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Le droit en débats

La « retenue » du juge administratif en période électorale, mythe ou réalité ?

Par Frédéric Rolin le 05 Mars 2017

Dans une tribune publiée par le journal Le Monde1, l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel et membre du Conseil d’État, Jean-Éric Schoettl, critique l’activisme de la justice judiciaire dans les « affaires » concernant François Fillon et souligne que le juge administratif a pour sa part « une tradition de retenue » qui le conduit, « à l’approche d’une élection, à reporter certaines décisions – découpage des circonscriptions, affaire mettant en cause un candidat, etc. – et à en suspendre l’instruction – pour éviter de perturber les opérations électorales ou d’altérer la sincérité du scrutin ». Jean-Éric Schoettl poursuit en soulignant que « c’est une question de dignité de la justice qui ne doit ni se laisser instrumentaliser par les joutes politiques ni donner le sentiment qu’elle cède à un biais partisan. C’est enfin une question de déontologie et d’éthique de la responsabilité ».

L’auteur de ces lignes peut effectivement témoigner du fait que cette tradition existait puisque lorsqu’il était, il y a de cela une trentaine d’années, secrétaire d’une sous-section du Conseil d’État, il lui est arrivé d’alerter le président de cette sous-section sur une situation de cette nature. De fait, le jugement de certaines affaires a été différé de quelques semaines ou quelques mois pour laisser passer une échéance électorale, conformément aux propos de M. Schoettl.

Existe-t-elle encore ? Il est plus difficile de le dire faute d’avoir accès à des bases de données non anonymisées regroupant les décisions juridictionnelles administratives. Une nuance toutefois, y compris dans la période lointaine que nous évoquions : si le jugement était différé, il n’en allait pas de même de l’instruction. Les échanges de mémoires se poursuivaient et, à la vérité, le pouvoir de « suspendre l’instruction », ne semble pas relever d’une catégorie du code de justice administrative.

En revanche, et toujours pour se rapporter à la situation ancienne connue de l’auteur de ces lignes, le périmètre et les justifications de cette tradition semblent présentés d’une manière quelque peu idéalisée.

Tout d’abord, il faut souligner que cette « tradition de retenue » ne visait ni tous les candidats, ni toutes les élections. Ainsi, par exemple, il est évident que le juge administratif ne suspend pas le jugement de toutes les affaires concernant des communes à la veille des élections municipales pour éviter de mettre en défaut des maires qui se représentent devant les électeurs. Il y a donc un tri qui est fait, et un tri qui revient en définitive à ne différer le jugement que de quelques affaires concernant des élections nationales ou à portée nationale.

Il faut encore souligner que cette tradition de retenue a connu de fortes évolutions. Prenons un exemple : le Front Calédonien (branche néo-calédonienne du Front National) avait contesté, avant le référendum organisé pour valider les accords de Nouméa en 1988, l’arrêté ayant fixé la liste des familles politiques autorisées à participer à la campagne électorale et qui l’en avait exclu. Il l’avait fait en temps et en heure pour que le Conseil d’État puisse statuer. Pourtant, celui-ci attendit que le référendum ait eu lieu et prononça ensuite une décision de non-lieu, au motif que les résultats du vote étant devenus définitifs, les actes d’organisation de la votation n’étaient plus susceptibles d’être discutés par la voie contentieuse (CE 10 mai 1989, Front Calédonien, req. n° 102899, Lebon ). Il s’agit là d’un de ces « non-lieu d’expédient » pour reprendre la formule du professeur René Chapus, qui permettent de ne pas avoir à trancher une question délicate dans un contexte électoral.

Une telle manière de faire serait-elle encore envisageable aujourd’hui ? Sans doute pas : la culture de l’urgence développée depuis la loi sur les référés de 2000, une idée renouvelée des impératifs d’une campagne électorale assurant l’égalité des armes entre les différentes sensibilités conduirait très vraisemblablement le Conseil d’État à rendre une décision avant que le référendum n’ait lieu.

C’est pourquoi, placer sous le patronage d’une sorte de tradition éternelle la retenue du juge administratif en période électorale nous semble une présentation idéalisée et pour tout dire pas tout à fait exacte de la question : il en est de cette tradition comme des conceptions de la justice, elle évolue avec le temps et avec les situations et les préoccupations nouvelles qui se font jour.

Or précisément, de ce point de vue, le refus croissant de l’impunité des élus conduit la justice à travailler plus vite qu’auparavant. Il suffit de comparer l’affaire des faux électeurs du Ve arrondissement dans laquelle il se passera plus de dix ans entre le dépôt de plainte et le jugement du tribunal correctionnel (de 1997 à 2009) et l’affaire Cahuzac où trois ans suffiront (de 2013 à 2016, malgré le dépôt d’une QPC), pour s’en convaincre. Dans ce contexte, auquel s’ajoute le raccourcissement du mandat présidentiel et, il ne faut pas l’oublier, l’immunité présidentielle pendant la durée de son mandat, il n’est pas illogique que la justice travaille y compris pendant les périodes de campagne électorale.

Et l’on peut supputer que si d’aventure le juge administratif avait à traiter une question se rapportant à l’un des candidats, ou à une décision administrative, même sensible qu’il aurait prise, il serait sans doute amené à procéder de la même manière. Imagine-t-on un tribunal administratif laisser en suspens plusieurs mois une demande de référé précontractuel parce qu’elle serait dirigée contre un projet phare d’un élu local candidat à une élection et risquerait d’affecter la campagne électorale ? Assurément non.

Il paraît donc bien hasardeux d’user de l’argument de la tradition de retenue du juge administratif pour critiquer le supposé activisme du juge judiciaire dans les affaires actuelles.

 

1. Jean-Éric Schoettl, La machine à « éliminer Fillon rappelle les procès staliniens », Le Monde, 2 févr. 2017