Le tribunal judiciaire, sous la présidence de son président, M. Stéphane Noël, a rendu en état de référé selon l’article 487 du code de procédure civile, le 21 juin 2024, quatre jugements (nos 23/54628, 24/50495, 23/56868, 24/50031), trois en matière de clause résolutoire mise en œuvre en application de l’article L. 145-41 du code de commerce et une en matière de paiement par provision dans le cadre d’actions qui avaient été engagées devant le juge des référés parisien en vertu d’une clause attributive de compétence aux Tribunaux de Paris.
L’article 487 du code de procédure civile permet en effet au juge des référés « de renvoyer l’affaire en état de référé devant la formation collégiale de la juridiction ».
C’est donc ce qui a été fait par le juge des référés en vue d’une audience de la formation collégiale du 23 avril 2024, les parties étant informées alors de l’intention de la juridiction d’entendre, en tant qu’amici curiae, les professeurs Thibaut Goujon-Bethan, professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et Jean-Christophe Roda professeur de la même université.
Leur contribution devait porter sur les enjeux « systémiques » de la compétence du juge des référés saisi d’une demande de mesure d’instruction in futurum ayant pour objet un bien immobilier situé hors du ressort du Tribunal judiciaire de Paris ou d’une demande en matière de bail commercial portant sur des immeubles loués, situés hors du ressort du Tribunal judiciaire de Paris, alors que, la question allait de soi, une clause attributive de juridiction au bénéfice du Tribunal de Paris avait été convenue dans le contrat en application de l’article 48 du code de procédure civile.
Selon le dictionnaire Petit Robert, l’adjectif systémique : « se rapporte ou affecte un système dans son ensemble ».
On comprend que l’enjeu systémique, est ici l’encombrement du Tribunal de Paris et tout particulièrement de la juridiction des référés, le but à peine dissimulé, étant de le désengorger.
Il n’existe pas en vérité meilleur moyen de le faire que d’affecter des magistrats à une juridiction plutôt que de transférer le contentieux vers d’autres juridictions supposées moins chargées.
Ces décisions ont donné lieu à un communiqué du Tribunal de Paris qui se justifie en considérant que l’article R. 145-23 du code de commerce est d’ordre public, ce qui lui permet, cette règle étant décidée, de prononcer d’office son incompétence en application de l’article 76 du code de procédure civile et de renvoyer, soit devant le juge des référés du tribunal judiciaire du lieu de l’immeuble, soit devant le tribunal de commerce pour une action ne relevant pas spécifiquement du statut des baux commerciaux.
Elles ont également donné lieu à un communiqué de l’Ordre des avocats de Paris .
Ces jugements et le raisonnement, à rebours à partir de la solution que la juridiction voulait adopter, sans doute habile, mais qui ne convainc pas, justifient les observations suivantes, au regard du seul statut des baux commerciaux.
Sur la nature de l’article R. 145-23 du code de commerce
Aux termes de cet article, spécifique à la procédure en matière statutaire des baux commerciaux :
« Les contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé sont portées, quel que soit le montant du loyer, devant le président du tribunal judiciaire ou le juge qui le remplace. Il est statué sur mémoire.
Les autres contestations sont portées devant le tribunal judiciaire qui peut, accessoirement, se prononcer sur les demandes mentionnées à l’article précédent.
La juridiction territorialement compétente est celle du lieu de la situation de l’immeuble ».
Il ne résulte d’aucune disposition que cet article, assurément divisible selon les deux types d’action qu’il envisage, soit d’ordre public en ce qui concerne la compétence territoriale.
Certes dans un arrêt rendu il y a plus de soixante ans, la Cour d’appel de Paris avait jugé que ces dispositions étaient d’ordre public (Paris, 25 nov. 1963, Gaz. Pal. 1964. I. 205), mais depuis lors, cette même juridiction a au moins par deux fois décidé du contraire.
Dans le premier arrêt, rendu par la 1re chambre D de la Cour d’appel de Paris (Paris, 27 juin 2001, n° 2001/06069, sur contredit de compétence), la cour s’est prononcée de la manière suivante :
« Il ne résulte pas des dispositions de l’article L. 145-15 du nouveau code de commerce (anciennement article 35 du décret du 30 septembre 1953) qu’une clause faisant échec à la compétence territoriale du lieu de la situation de l’immeuble, prévue par le troisième alinéa de l’article 29 du décret (aujourd’hui l’article R. 145-23) est nulle et de nul effet, et qu’il n’est pas indiqué dans ce texte qu’il s’agit d’une compétence exclusive ;
Que la clause du bail du 19 juillet 1968 attribuant compétence aux Tribunaux de Paris, convenue entre deux commerçants à l’occasion de leur commerce, est opposable à la société AIRE NOUVELLE qui vient aux droits et obligations de son auteur, qu’elle est insérée à l’article 21.3 dudit bail, dont elle constitue l’avant-dernier article, de façon apparente juste au-dessus des signatures, qu’elle doit donc s’appliquer ».
Dans le second arrêt connu, la 16e chambre B de la Cour d’appel de Paris, aujourd’hui la chambre 5-3, rendu le 4 juin 2009 (Paris, 4 juin 2009, n° 08/18149) décidait :
« Considérant que l’article R. 145-23 du code de commerce dispose que : "La juridiction territorialement compétente est celle du lieu de la situation de l’immeuble", qu’aucun autre texte n’attribue compétence exclusive à la juridiction du lieu et de la situation de l’immeuble.
Considérant que selon l’article 93 du code de procédure civile, le juge ne peut relever d’office son incompétence territoriale en matière contentieuse que dans les litiges relatifs à l’état des personnes, dans les cas où la loi attribue compétence exclusive à une autre juridiction ou si le défendeur ne comparaît pas.
Considérant qu’il résulte des textes susvisés que le juge de la mise en état était territorialement compétent pour retenir le litige dont il était saisi et qu’il ne pouvait relever d’office sa prétendue incompétence territoriale ».
Dans un arrêt du 25 novembre 2016 (Paris, 25 nov. 2016, n° 16/08557) la Cour d’appel de Paris jugeait que « les parties ne sont pas convenues d’une telle clause attributive de compétence d’une autre juridiction que celle désignée par l’article R. 145-23 qui trouve à s’appliquer en l’absence de clause contraire voulue, à la condition qu’elles soient commerçantes ».
La Cour d’appel de Paris ne considérait pas alors que l’article R. 145-23 du code de commerce était d’ordre public.
Quant au visa par l’ordonnance n° 23/56868 de l’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 10 juin 1971 (Civ. 3e, 10 juin 1971, n° 70-12678), il est loin d’être convaincant, puisque la décision était fondée sur le décret n° 66-12 du 3 janvier 1966 qui avait modifié notamment l’article 29 du décret du 30 septembre 1953 en décidant que :
« Préalablement à la saisine du juge, le demandeur doit notifier son mémoire au défendeur par lettre recommandée avec demande d’avis de réception… ».
Dans cet arrêt la Cour de cassation ayant approuvé la cour d’appel d’avoir décidé que les parties ne pouvaient se dispenser de la notification du mémoire préalable, même si elles en étaient d’accord, la cour d’appel ayant justement retenu que : « si le texte modifiant le décret du 30 septembre 1953 n’a pas été déclaré d’ordre public par une disposition précise, il apparaît, eu égard à son caractère impératif découlant de sa nature de texte de procédure, qu’il s’impose comme tel aux justiciables, ayant été édicté dans le cadre de l’organisation judiciaire et dans l’intérêt d’une meilleure administration de la justice et non d’un intérêt particulier de l’une ou l’autre des parties ».
Ce qui avait été jugé sur le caractère impératif de la notification du mémoire préalable ne peut assurément pas être transposé à la clause attributive de compétence, puisqu’elle est précisément autorisée par l’article 48 du code de procédure civile, alors qu’aucun texte ne permet de se dispenser du mémoire.
L’ordre public, s’il est de direction a pour but de protéger l’intérêt général de la société, s’il est de protection, il protège des intérêts particuliers ou catégoriels.
Quel est ici l’intérêt à protéger… si ce n’est celui du tribunal ?
La volonté du Tribunal judiciaire de Paris de qualifier l’article R. 145-23 du code de commerce d’« ordre public » n’a eu pour but que de lui permettre de soulever d’office son incompétence territoriale, alors qu’il n’est pas d’ordre public, selon la jurisprudence constante de la Cour d’appel de Paris.
Sur la portée de l’article 48 du code de procédure civile
Dès lors qu’il est établi que l’article R. 145-23 du code de commerce n’est pas d’ordre public et n’a pas été qualifié comme tel par la Cour de cassation, il convenait pour le Tribunal de Paris de déterminer si la clause attributive de juridiction convenue en application de l’article 48 du code de procédure civile était régulière.
Aux termes de l’article 48 du code de procédure civile :
« Toute clause qui, directement ou indirectement, déroge aux règles de compétence territoriale est réputée non écrite à moins qu’elle n’ait été convenue entre des personnes ayant toutes contracté en qualité de commerçant et qu’elle n’ait été spécifiée de façon très apparente dans l’engagement de la partie à qui elle est opposée ».
Le tribunal a reconnu que les clauses attributives de juridiction qui lui étaient soumises avaient été convenues entre des personnes ayant toutes contracté en qualité de commerçants et n’a pas contesté qu’elles aient été spécifiées de façon très apparente.
Toutefois, le tribunal a considéré que cette clause n’est pas explicite car en visant de manière générale « les Tribunaux de Paris, elle ne renvoie pas à une juridiction précise, de sorte que si le siège de la juridiction choisie est identifiable, tel n’est pas le cas de la nature de la juridiction concernée qui n’est pas déterminée ».
Mais, l’article 48 du code de procédure civile n’a pas pour objet de permettre de déroger à la compétence matérielle des tribunaux mais seulement à leur compétence territoriale et par conséquence la clause attributive de juridiction n’a pas pour effet que de désigner le « territoire » compétent. Il ne s’agit pas, à la différence de l’article 75 du même code relatif à l’exception d’incompétence, pour la partie qui soulève cette exception, de faire connaître dans tous les cas devant quelle juridiction elle demande que l’affaire soit portée, cette exigence portant à la fois sur la désignation de la nature de la juridiction, mais également de son siège.
Le tribunal judiciaire de Paris aura manifestement négligé un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 30 octobre 2006 (Civ. 1re, 30 oct. 2006, n° 04-15.512, Dalloz actualité, 5 déc. 2006, obs. X. Delpech ; D. 2006. 2873 ; RTD civ. 2007. 110, obs. J. Mestre et B. Fages ), pourtant publié au Bulletin, rendu dans des circonstances identiques.
Un contrat prévoyait que « les litiges qui n’auraient pu être réglés amiablement seront portés devant le Tribunal de Grenoble ».
La Cour de cassation s’est prononcée dans les termes suivants :
« Attendu que, souscrite par des commerçants et rédigée en termes très apparents, une clause attributive de compétence territoriale est valable dès lors qu’elle permet de déterminer le tribunal choisi ;
Attendu que pour déclarer sans valeur la clause stipulant que "les litiges…seront portés devant le Tribunal de Grenoble", l’arrêt retient qu’elle ne désignait pas la juridiction compétente et que cette localité ne correspondait ni au lieu de situation de l’immeuble, ni à celui du siège de l’une ou l’autre des parties, ni à un quelconque critère de compétence susceptible de constituer la cause de cette stipulation ;
Qu’en statuant ainsi, alors que la nature et le siège de la juridiction choisis par les parties étaient déterminables par la seule qualité des parties et par lecture du contrat la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
S’agissant de la clause d’attribution de compétence territoriale, il était donc suffisant de déterminer le siège de la juridiction, la nature de celle-ci se déduisant par conséquent de la qualité des parties, toutes deux commerçantes, et de la nature du contentieux qui les opposait.
Au cas particulier, les clauses soumises au tribunal selon lesquelles l’attribution était faite aux « Tribunaux de Paris », n’avaient nul besoin de désigner la nature de la juridiction compétente dès lors qu’elles en désignaient le siège, la nature de cette juridiction se déduisant d’une part de la qualité des parties, et d’autre part de la nature de leur contentieux, assurément de la compétence du tribunal judiciaire ou de son président selon que le litige concernait les règles statutaires relatives au régime des baux commerciaux ou la fixation du prix du bail renouvelé ou révisé ou même encore du tribunal de commerce pour les causes non statutaires. Les clauses ne pouvaient, ni ne devaient donc pas désigner la nature de la juridiction compétente, puisqu’il en existe plusieurs, également compétentes, sauf à établir un catalogue des diverses compétences possibles selon la nature de l’action engagée, ce qui est alors dépourvu de tout intérêt.
Comme l’avait jugé la Cour de cassation, la seule désignation du siège était parfaitement régulière.
Sur les piètres justifications
Alors que le juge des référés était saisi d’une demande de constatation de l’acquisition de la clause résolutoire, la juridiction a justifié l’incompétence territoriale « par la nécessité, dans de nombreux litiges, d’ordonner une expertise sur place, un constat ou d’autres mesures d’instruction, l’article R. 145-30 du code de commerce envisageant même une visite des lieux par le juge. Elle est également justifiée au regard des enjeux modernes du principe de proportionnalité qui impose au juge de rechercher le mode de règlement du litige le plus adapté (étant observé que si le juge des référés envisage de convoquer les parties à une audience de règlement amiable avec un éventuel transport sur les lieux, la proximité sera un caractère décisif) ».
Il n’y a nul obstacle pour le juge à ordonner, en dehors de son ressort, une expertise, un constat ou encore « d’autres mesures d’instruction », un expert inscrit sur la liste d’une autre cour d’appel pouvant être désigné et les commissions rogatoires internes pouvant être mises en œuvre (C. pr. civ., art. 730 s.).
Quant à l’article R. 145-30 du code de commerce spécifique de la procédure devant le juge des loyers, le soussigné n’a vu, en plus de cinquante ans de carrière, le magistrat décider de son transport sur place qu’une seule fois, et encore manifestement par curiosité alors qu’il s’agissait de locaux à caractère exceptionnel.
Au demeurant le juge des référés n’était pas saisi en tant que juge des loyers.
La juridiction a-t-elle perdu de vue les dispositions de l’article 5 du code civil selon lesquelles il est défendu aux juges de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises, Mme L. Conde (J.-Cl. Civ. Code, v° Article 5, n° 8) écrivant :
« C’est le plus souvent la référence dans les motifs à une disposition générale et réglementaire insuffisamment reliée au cas qui justifie l’annulation de la décision pour violation de l’article 5 du code civil ».