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Le droit en débats

Avant-projet de réforme des contrats spéciaux : la garantie d’éviction (éléments et limites de la garantie)

Alors que le ministère de la Justice rend public un avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux qui sera officiellement soumis à consultation publique en juillet 2022, Dalloz actualité vous propose, sous la direction des professeurs Gaël Chantepie et Mathias Latina, de participer pleinement à cette réflexion au travers d’une série de commentaires critiques de cet important projet de réforme qui complète la réforme majeure du droit des obligations de 2016. Focus sur la garantie d’éviction.

Par Hania Kassoul le 17 Juin 2022

Après avoir traité dans une première partie de la notion d’éviction, cette deuxième partie analyse les articles 1624 à 1626 de l’avant-projet, posant les éléments et limites de la garantie. L’actuel article 1628 prévoit que, même s’il est convenu que le vendeur ne sera soumis à aucune garantie, il demeure cependant tenu de celle résultant d’un fait qui lui est personnel, toute convention contraire étant nulle. L’article 1624 proposé par l’avant-projet reprend substantiellement la même règle. Les détails rédactionnels sont pourtant de nature à troubler le lecteur. Ils laissent entrevoir un glissement conceptuel qui n’est pourtant pas annoncé dans la présentation du projet. Sans que l’on sache avec certitude en tirer tous les effets substantiels, le contenu de l’actuel article 1626 du code civil – qui résume les éléments essentiels de la garantie – se retrouve écartelé entre plusieurs nouveaux articles. Est-ce utile, est-ce lisible ? En outre, rien n’est dit sur certains caractères de la garantie : la commission a choisi de ne pas faire apparaître dans la recodification son caractère perpétuel et sa transmissibilité. La perpétuité dont est assortie l’exception de garantie donne pourtant lieu à un débat doctrinal, laissant espérer une réforme capable de « désamorcer la puissance » de la garantie du fait personnel du vendeur1. La Commission ne s’y aventure pas. Les discussions ont donc encore de beaux jours devant elles. Pour sa part, le volet consacré aux limites et aménagements de la garantie s’inscrit globalement dans la continuité du droit positif.

Texte de l’avant-projet

Art. 1624 : Si le trouble subi par l’acheteur résulte d’un fait personnel du vendeur, la garantie est de droit, nonobstant toute clause contraire.

Art. 1625 : Si le trouble émane d’un tiers, la garantie n’est due que si ce dernier invoque un droit, antérieur à la vente, qui contredit, en tout ou partie, le droit de propriété de l’acheteur.

Elle n’est pas due quand l’acheteur, au moment de la vente, connaissait le risque d’éviction ou s’il a acheté à ses risques et périls.

Art. 1626 : Les parties peuvent limiter l’étendue de la garantie contre l’éviction d’un tiers, ou en exonérer totalement le vendeur, sauf si ce dernier connaissait, au moment de la vente, l’existence du risque ou s’il s’agit d’un vendeur professionnel.

Est un vendeur professionnel celui qui se livre de manière habituelle à des ventes de biens semblables au bien vendu.

Des éléments écartelés

L’actuel article 1626 exprime à lui seul, d’une ligne, le contenu de la garantie et les contours de l’éviction – une garantie ipso jure couvrant une éviction totale ou partielle – et nous soulignons d’ores et déjà ici qu’il prévoit que la garantie est de droit sans distinguer entre les origines de l’éviction. L’avant-projet répartit ces éléments entre plusieurs dispositions. En effet, si l’article 1624 de la Commission reprend en substance l’actuel article 1626, il ajoute que, « dans le cas du trouble émanant du fait personnel du vendeur, la garantie est de droit ». On serait tenté d’en déduire que la garantie ne serait plus de droit dans l’hypothèse du trouble provenant du tiers, d’autant que la proposition de l’article 1625 ne le précise pas quant à elle. Parallèlement, l’article 1625 de l’avant-projet énonce que l’ampleur de l’éviction due au tiers peut être totale ou partielle, sans que cet élément soit présent dans l’article 1624 relatif au fait personnel du vendeur. Le silence de l’article 1624 sur ce point pourrait laisser croire à son tour que seul le trouble partiel entre dans le champ de l’article 1625 – sinon, pourquoi apporter la précision dans un cas et non dans l’autre ? Or, dans son habit de 1804, l’article 1626 définit l’ampleur de l’éviction indifféremment, encore une fois, de l’auteur du trouble.

Deux remarques s’imposent donc.

En premier lieu, l’éclatement des caractères de la garantie qui résulte de ces réécritures semble diviser le régime de la garantie. Ce faisant, l’essence générale de la garantie se dilue alors qu’elle aurait pu être au contraire renforcée par la proposition de définition de l’article 1623, sauf à considérer que la Commission souhaite amorcer une distinction de nature entre la garantie du trouble du fait du vendeur et garantie du trouble de droit provenant des tiers. Le choix rédactionnel est bel et bien susceptible de faire naître des incertitudes provoquées par cet éclatement dont on ne perçoit pas les raisons, dès lors qu’il serait incohérent d’exiger une éviction totale pour mettre en œuvre la garantie du fait personnel du vendeur, tout en exigeant concomitamment de ce dernier une garantie pour l’éviction partielle émanant du tiers. On peut douter que les membres de la Commission aient souhaité véritablement distinguer entre la provenance des troubles pour en tirer une quelconque différence de traitement du caractère total ou partiel de l’atteinte.

En second lieu, le vendeur ne garantit-il pas ipso jure le trouble de droit émanant d’un tiers ? Ce qui est identifié comme objet de la garantie – à savoir le trouble qui concerne un droit antérieur à la vente et ignoré de l’acheteur au moment de son acceptation – n’influe pas sur la nature de la garantie due par le vendeur, laquelle peut être invoquée ipso jure. Éviction du fait du vendeur et éviction du fait du tiers n’ont certes pas le même objet, mais elles appellent une garantie légale de même nature, sauf à confondre ce qui est de droit avec ce qui est d’ordre public. À nouveau, l’éclatement des éléments de définition de la garantie ne paraît pas justifié. Il faut donc rassembler les caractères éclatés de l’objet de la garantie pour se garder de ruiner la nature unitaire de la garantie d’éviction. Dès lors, l’article 1623 doit être complété par un second alinéa2, lequel serait l’opportunité de nommer l’objet de la garantie en mentionnant le terme « éviction ».

Proposition de réécriture

Un second alinéa ajouté à l’article 1623 pourrait être ainsi rédigé :

Art. 1623 : Le vendeur garantit à l’acheteur l’exercice libre et paisible de son droit de propriété.

La garantie est de droit, que l’éviction soit totale ou partielle.

Cette modification allège les articles 1624 et 1625 et se garde surtout de disperser les caractères naturels de la garantie. L’article 1624 serait alors purement dédié à l’exclusion des clauses limitatives ou exonératoires de garantie relatives au trouble du fait personnel du vendeur.

Les limites de la garantie

Sort de l’acheteur qui connaissait le risque d’éviction

Pour sa part, l’article 1625 prévoit que la garantie du trouble émanant des tiers n’est pas due quand l’acheteur, au moment de la vente, « connaissait le risque d’éviction ou s’il a acheté à ses risques et périls ». Est respectée la philosophie animant la protection de l’acheteur de bonne foi contre les mauvaises surprises d’après-vente. Mais les textes du code de 1804 ne prévoient pas ces limites. L’avant-projet vient donc utilement exprimer dans la loi un équilibre nécessaire, en refusant de garantir les intérêts de l’acheteur éclairé ou téméraire. Toutefois, l’article 1625 ainsi rédigé appelle deux observations.

Premièrement, tandis que l’article 37 de l’offre Capitant prévoit que la garantie est exclue si l’acheteur connaissait le risque et l’a expressément accepté – posant des conditions cumulatives –, la Commission fait supporter le risque au contractant qui achète en connaissance du risque d’éviction ou à ses risques et périls. Ainsi, en se tenant aux termes des propositions réformatrices, l’avant-projet permet, dans la lignée de la jurisprudence3, de libérer le vendeur si celui-ci montre alternativement que l’acheteur connaissait ou avait accepté l’éviction.

Deuxièmement, le texte ne prévoit pas que l’ignorance de l’acheteur puisse être illégitime, alors même que la définition retenue de la garantie et de ses éléments ne la limite pas expressément aux risques non apparents. Il s’agit là d’une différence marquée avec l’offre de réforme de l’Association Capitant. Cette dernière se montre plus précise dans ses éléments de définition (centrée sur les charges et servitudes), et plus sévère à l’égard de l’acheteur, puisqu’elle prévoit, à l’article 33, qu’est garantie la charge ou la servitude « non apparente » que l’acheteur « ne pouvait légitimement ignorer ». Dans cette conception, l’ignorance inexcusable devrait donc libérer le vendeur. L’avant-projet semble avoir opté, sur ce point, pour une protection plus modeste des intérêts du vendeur. Osons suggérer que le tempérament aurait mérité d’être repris, si l’on veut bien admettre que le droit actuel n’insiste pas suffisamment sur les devoirs de l’acheteur4, en même temps qu’il exige beaucoup de la part du vendeur. La réforme présente l’opportunité d’un heureux rééquilibrage, lequel permettrait également de compenser l’absence de référence textuelle du caractère apparent du risque d’éviction au moment de la vente.

Invocation d’un droit qui contredit en tout ou partie le droit de propriété

Par ailleurs, l’article 1625 définit le trouble émanant du tiers comme « l’invocation » d’un droit qui « contredit » le droit de propriété de l’acheteur. On peut se demander ce qui a justifié ce choix terminologique, dès lors que « contredire » introduit ici un terme qui ne ressort pas de façon évidente de la définition de l’éviction retenue par les rédacteurs de l’avant-projet. Or, n’est-il pas espéré qu’une définition fraîchement établie serve à faciliter l’élaboration des normes qui s’y réfèrent ? Aussi pourrait-on préconiser de s’en tenir à la notion d’éviction. Soit en se limitant, au sein de l’article 1625, à viser le cas dans lequel le tiers se prévaut d’un droit « qui évince » l’acheteur ; soit en visant un droit « qui vient troubler l’acheteur dans l’exercice libre et paisible de son droit de propriété »5. Enfin, dans un souci d’harmonisation des textes proposés, il serait opportun de reprendre les termes de l’article 1627 en substituant « invoquer » par « faire valoir ».

Compte tenu de ces observations, envisageons une modification possible de l’article 1625.

Proposition de réécriture

Art. 1625 : Si le trouble émane d’un tiers, la garantie n’est due que si ce dernier fait valoir un droit, antérieur à la vente, qui vient troubler l’acheteur dans l’exercice libre et paisible de son droit de propriété.

Elle n’est pas due si, au moment de la vente, l’acheteur connaissait ou ne pouvait légitimement ignorer le risque d’éviction, ou s’il a acheté à ses risques et périls.

L’aménagement de la garantie

Interdiction d’aménager la garantie du fait du vendeur

L’avant-projet est sur ce point orthodoxe, posant le principe que la garantie d’éviction ne peut exonérer le vendeur en cas de trouble de son fait. Ce volet de la garantie est d’ordre public. Toutefois, rien n’est dit sur la sanction encourue. Alors que le droit positif sanctionne de nullité la clause exonérant le vendeur de l’éviction résultant de son propre fait (actuel art. 1628), l’offre de réforme de l’Association Henri Capitant a opté pour le réputé non écrit (art. 35). L’avant-projet ne se prononce pas, ce que l’on peut regretter, alors même qu’il prend la peine d’imposer clairement la sanction du réputé non écrit au sein d’autres articles consacrés à la garantie des vices du bien vendu ou à la lésion6. La réforme serait pourtant l’occasion de rénover la sanction encourue. En un mot, la différence entre les régimes de la nullité et du réputé non écrit devrait conduire à préférer la seconde sanction, laquelle échappe au jeu de la prescription et ne menace pas l’intégrité du contrat7.

Proposition de réécriture

La modification donnerait finalement lieu au texte ainsi rédigé :

Art. 1624 : La clause limitant ou excluant la garantie contre l’éviction du fait personnel du vendeur est réputée non écrite.

Possibilité d’aménager la garantie des troubles de droit émanant des tiers

L’article 1626 autorise le recours aux clauses limitatives ou exonératoires relatives au trouble de droit émanant des tiers, à l’instar de l’actuel article 1627 du code civil. Ce volet est classiquement plus libéral. L’avant-projet entend neutraliser la clause de non-garantie quand le vendeur avait connaissance au moment de la vente du risque d’éviction ou si ce vendeur est professionnel. Rien n’est dit pour autant sur la façon dont cette limite doit se comprendre. Quel est le sort de la clause stipulée alors que le vendeur avait connaissance du risque ou que ce dernier est professionnel ? Il semble difficile de traiter identiquement les deux situations. En effet, dans son esprit d’inspiration consumériste, l’interdiction faite au vendeur professionnel est de principe, ce qui encourage à préconiser le réputé non écrit de toute clause contraire à l’article 1626. En revanche, si le vendeur n’est pas professionnel, on sait qu’il est autorisé à aménager la garantie. La clause n’est pas illicite. Est plutôt exprimée une limite à son champ d’application : l’exclusion ne peut s’appliquer au risque connu du vendeur. Il faudrait donc plutôt considérer que la clause, efficace en son principe, est inopposable par le vendeur de mauvaise foi.

Définition du vendeur professionnel

Dans son second alinéa, l’article prévoit une définition du vendeur professionnel, jumelle de l’article 1643-2 de l’avant-projet. Le vendeur professionnel, visé par plusieurs textes du code de la consommation, n’est jusqu’alors pas défini par le code civil. Mériterait d’être discutée la place d’une telle définition dans le code civil, différente qui plus est de celle déjà proposée par le code de la consommation dans son article préliminaire. La définition retenue par la Commission pose le problème de la détermination du caractère « habituel » des ventes – doivent-elles être fréquentes, répétées, régulières ? – ainsi que du caractère « semblable » des biens vendus – doivent-ils appartenir à la même catégorie de biens compte tenu de leur nature meuble ou immeuble, de leur destination, de leurs caractéristiques techniques, du marché dédié ? Aussi, à ce stade, pourrait-on se garder de démultiplier les définitions et donc supprimer l’alinéa proposé par la Commission.

Un mot doit néanmoins d’être dit sur le fait que n’est pas envisagé le cas d’une vente entre professionnels. Plusieurs possibilités pourraient être explorées.

Soit la limitation faite en présence d’un vendeur professionnel se justifie par la présomption implicite selon laquelle il connaît au moment de la vente le risque d’éviction, contrairement à l’acheteur, professionnel ou non. Dans cette hypothèse, le vendeur professionnel ne doit jamais pouvoir profiter de sa mauvaise foi, même face à un homologue. Ce raisonnement n’est toutefois pas satisfaisant, dès lors qu’il limite excessivement la liberté contractuelle de l’acheteur professionnel.

Soit elle est implicitement motivée par le déséquilibre pouvant être provoqué dans le rapport contractuel par la qualité de professionnel d’un contractant. Il est alors utile que la disposition se limite aux contrats conclus avec des acheteurs profanes, les acheteurs professionnels étant réputés avertis et égaux face au vendeur de même qualité. C’est cette option qui devrait être privilégiée, laissant la liberté à l’acheteur professionnel de prendre des risques et ainsi consentir au vendeur professionnel de même spécialité une clause limitative ou exonératoire.

Soit, tout compte fait, en s’écartant du texte proposé par la Commission, ne pourrait-on pas, pour faire œuvre de simplification en adoptant le point de vue de l’acheteur, et non du vendeur ? Ce faisant, il serait retenu in fine que la clause est réputée non écrite si elle est conclue au détriment d’un consommateur ou d’un non-professionnel. Cela fonderait une version alternative de réécriture que l’avant-projet gagnerait, semble-t-il, à considérer.

Proposition de réécriture

L’article 1626 serait uniquement consacré à l’aménagement contractuel de la garantie d’éviction contre les tiers.

Version centrée sur le vendeur :

Art. 1626 : Les parties peuvent stipuler que la garantie contre l’éviction d’un tiers est limitée ou exclue, sans que cette stipulation puisse être opposée par le vendeur ayant eu connaissance, au moment de la vente, de l’existence du risque d’éviction.

La clause est réputée non écrite si elle est conclue en faveur d’un vendeur professionnel, à moins que l’acheteur soit un professionnel de même spécialité.

Version alternative centrée sur l’acheteur :

Art. 1626 : Les parties peuvent stipuler que la garantie contre l’éviction d’un tiers est limitée ou exclue, sans que cette stipulation puisse être opposée par le vendeur ayant eu connaissance, au moment de la vente, de l’existence du risque d’éviction.

La clause est réputée non écrite si elle est conclue au détriment d’un acheteur non professionnel ou consommateur.

 

Notes

1. A. Dépinoy, Vendre c’est vendre, usucaper c’est évincer !, D. 2021. 2075 .

2. Pour notre analyse du premier alinéa, v. Avant-projet de réforme des contrats spéciaux : la garantie d’éviction (notion d’éviction), Dalloz actualité, 10 juin.

3. Com. 21 nov. 2018, n° 17-21.467.

4. V. not. E. Lamazerolles, « Pour une redéfinition des obligations et devoirs de l’acheteur, sur le modèle du droit de la vente internationale », in H. Kassoul et D. Gantschnig, L’offre de réforme des contrats spéciaux. Réflexions libres à partir du projet de l’association Henri Capitant, Dalloz, 2021, p. 133.

5. Nous tenons compte ici de notre offre de réécriture de l’article 1623 exposée en partie I, préc.

6. Art. 1648 et 1675.

7. S. Pellet, Le réputé non écrit n’est pas une nullité, LEDC mai 2019, n° 112g0, p. 1.