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Portrait

Thierry Wickers, bougeur de lignes

par Chloé Enkaoua, Journalistele 18 mai 2022

C’est depuis le Sénégal où il s’accorde un peu de repos, entre deux tentatives de connexion, que Thierry Wickers s’attelle à retracer sa carrière et à parler avenir de la profession d’avocat. « Mon parcours résulte d’un total manque d’imagination de ma part », affirme-t-il d’emblée. La robe noire, ce natif de Bordeaux l’a en effet endossée comme une évidence, dans une famille où l’on était avocat de père en fils… et où l’on continue à l’être, puisque sa fille âgée de 28 ans a également suivi cette voie. De son oncle, qui a notamment été bâtonnier de l’Ordre des avocats de Bordeaux, il tient en outre un autre atavisme : sa passion pour Tintin… « Je fais partie des avocats tintinophiles, et je suis en mesure de vous entretenir de la bataille de Zileheroum ou du fait que ce n’est pas le Ranpura que Hergé a dessiné dans le Lotus bleu, mais le Cap Polonio », précise-t-il en riant avant de revenir à ses souvenirs. « Les récits d’activité juridique et de procès, les histoires de contestations et de communication de pièces, j’ai toujours entendu parler de ça, tant du côté maternel que paternel. »

Chemin tracé

Par tradition ou par attachement, l’avocat de 68 ans n’a jamais non plus quitté la perle d’Aquitaine. Après un DEA de droit privé général et histoire du droit à la faculté de droit de Bordeaux, il prête serment en 1978 et commence ainsi une collaboration auprès de Bruno Vital-Mareille, ancien bâtonnier bordelais. « C’est l’un des avocats les plus brillants que j’ai eu l’occasion de rencontrer… mais aussi l’un des plus désorganisés », sourit Thierry Wickers. « Tout son cabinet tenait dans un petit agenda de poche sur lequel il notait, d’une écriture très serrée, toutes les dates de renvois. C’est à peu près tout ce que l’on avait comme moyen d’organisation ! » Une façon très artisanale de gérer un cabinet qui commence à faire germer l’envie de dépoussiérer le modèle… Dans l’attente, l’avocat enchaîne les dossiers pour une clientèle en partie prud’homale et suit entre autres les litiges entourant la construction de l’autoroute des Deux Mers reliant Bordeaux à la Méditerranée. « J’ai suivi moi-même tout le tracé de l’autoroute… mais pour me rendre dans tous les conseils de prud’hommes qui la jalonnaient », raconte celui qui, dès 1982, fourbit également ses armes en matière de procédure avec son père au sein du cabinet familial. En 1991, le cabinet Wickers se rapproche de la SCP Rustmann Andouard Joly Lasserre. « Daniel Lasserre était un ami avec lequel j’avais notamment fait une partie de mon secondaire », explique-t-il. « Nous sommes aujourd’hui toujours associés, même si la structure a beaucoup évolué et changé de dénomination et de forme sociale. »

D’une SCP à une SPFPL, de Wickers Lasserre Maysounabe à Exème Action puis Elige Bordeaux, l’esprit du cabinet reste en tout cas le même : couvrir un large spectre d’activités pour une clientèle variée. Thierry Wickers, lui, intervient plus particulièrement en droit économique et droit des mesures d’exécution, ainsi que dans le domaine du contentieux des professions réglementées et du contentieux bancaire. « Ce qui me frappe, c’est que cela n’a pas cessé d’évoluer », commente-t-il. « Le concept de déjudiciarisation en lui-même n’existe pas ; il y a simplement des contentieux qui se renouvellent. Le niveau de l’activité judiciaire dépend de la capacité du système à évacuer les affaires dans des délais à peu près convenables. » Pour sa clientèle majoritairement institutionnelle (établissements bancaires, Trésor public, URSSAF, etc.), l’associé tient avant tout à être réactif et éviter de fournir des prestations qui ne soient pas opérationnelles. « L’important c’est de proposer des solutions, et non des consultations juridiques à n’en plus finir dans lesquelles on finit par conclure que cela dépend et qu’on ne peut pas donner de réponse », insiste-t-il. « Dans cette activité très institutionnelle, ce qui reste en tout cas marquant, ce sont les moments où l’on parvient à rendre service à des personnes… sans même parfois que celles-ci ne s’en rendent compte, d’ailleurs ! » Les autres contentieux, comme ceux relevant de la responsabilité civile, Thierry Wickers confie avoir toujours refusé de s’y intéresser de peur de trop avoir à s’impliquer d’un point de vue émotionnel… « Il est difficile de porter les problèmes de ses clients tous les jours », souffle-t-il simplement. « Je reconnais que, assez lâchement, j’ai toujours évité ce type de situation. »

À l’avant-garde

Au fil du temps, Thierry Wickers a également cultivé un intérêt particulier pour les aspects juridiques du développement des technologies de l’information. Avec deux de ses associés, il a d’ailleurs récemment réalisé une vaste étude sur la réglementation et l’emploi des drones. « Pour le moment le marché reste très émergent, mais c’est un sujet qui m’intéresse », indique-t-il. « J’avais d’ailleurs écrit le tout premier logiciel qui a fonctionné dans mon cabinet. Je passais mes week-ends à travailler dessus, à “débugger” parfois ce que j’avais fait la veille. La programmation informatique m’a toujours passionné. » Rien d’étonnant à ce que l’avocat milite toujours activement pour accélérer la transformation numérique de sa profession, selon lui nécessaire pour pouvoir faire face à la concurrence et aux évolutions futures. « Nous allons être confrontés, d’une part, à la montée de l’intelligence artificielle et la maîtrise du langage naturel et, d’autre part, à l’exploitation des données produites par les cabinets, notamment en ce qui concerne leur activité économique », détaille-t-il. « Sur le premier point, je suis ravi que la Conférence des bâtonniers, sous l’impulsion de Jérôme Gavaudan, se soit intéressée au moteur de recherche jurisprudentielle Juri’Predis pour favoriser l’accès des barreaux de province. C’est une technologie qui va avoir une influence considérable sur la manière de construire une argumentation et de rechercher l’information. Concernant les données, il y a là aussi une grande marge de progrès, notamment sur la capacité à agréger des données provenant de centaines de cabinets d’avocats pour pouvoir avoir une vue beaucoup plus précise de la manière dont ils fonctionnent, en vue par exemple de pouvoir les comparer. » Sur ces sujets 3.0, l’avocat est intarissable et s’anime lorsqu’il s’agit d’évoquer les échanges dématérialisés, les nouvelles plateformes ou encore l’évolution des modes de facturation. Un dernier point pour lequel il aspire notamment à voir émerger des tarifications tenant compte du temps passé. « L’exploitation des données pourrait le permettre, comme c’est le cas par exemple en Amérique du Nord avec la société d’informatique canadienne Clio qui a conçu des logiciels ad hoc pour les avocats », poursuit-il. « Il faudra à terme nous doter d’instruments de pilotage, à la fois des cabinets mais aussi sur le plan collectif. »

Le point de départ de son engagement institutionnel et ordinal nous ramène là encore aux nouvelles technologies, avec les premières tentatives d’informatisation du barreau de Bordeaux dans les années 1980. « Je me suis engagé dans ces travaux et, de fil en aiguille, cela m’a amené à m’intéresser à l’action collective de manière plus générale ; tout d’abord au travers de la Carpa de Bordeaux dès 1986, puis en me dirigeant ensuite progressivement vers le Conseil de l’Ordre à partir de 1989 », déroule-t-il. C’est « assez logiquement » qu’il prendra ensuite le bâton dans sa ville natale pour le mandat 2000-2001. À ce moment-là éclate le premier grand conflit autour de l’aide juridictionnelle, qui engendre des manifestations nationales. « Je ne m’attendais pas à une telle ampleur. À Bordeaux, au tout début, nous avions si peu l’habitude de manifester que nous n’avons guère fait plus que le tour du Palais de justice… mais c’était pour nous déjà énorme », raconte-t-il, amusé. En 2002, il est élu à la Conférence des bâtonniers, dont il prendra la présidence deux ans plus tard. Une évidence pour certains… mais pas forcément pour le principal intéressé. « Je me souviens, à Nice, lui avoir couru après avec d’autres anciens présidents de la Conférence des bâtonniers pour l’inciter sauter le pas », rapporte en riant Christophe Ricour, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation et ancien président de la Conférence des bâtonniers. « Il fait partie de ces gens qui se distinguent immédiatement dans une assemblée, et il était pour nous le plus à même de remplir ce rôle. »

Fenêtres ouvertes

Après avoir pris le pouls des bâtonniers au sein de la Conférence, Thierry Wickers est élu vice-président du Conseil national des barreaux (CNB) en 2006, sous la présidence de Paul-Albert Iweins. Lequel se souvient, amusé, d’une première approche plutôt compliquée… « Je ne le connaissais pas avant d’entrer en campagne pour la présidence du CNB, fin 2005. Il était alors un “grand électeur” puisque président de la Conférence des Bâtonniers, et je souhaitais le rencontrer », retrace l’ancien président du Conseil national des barreaux. « Cela a très mal commencé : j’ai en effet trouvé le moyen de l’aborder en prenant place dans sa voiture à Paris pour aller assister à la rentrée du barreau de Bobigny. J’ai alors allumé une cigarette dans sa voiture… alors qu’il n’en supporte pas l’odeur ! » La réputation d’ascète de Thierry Wickers, marathonien de la première heure, n’est en effet plus à faire. Aujourd’hui encore, il continue de pratiquer le sport régulièrement et court trois fois par semaine… Quitte, parfois, à s’attirer les plaisanteries des bons vivants en robe noire. « Il a en tout cas bien voulu ne pas m’en tenir rigueur puisqu’il m’a finalement soutenu et que, devenu vice-président et membre du bureau du CNB, il a du supporter mon tabagisme pendant trois ans », poursuit Paul-Albert Iweins avant de saluer « l’un des rares intellectuels de la profession » ; en témoignent ses divers écrits sur les règles professionnelles et sur l’avenir de son métier, et notamment son ouvrage « La grande transformation des avocats ». « Ma profession m’a toujours intéressé comme objet d’étude », commente Thierry Wickers. À ce titre, il a notamment travaillé avec Paul-Albert Iweins au lancement du Centre de recherches et d’études des avocats (CREA), dont le but était de produire des rapports destinés à faire évoluer le droit et la profession. « En tant que juristes, nous avons la fâcheuse tendance à croire que toutes les questions se résolvent par des constructions juridiques. Or, c’est inexact », fait remarquer l’avocat bordelais. « Le CREA permettait cela : donner un autre point de vue et réfléchir dans le langage de la théorie des organisations, et pas seulement dans celui de la théorie juridique. Certaines choses ne s’apprennent pas sur les bancs de la faculté de droit. »

En 2009 s’opère le passage de flambeau, et Thierry Wickers prend les rênes du CNB pour représenter les intérêts des quelque 50 000 avocats Hexagonaux de l’époque. Au cours de son mandat, il est notamment confronté à la réforme de la carte judiciaire voulue par l’ex-ministre de la Justice Rachida Dati, ou encore au souhait du gouvernement de voir confier le divorce par consentement mutuel aux notaires. Mais l’un de ses plus grands combats reste celui pour l’avocat en entreprise ; à la suite d’un vote officiel ayant abouti à une égalité parfaite, et sans majorité claire sur le sujet, Thierry Wickers n’a finalement jamais pu engager le projet. « Non seulement cela n’a jamais abouti sous mon mandat, mais les discussions sur ce sujet n’ont jamais réussi à avancer », regrette-t-il. « Chacun peut mettre derrière l’avocat en entreprise ce qu’il souhaite et, à partir de cela, déterminer sa position sur le sujet. On ne sait pas de quoi on parle. » Aujourd’hui, ses pairs saluent sa force de conviction et se souviennent d’un homme qui n’avait jamais peur de monter au créneau. « Il n’est pas moutonnier ni opportuniste », assure Christophe Ricour. « Il défend toujours ses idées, envers et contre tout, même au milieu d’une assemblée hostile. Cela aurait pu parfois lui jouer des tours, mais il a finalement toujours fait preuve de suffisamment de diplomatie pour être élu aux fonctions qui ont été les siennes. » Parmi ses oppositions les plus marquantes, Thierry Wickers cite notamment le RPVA. « Convaincre les avocats d’adopter la communication électronique a été très compliqué », se souvient-il. « J’avais heureusement reçu à l’époque le soutien de Jérôme Gavaudan au barreau de Marseille [actuel président du CNB, ndlr]. »

Ces différentes expériences institutionnelles, Thierry Wickers affirme aujourd’hui qu’elles ont largement impacté sa façon de concevoir son métier et ce qu’était un cabinet d’avocats. « Je me suis amusé à mettre en pratique un certain nombre de choses », indique-t-il. « Mon cabinet a notamment été l’un des premiers à passer en SPFPL. » Et cette fenêtre ouverte sur la profession et sur les autres ne s’est par refermée, loin de là : depuis 2011, l’avocat a également rejoint le Conseil des barreaux européens (CCBE), dont il a été élu troisième président le 10 décembre dernier après avoir été chef de la délégation française pendant un certain nombre d’années. « L’intelligence artificielle, avec par exemple le projet d’acte sur l’IA européen, ainsi que la réglementation professionnelle ne se traitent aujourd’hui plus seulement sur un plan national, mais à l’échelle européenne », souligne-t-il. « Pouvoir échanger avec des avocats étrangers qui sont confrontés aux mêmes problèmes que nous, mais qui leur trouvent des solutions différentes, est tout à fait passionnant. » Son parcours au sein de l’association internationale devrait, logiquement, l’amener à en prendre la tête d’ici 2025. « Vous ne parlez finalement non pas à un ancien, mais à un futur président d’institution », conclut-il en riant.

Thierry Wickers

Thierry Wickers aura réussi le pari de mettre sa vision prospective à la fois au service de son cabinet et des institutions qu’il a servies. Du barreau de Bordeaux à la Conférence des bâtonniers en passant par le CNB et le CCBE, retour sur un parcours aux multiples détours et sur une idée du métier d’avocat bien affirmée.