Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Réforme de l’AJ : vous avez dit… « désopilant » ?

Par Jean-Charles Marrigues le 28 Octobre 2015

« Désopilant », c’est par cet adjectif1 que la garde des Sceaux, interrogée par le sénateur du Bas-Rhin, Jacques Bigot, lors de la séance de questions au gouvernement du 20 octobre dernier, a qualifié la manifestation des avocats Lillois, qui bloquaient l’accès à leur Palais de justice le jour même2. Pourtant, sur place, rares sont celles, parmi les robes noires qui manifestaient pacifiquement à Lille, ou encore à Boulogne-sur-Mer et Toulouse le lendemain, qui ont trouvé la situation risible. Au vrai, ni les raisons de ces blocages, ni la répression gratuite dont certains avocats ont été victimes ne prêtent à sourire. Certaines scènes auxquelles nous avons pu assister la semaine passée étaient véritablement choquantes3.

Des avocats molestés, traînés au sol, des coups de matraques par-ci, l’usage de gaz lacrymogène par-là, avec sommation comme à Lille4, ou sans, comme à Toulouse où nous étions présents. Des yeux rougis, des vêtements déchirés, et ce mélange d’incrédulité et de colère dans les yeux de cet avocat Toulousain littéralement balancé au sol à deux reprises. À deux pas, la même expression se lit dans le regard de l’un de ses confrères, frappé aux côtes, et dans celui d’une jeune avocate, dont le visage présente une impressionnante trace rouge. Ici et là-bas, la réponse policière apportée à ces manifestations pacifiques est intolérable. Faut-il en déduire que dans notre République, les chants d’avocats exaspérés constituent une menace telle que le pouvoir donne pour consigne aux forces de l’ordre d’y répondre par une brutalité sournoise ? Nous ne saurions le croire, d’autant plus que la ministre de la Justice, se déclarant « très soucieuse de la dignité attachée à la robe d’avocat », a pris soin de déplorer ces incidents5. Pourtant, il n’en demeure pas moins que certaines images de ces heurts rappellent que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser »6. Sans faire l’amalgame avec la majorité, qui fait dignement son travail, nous pensons que « la règle » sied parfaitement à quelques représentants des forces de police. Un simple bilan le laisse présumer : rien qu’à Toulouse, vingt avocats ont été blessés ce jeudi 22 octobre. Le lendemain, seize d’entre-eux se rendaient au commissariat, en civil, accompagnés de plusieurs dizaines d’avocats en robes, afin d’y déposer plainte pour violences « par une personne dépositaire de l’autorité publique ». Présente pour soutenir ses confrères, et rappelant que les forces de l’ordre sont « nos amis » (ce que leur soutien reçu sur place tend à confirmer), maître Fauré, bâtonnier du barreau de Toulouse, déplorait les scènes de la veille devant la presse : « Lorsque les policiers manifestent, aucune violence n’est portée à leur encontre et le Premier ministre fait droit à leurs revendications. Lorsque les avocats manifestent (…) on leur envoie les CRS; il y a deux poids deux mesures et c’est inacceptable ». Selon l’AFP, le parquet a d’ores et déjà annoncé qu’il saisissait l’inspection générale de la police nationale (IGPN)7. Nul ne doute qu’il faudra du temps pour faire la lumière sur les faits. Mais dans l’immédiat, l’essentiel est ailleurs.

Si les apparences laissent à penser que les revendications de la profession ont été entendues, rien ne permet de l’affirmer. Selon nous, les engagements pris par la garde des Sceaux concernant les CARPA sonnent comme un leurre dès lors qu’ils ne changent absolument rien au cœur du problème posé par son projet de réforme, à savoir un empoisonnement économique face auquel les avocats pourraient n’avoir d’autre choix que de rendre les clés de l’AJ au gouvernement. Compte tenu du manque d’engagement de l’État, les justiciables en seraient assurément les premières victimes. Pour éviter cela, la profession d’avocat doit demeurer unie dans sa mobilisation et pourquoi pas, gagner le soutien des justiciables.

Le recul sur la taxation des CARPA, un leurre

La réforme de l’aide juridictionnelle telle qu’elle découle de l’article 15 du projet de loi de finances pour 2016 et des plans de la ministre de la Justice est inacceptable8. Le mouvement de recul initié par la garde des Sceaux le 21 octobre concernant le prélèvement d’une partie des produits financiers des CARPA n’y change rien9. Le véritable problème de fond qui a conduit les avocats dans la rue demeure entier. En proposant aux avocats une indemnisation pour les missions accomplies par eux au titre de la solidarité nationale toujours plus ridicule, le gouvernement fragilise, plus encore qu’elle ne l’est déjà, la mise en œuvre effective du droit que l’État doit assurer à nos concitoyens les plus démunis d’accéder à la justice. Les robes noires ne s’y trompent pas, surtout lorsqu’elles sont coutumières de l’aide juridictionnelle.

À Bobigny, les avocats qui bloquaient l’accès au Palais de justice le 22 octobre ont reçu le soutien du président du tribunal de grande instance, lequel a déclaré regarder leur mouvement « avec bienveillance ». Sur le parvis, un panneau jaune vif attirait l’attention. Il indiquait : « Non au leurre de la CARPA, on t’a démasquée Taubira »10. On signalera que depuis, le soutien des juges s’affirme de plus en plus. Le 23 octobre, la section régionale de Paris du Syndicat de la magistrature affichait son soutien aux avocats via un communiqué publié sur son site internet11. Ainsi appelait-elle « non seulement à soutenir mais également prendre part à la mobilisation en cours, pour promouvoir l’égalité entre les justiciables et une justice à la hauteur de ses missions ». En outre, elle invitait « l’ensemble des magistrats du ressort de la cour d’appel de Paris à se joindre aux avocats lors des actions de rassemblement et de blocage qui seront organisées dans la prochains jours, à renvoyer d’office les affaires ne présentant pas de véritable caractère d’urgence et, au-delà, à travailler à la constitution d’un mouvement plus vaste et coordonné… ».

À Lille, où « 48% des avocats font de l’aide juridictionnelle », l’exaspération est la même. Les mots du bâtonnier, maître Potié, molesté par la police comme bon nombre de ces confrères le 20 octobre, en témoignent : « Si le projet de Christiane Taubira passe, nous ne pourrons plus défendre les personnes les plus fragiles, les plus faibles financièrement ». La ministre « a décidé de diminuer encore les indemnités que les avocats reçoivent, alors que cela fait quinze ans qu’on nous promet qu’elles seront augmentées un jour. À Lille, nous avons un courrier officiel du gouvernement français datant de 2000 qui indique que les rémunérations sont indécentes et qu’il s’engage à les rehausser. Mme Taubira se répand dans la presse pour indiquer que notre mouvement est malvenu car nous serions très riches. Elle nous a pourtant assuré, lors du dernier Congrès national il y a un an, que cette situation indécente allait prendre fin »12.

Le but de la garde des Sceaux est de dégager « des moyens pour financer de nouvelles activités comme la médiation » explique maître Borg, président du Syndicat des Avocats de France, avant d’ajouter, semble-t-il à tort, « on n’a pas le même combat que les avocats parisiens, qui se battent davantage sur le thème de la taxation »13. À sa décharge, on peut bien concéder que la marche arrière opérée par Madame Taubira au sujet de la taxation des CARPA laissait à craindre que la mobilisation des avocats ne soit atteinte au cœur de ce qui a fait sa force depuis plus de dix jours, à savoir une unité sans précédent…14Pour autant, tel ne semble pas être le cas.

L’unité et le soutien des justiciables, des armes indispensables dans le rapport de force opposant la profession d’avocat au gouvernement

La mobilisation du barreau de Paris - parce qu’il compte de très loin le plus de membres - est indispensable à l’efficacité du mouvement de grève initié par les avocats voilà plus de dix jours. L’idée d’une taxation des CARPA étant en passe d’être abandonnée par la ministre de la Justice, d’aucuns ont pu craindre que la profession n’en vienne à se désunir, au risque de perdre son bras de fer avec le gouvernement. Nul n’ignore en effet que la CARPA de Paris aurait été la plus affectée si les caisses de règlements pécuniaires avaient eu à abonder directement le budget de l’AJ pour pallier la défaillance de l’État. L’annonce de ce qu’un amendement gouvernemental tendant à écarter cette solution sera déposé lors des discussions du budget au Sénat aurait donc pu faire réfléchir les instances représentatives de la profession, et en particulier le barreau de la capitale, dont on aurait pu craindre qu’il n’en vienne à douter de l’opportunité de poursuivre le mouvement… Fort heureusement, il n’en est rien.

Le vendredi 23 octobre au soir, le CNB appelait à une « grève nationale des audiences et des désignations et au retrait des conseils départementaux de l’accès au droit jusqu’au mercredi 28 octobre 2015 à 18 heures, date de convocation du bureau du Conseil national des barreaux »15. Dans le même temps, le site internet du barreau de Paris affichait ce communiqué : « Après dix jours de mobilisation, Christiane Taubira semble prendre en compte une partie des revendications des avocats en leur promettant de retirer du projet de loi de finances 2016, tout prélèvement direct ou indirect sur la profession pour financer l’aide juridictionnelle. Les avocats attendent désormais que l’amendement gouvernemental promis par la ministre soit effectivement présenté et voté au Sénat à partir du 16 novembre (…). Les avocats restent collectivement vigilants et mobilisés tant que les annonces de la ministre ne se traduiront pas par des actes concrets. Ainsi, le barreau de Paris appelle à maintenir le mouvement unitaire au moins jusqu’à l’assemblée générale du CNB du vendredi 23 octobre, qui pourra décider de nouveaux modes d’action. Le barreau de Paris rappelle que les revendications des barreaux portent tant sur la suppression de toute participation des avocats au financement de l’aide juridictionnelle que sur la revalorisation du barème de l’aide juridictionnelle »16. Ce lundi 26 octobre, après qu’une délégation ait été reçue à la Chancellerie, le CNB annonçait prendre acte de l’ouverture d’une réflexion sur l’augmentation du montant de l’UV socle sans diminution de la rétribution de l’avocat au titre de l’aide juridictionnelle, tout en réaffirmant sa volonté de maintenir la mobilisation dans l’attente de propositions concrètes. Dans les barreaux, le message est bien reçu. Cà et là, on imagine les futures actions à mener ces prochains jours, voire ces prochaines semaines. La mise en œuvre de grèves perlées est envisagée. L’idée n’est certainement pas de tendre vers un embrouillamini ingérable mais de montrer au gouvernement que les avocats restent déterminés.

Au-delà de cette mobilisation parfaitement inédite, la profession gagnerait assurément à faire entendre sa cause, et plus encore à le faire comprendre, à ceux pour qui elle se bat. En effet, une partie de l’opinion publique se montre encore trop sceptique à l’égard de la grève des avocats, qu’elle perçoit à tort, et au prix d’amalgames hasardeux, comme une corporation de nantis. Un regard porté sur les commentaires postés par certains internautes sur quelques sites d’information ou sur les réseaux sociaux sont parvenus à nous en convaincre. À titre de comparaison, les mouvements sociaux qui touchent les professionnels de santé semblent mieux compris et différemment soutenus. Peut-être sont-ils aussi plus médiatisés… Reste que cette image controversée que certains de nos concitoyens se font des avocats est d’autant plus regrettable qu’elle procède d’une méconnaissance de la réalité que la profession elle-même, presque complexée lorsqu’il s’agit d’évoquer l’argent, a bien inconsciemment pu entretenir jusqu’alors. Les considérations économiques et financières qui la conduisent à manifester son mécontentement n’ont pourtant rien d’inavouables et méritent d’être abordées avec les justiciables. Ces derniers jours, quelques barreaux ont pris des initiatives en ce sens, et l’on ne peut que s’en réjouir. Ainsi à Toulouse, les robes noires ont produit un document intitulé : « Les avocats en grève : pour préserver une justice pour tous, pour refuser une justice à deux vitesses ». Destiné à informer le public sur les impacts de la réforme, il prend pour exemple des procédures qui comptent parmi les plus courantes, ce qui est particulièrement éclairant pour les justiciables. On peut notamment y lire qu’aujourd’hui, dans le cadre d’une procédure d’expulsion, un avocat est indemnisé 376,32 € pour 8 heures de travail, soit 28,22 € net (avant impôt) et que demain, il pourrait ne plus recevoir que 141,12 € pour le même temps de travail, soit 10,58 € net (avant impôt). Pour un licenciement, la rétribution de 705,60 € qui lui est actuellement octroyée pour 30 heures de travail, soit 14,11 € net, serait abaissée à 611,52 €, soit 12,23 € (avant impôt). Précisons enfin que l’avocat qui défend la victime d’une agression pendant toute la durée d’une instruction n’est indemnisé qu’à hauteur de 188,16 € pour 10 heures de travail… En ajoutant à cela un barème qui « indemniserait à hauteur de 180 € l’assistance pendant les 24 premières heures de garde à vue, au lieu de 300 € actuellement » ou encore le fait qu’ « en matière civile, un référé actuellement rémunéré 345 € serait payé 145 € »17, , on sentirait presque poindre, de la part du gouvernement, une forme de mépris pour les avocats et les justiciables.

À l’évidence, Madame la ministre, nous n’avons pas le même humour…

 

 

 

 

 

1 Se dit, selon le dictionnaire de l’Académie Française, de ce « qui provoque l’hilarité », ce qui fait rire.
2 Questions au gouvernement, 20 oct. 2015, www.sénat.fr.
3 Il y en eût d’autres depuis, notamment à Créteil, v. F. Delporte, « Le Palais de justice de Créteil assiégé par une centaine d’avocats », www.leparisien.fr, 26 oct. 2015.
4 M. Babonneau avec A. Portmann, « Aide juridictionnelle : après les violences à Lille, la profession d’avocat affronte Christiane Taubira », www.dalloz-actualité.fr, 21 oct. 2015.
5 « Incidents à Toulouse et à Boulogne-sur-Mer », communiqué de presse de Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice, www.justice .gouv.fr, 22 oct. 2015.
6 Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI, chap. IV.
7 « À Toulouse, 17 avocats portent plainte contre la police », www.lepoint.fr, 23 oct. 2015.
8  J.-Ch. Marrigues, « Réforme de l’AJ : déception, incompréhension, colère… Les mots (maux) ne manquent pas », Gaz. Pal. n° 275-276, 3 oct. 2015, p. 9 et s.
9 V. au sujet de cette concession : « Réforme de l’aide juridictionnelle », communiqué de presse de Christiane Taubira, www.justice .gouv.fr, 21 oct. 2015 ; « Les avocats durcissent leur mouvement malgré les concessions de Taubira », www.libération.fr, 22 oct. 2015.
10 A. Portmann, « Blocage du Palais de justice de Bobigny : « Taubira, tu m’auras pas ! » », www.dalloz-actualité.fr, 23 oct. 2015.
11 « Justice en danger, tous concernés : soutenons et rejoignons le mouvement des avocats », Communiquée de presse de la section régionale de Paris du Syndicat de la magistrature, www. syndicat-magistrature.org, 23 oct. 2015.
12 E. de Vulpillières citant V. Potié, Bâtonnier de Lille, « Aide juridictionnelle : Christiane Taubiara ou le mépris des avocats », www.lefigaro.fr, 21 oct. 2015.
13 J.-B. Jacquin, citant F. Borg, « À Bobigny, « on n’a pas le même combat que les avocats parisiens » », www.lemonde.fr, 21 oct. 2015.
14 En ce sens, v. E. Bréard et E. Daoud, « #AjdeValeur : pour une aide juridictionnelle avec les avocats ! », www.dalloz-actualité.fr. 22 oct. 2015.
15 Délibération du CNB, « Aide juridictionnelle : la mobilisation s’intensifie », www.cnb.avocat.fr, 23 oct. 2015
16 Communiqué du barreau de Paris, « Aide juridictionnelle : mobilisation et actions du barreau de Paris », www.avocats.paris, 23 oct. 2015
17 A. Portmann, « Aide juridictionnelle : le projet de réforme de la Chancellerie dévoilé » :www.dalloz-actualité.fr, 2 sept. 2015 ; v. également : « Le barreau de Paris ne veut pas d’une aide juridictionnelle "low cost" » : www. avocatparis.org, 1er sept. 2015.