’elle ait été prononcée publiquement.

Sur ce dernier point, l’article 11-2 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 précise que les jugements sont prononcés publiquement sauf dans les matières gracieuses ; celles relatives à l’état et à la capacité des personnes ; celles intéressant la vie privée et celles mettant en cause le secret des affaires.

À première vue, les règles relatives à la publicité des décisions de justice semblent donc clairement balisées. Pour les mettre en pratique, les greffiers des tribunaux peuvent par ailleurs s’appuyer sur une circulaire du ministère de la justice qui traite de manière assez détaillée de la question de la communication de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance5.

Ce cadre juridique a priori éprouvé comporte toutefois une importante zone d’ombre, s’agissant de la publicité ou de la non-publicité des ordonnances sur requête. La nature juridique incertaine (gracieuse ou contentieuse) de ces décisions crée en effet un flou juridique sur le régime de publicité qui leur est applicable. Si la pratique des greffes semble être de ne pas communiquer aux tiers à l’instance ces décisions, cet usage n’est pas prévu par la circulaire dédiée et n’est appuyée par aucune véritable base légale.

Le statut juridique ambigu des ordonnances sur requête

Un acte juridictionnel atypique

L’ordonnance sur requête est une décision juridictionnelle atypique dotée des trois caractéristiques suivantes. Tout d’abord, elle est prise non contradictoirement, dans tous les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse6. Ensuite, elle dispose d’un caractère provisoire7. Enfin, elle est exécutoire au seul vu de la minute, ce qui signifie que son caractère exécutoire n’est pas subordonné à sa signification préalable au défendeur8.

L’ordonnance sur requête se singularise également par les effets qu’elle produit. L’article 496, alinéa 2, du code de procédure civile dispose que tout intéressé peut solliciter la rétractation de l’ordonnance devant le juge qui l’a rendue, de telle sorte qu’il n’est pas contesté que l’ordonnance sur requête est dépourvue d’autorité de la chose jugée « au principal ».

La jurisprudence n’a en revanche pas tranché de manière globale la question de l’autorité de la chose jugée des ordonnances sur requête « au provisoire »9. Cette question est pourtant d’importance puisque reconnaître l’autorité de chose jugée « au provisoire » des ordonnances rendues sur requête revient à déclarer irrecevable toute nouvelle requête fondée sur les mêmes faits et tendant aux mêmes fins qu’une requête antérieure ayant déjà été rejetée10. À l’inverse, leur refuser toute autorité de chose jugée, même au provisoire, ouvre la voie à la présentation de requêtes identiques ou très similaires, devant plusieurs juges, voire devant le même juge.

Un acte juridictionnel à la nature incertaine

L’ordonnance sur requête est par ailleurs un acte juridictionnel, qui devrait théoriquement, pouvoir se ranger dans l’une des deux catégories de la summa divisio des actes juridictionnels de droit français, les actes contentieux et les actes gracieux, qualification déterminante au regard de la publicité de ces décisions, puisque la matière gracieuse en est expressément exclue11.

La question de la nature contentieuse ou gracieuse de l’ordonnance sur requête n’a toutefois – là encore – pas été tranchée. D’un côté, le code de procédure civile a édicté le régime de l’ordonnance sur requête, sans donner d’indication sur la nature juridique de cette dernière et de l’autre, la jurisprudence n’a jamais tranché de manière définitive et globale la question.

La solution ne provient pas non plus de la doctrine, qui est partagée entre trois courants.

Le premier tend à assimiler l’ordonnance sur requête à un acte gracieux12, en s’appuyant notamment sur le fait que la requête soit un mode introductif privilégié de l’instance gracieuse13, et sur l’absence de litige né et actuel entre les parties au moment où le juge statue14.

Toutefois, ces arguments peinent à convaincre. En effet, il est constant qu’une procédure contentieuse peut être initiée sur requête15 et que, dans de nombreux cas, les ordonnances rendues sur requête supposent un litige latent que la décision est susceptible de précipiter.

Un deuxième courant range au contraire les ordonnances sur requête parmi les actes contentieux en raison du « contexte litigieux, plus agressif même qu’en référé, dans lequel intervient cet acte »16.

Enfin, un troisième courant – plus nuancé – propose une approche fonctionnelle selon laquelle certaines ordonnances sur requête seraient de nature gracieuse, d’autres de nature contentieuse, en fonction de la charge contentieuse que porte la mesure sollicitée. Autrement dit, les ordonnances rendues sur requêtes seraient contentieuses « lorsque les mesures ordonnées ont vocation à viser implicitement une personne, à s’adresser à l’adversaire virtuel, à le contraindre »17. À l’inverse, ne seraient pas contentieuses les ordonnances dépourvues de litige potentiel18. Bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité, cette grille de lecture présente l’intérêt d’introduire un critère de qualification cohérent avec les logiques contentieuses dans lesquelles s’inscrivent, en pratique, nombre d’ordonnances sur requête.

Ce flou juridique, loin d’être purement théorique, n’est pas sans conséquences pratiques : il alimente l’incertitude sur le régime de publicité applicable à ces décisions – notamment lorsque la requête est rejetée – et contribue à une opacité incompatible avec les principes fondamentaux du procès équitable, ce qu’illustre parfaitement le cas des ordonnances sur requête rendues sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile.

Illustration des difficultés : le cas des ordonnances sur requête rendues sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile

Un acte juridictionnel à « charge contentieuse »

L’article 145 du code de procédure civile dispose que « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Cet article, massivement utilisé par les praticiens du contentieux, établit les conditions de mise en œuvre des mesures dites « in futurum » et s’inscrit dans un cadre très précis, induisant l’existence d’un litige né ou à naître, et justifiant le surnom évocateur d’« antichambre du litige »19.

L’ordonnance sur requête rendue sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile se distingue indiscutablement par la « charge contentieuse » dont elle est porteuse, dès lors que les mesures ordonnées ont vocation à viser une personne et à la contraindre à remettre des éléments de preuve.

L’autorité de la chose jugée au « provisoire » de ces ordonnances, a été implicitement reconnue par la Cour d’appel de Paris20, ce qui tend à confirmer leur caractère contentieux.

Toutefois, en raison des incertitudes entourant le régime juridique applicable à ces ordonnances21, la personne visée par une mesure sollicitée sur requête mais non accordée se voit quasi automatiquement opposer un refus d’accès à l’ordonnance de rejet, au motif que la décision ne serait pas publique.

S’il va de soi que la personne visée par une requête rejetée n’a pas vocation à en avoir connaissance, il arrive, dans les faits, que l’existence de la requête – et le cas échéant de l’ordonnance de rejet – soit révélée à la partie qu’elle visait par une situation fortuite. La partie visée par une telle procédure peut ainsi le découvrir à la suite d’une communication accidentelle du greffe, du requérant, par voie de presse, ou encore dans le cadre d’une procédure ultérieure où cette requête serait mentionnée par erreur.

Ainsi, dans une affaire présentée à la Cour d’appel de Paris22, une première requête tendant à l’autorisation de mesures d’instruction in futurum avait été rejetée en raison de lacunes dans sa motivation. Le requérant a alors introduit une nouvelle requête, faisant état du premier rejet et mieux étayée que la première, à laquelle il a été finalement fait droit. C’est à cette occasion que la personne visée par les mesures a pu découvrir l’existence de la première ordonnance de rejet.

Une absence de publicité aux forts enjeux

Outre ses limites théoriques23, l’absence de publicité des ordonnances sur requête soulève plusieurs objections d’ordre pratique.

D’abord, du point de vue procédural, lorsque le requérant n’a pas interjeté appel, une ordonnance de rejet met fin à la procédure non contradictoire. Le secret qui pouvait se justifier temporairement, afin d’assurer l’efficacité des mesures sollicitées, cesse alors en principe de se justifier.

Certes, il pourrait être objecté que la publicité des ordonnances de rejet risquerait, dans certains cas, de compromettre l’efficacité d’une nouvelle requête présentée ultérieurement, par exemple en cas de circonstance nouvelle apparue postérieurement et susceptible de modifier l’appréciation du tribunal. Dans une logique de transparence du système judiciaire, il est toutefois légitime de considérer que le principe de publicité des décisions de justice doit retrouver sa place une fois la procédure achevée, fût-ce sous une forme encadrée et respectueuse des intérêts en présence.

De la même manière, lorsque le rejet initial tient à une insuffisance de motivation de la demande, cette insuffisance relève de la pleine et entière responsabilité du requérant et il semble logique que ce dernier en supporte les conséquences24, comme cela serait le cas dans le cadre d’une procédure contradictoire.

La publicité de l’ordonnances de rejet répond à ce titre à une exigence fondamentale du procès équitable : le respect des droits de la défense. En effet, dans le cas où, à la suite d’une première tentative infructueuse, il est finalement fait droit à une seconde requête, la personne visée par l’ordonnance dispose d’un argument redoutable de rétractation en se prévalant de l’autorité de la chose jugée « au provisoire » de la première requête, pour obtenir l’irrecevabilité de la seconde25.

L’ordonnance de rejet est ainsi une manifestation du pouvoir juridictionnel, dont le caractère public protège les justiciables contre une justice secrète échappant à leur contrôle26. Au nom de ces principes, une personne visée par une requête – même rejetée – devrait pouvoir accéder à l’ordonnance en question.

Plus généralement, cette solution répond à un souci d’économie procédurale ou juridictionnelle, le service public de la justice n’étant pas à la discrétion des plaideurs27. En effet, l’opacité actuelle favorise les utilisations abusives de l’article 145 du code de procédure civile. Certains requérants sollicitent des mesures particulièrement intrusives, comptant sur l’absence de publicité pour éviter d’assumer les conséquences stratégiques d’un rejet. Rendre publique l’ordonnance de rejet serait un signal clair : toute tentative procédurale engage, y compris lorsqu’elle échoue.

Plus encore, l’absence de transparence entourant ces décisions favorise une pratique particulièrement problématique : la réitération de la même demande, parfois devant la même juridiction. Certains requérants, déboutés par une juridiction, tentent leur chance devant une autre (ou devant la même en espérant que le juge saisi soit différent), dans l’espoir d’obtenir gain de cause auprès d’un juge plus réceptif tout en comptant sur le fait que le nouveau juge n’ait pas connaissance de l’ordonnance ayant rejeté la précédente requête28.

En définitive, hors les cas justifiés par la protection de l’ordre public, la vie privée, ou la protection des données personnelles, la publicité des ordonnances sur requête, en particulier celles rejetant des mesures visant à contraindre un tiers, apparaît justifiée au regard des principes de publicité des décisions de justice, du droit à un procès équitable, et de la lutte contre l’instrumentalisation de la justice.

Le cas des ordonnances rendues sur requête, et plus particulièrement celles fondées sur l’article 145 du code de procédure civile, met en lumière les limites du cadre actuel de la publicité des décisions de justice. L’incertitude quant à leur nature juridique entretient une opacité difficilement justifiable, surtout lorsqu’il s’agit d’ordonnances de rejet. Dès lors, une clarification du régime applicable à ces décisions, soit via une évolution législative, soit simplement via une circulaire du ministère de la justice, paraît non seulement opportune, mais indispensable. Le nouveau régime pourrait par exemple prévoir que les ordonnances de rejet deviennent publiques à l’expiration du délai d’appel, et pourrait également, le cas échéant, aménager cette publicité en conférant au juge la faculté, sur demande spécialement motivée du requérant, de restreindre cette publicité dans des cas particuliers ; la publicité devenant le principe, et l’absence de publicité, l’exception. 

 

1. Loi n° 2016-1321 du 7 oct. 2016 pour une République numérique ; Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
2. C. pr. civ., art. 451 (en matière contentieuse).
3. C. pr. civ., art. 450.
4. Conv. EDH, art. 6, § 1 ; v. aussi, Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC.
5. Note du 19 déc. 2018 relative à la communication de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance.
6. C. pr. civ., art. 493.
7. C. pr. civ., art. 493.
8. C. pr. civ., art. 495.
9. V. not., Paris, 1er sept. 2021, n° 21/00022, qui retient l’irrecevabilité d’une requête fondée sur l’art. 145 c. pr. civ., reposant sur les mêmes faits et tendant aux mêmes fins qu’une requête précédemment rejetée, peu important que le requérant ait renforcé sa motivation quant à la nécessité de déroger au contradictoire dans la seconde requête (la 1re requête avait en effet été rejetée au motif d’une insuffisante justification à ce titre) ; V. cep., Toulouse, 14 févr. 2002 (D. 2003. 160 , note Y. Strickler ), selon lequel l’ordonnance d’envoi en possession de legs universel, rendue sur requête, en matière gracieuse, n’est pas revêtue de l’autorité de la chose jugée.
10. Paris, 1er sept. 2021, n° 21/00022, préc.
11. V. supra.
12. H. Vizioz, Études de procédure, Bière, 1956 ; J.-L. Bergel, La juridiction gracieuse en droit français, Dalloz, 1983 (Rép. pr. civ., Ordonnance sur requête – Nature juridique des ordonnances sur requête, par S. Pierre-Maurice, § 89).
13. C. pr. civ., art. 60, « En matière gracieuse, la demande est formée par requête ».
14. C. pr. civ., art. 25, « Le juge statue en matière gracieuse lorsqu’en l’absence de litige il est saisi d’une demande dont la loi exige, en raison de la nature de l’affaire ou de la qualité du requérant, qu’elle soit soumise à son contrôle » ; v. N. Cayrol, Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz, § 432.21.
15. Par ex., devant le TJ, pour les demandes inférieures à 5 000 € (C. pr. civ., art. 750), en matière de contentieux de la sécurité sociale (CSS, art. R. 142-10-1) ou en matière de contentieux prud’homal (C. trav., art. R. 1452-1).
16. Rép. pr. civ., Ordonnance sur requête – Nature juridique des ordonnances sur requête, préc. § 91.
17. Ibid., § 95.
18. Ibid., § 95.
19. G. Chabot, Remarques sur la finalité probatoire de l’article 145 du nouveau code de procédure civile, D. 2000. 256 .
20. Paris, 1er sept. 2021, n° 21/00022, préc.
21. V. supra.
22. Paris, 1er sept. 2021, n° 21/00022, préc.
23. V. supra.
24. Paris, 1er sept. 2021, n° 21/00022, préc., la Cour d’appel de Paris semble dans ce cas pencher pour l’irrecevabilité de la seconde requête.
25. Paris, 1er sept. 2021, n° 21/00022, préc.
26. CEDH 16 avr. 2013, Fazliyski c/ Bulgarie, n° 40908/05, § 69.
27. V. à ce sujet, Rép. pr. civ., Chose jugée – Décisions bénéficiant ou ne bénéficiant pas de l’autorité de la chose jugée, par C. Bouty, mars 2018, §§ 434 s.
28. C’est souvent le cas en pratique, les moyens matériels ne permettant souvent pas – à ce jour – de procéder à une telle recherche, surtout si le requérant saisit les juridictions de plusieurs ressorts (à ce sujet, Rép. pr. civ., Chose jugée – Décisions bénéficiant ou ne bénéficiant pas de l’autorité de la chose jugée, préc.).