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Le droit en débats

Fraude fiscale : va-t-on enfin retrouver la clé du verrou de Bercy ?

Le projet de loi sur la fraude fiscale a été débattu au Sénat ce mardi, le gouvernement ayant déclaré l’urgence sur le texte.

Par Charles Prats et Pauline Dufourq le 06 Juillet 2018

La question qui a évidemment fait débat fut celle du « verrou de Bercy », cette impossibilité pour la justice pénale de se saisir des dossiers de fraude fiscale si le ministre du budget et la désormais célèbre commission des infractions fiscales ne donnent pas leur feu vert.

L’Assemblée nationale a terminé en mai dernier les travaux de sa mission d’information, animée par les députés Émilie Cariou et Éric Diard et adopté à l’unanimité plusieurs propositions d’évolutions souhaitables du dispositif de poursuites pénales des infractions de fraude fiscale. Mais le gouvernement a choisi de déposer le texte pouvant naturellement servir de véhicule législatif à ces évolutions en premier devant le Sénat, dont il faut rappeler qu’il était à l’origine d’un assouplissement intéressant de ce verrou de Bercy à l’été 2017 avant que l’Assemblée nationale ne revienne en arrière.

Ce mardi a donc eu lieu le premier débat parlementaire relatif au verrou de Bercy depuis la publication des conclusions de la mission d’information. Quelques sénateurs étaient prêts à une réforme en profondeur du dispositif, plusieurs amendements ayant été déposés qui n’ont pas du tout la même portée que la proposition du rapporteur de la commission des finances qui a fait adopter un amendement qui oblige le gouvernement à déposer une plainte pénale pour fraude fiscale lorsque certains critères sont remplis. L’amendement prévoit que les seuils seront fixés par décret en Conseil d’État. Cet amendement, déposé à la dernière minute en commission et adopté après une séance très rapide, avait la faveur du gouvernement qui a déposé un amendement pour la séance pour simplement compléter les critères : signe d’un accord évident, voire d’une corédaction en amont de l’amendement du rapporteur par l’administration. Mais cette rédaction de la « fin » du verrou de Bercy, qui en réalité n’y met absolument pas fin, pose des questions constitutionnelles importantes.

Les dispositifs alternatifs proposés par d’autres sénateurs, très différents de celui du rapporteur adopté en commission, étaient assez intéressants car, au-delà de la réforme du verrou de Bercy, ils dessinaient un tout assez cohérent permettant à l’autorité judiciaire de retrouver une pleine marge de manœuvre pour poursuivre les délits de fraude fiscale, tout en associant très étroitement l’administration fiscale à la conduite du dispositif et, ce qui est assez rare pour être noté, en proposant plusieurs mesures destinées à renforcer les droits de la défense qui sont, dans le cadre de la procédure pénale fiscale, réduits à peau de chagrin.

Donner les clés du verrou de Bercy au Parlement… mais surtout au procureur et à l’administration fiscale

Une des contre-propositions sénatoriales était en réalité la véritable traduction législative de la proposition 2-a de la mission d’information de l’Assemblée nationale, adoptée à l’unanimité.

Elle prévoyait de fixer dans la loi les seuils et critères à partir desquels l’administration fiscale présente obligatoirement les dossiers de contrôle fiscal au procureur de la République pour que s’installe un dialogue afin de déterminer quels dossiers feraient l’objet d’une poursuite pénale.

Le ministre du budget avait expliqué vouloir « donner les clés du verrou de Bercy » au Parlement mais cette formule consistait à seulement fixer dans la loi les critères qui obligeraient le ministre à saisir la commission des infractions fiscales. C’est ce qu’a fait adopter en commission le rapporteur du projet de loi.

Or, ainsi que plusieurs sénateurs l’ont relevé, une telle mesure législative risquerait d’être inconstitutionnelle puisque le Parlement ne semble pas pouvoir contraindre ainsi l’exécutif. Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion d’indiquer que la compétence pour déposer la plainte préalable obligatoire relevait de l’administration qui l’exerçait dans le respect d’une politique pénale déterminée par le gouvernement conformément à l’article 20 de la Constitution (Cons. const. 22 juill. 2016, n° 2016-555 QPC, AJDA 2016. 1925 ; D. 2016. 1569 ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; Constitutions 2016. 532, chron. ; ibid. 651, chron. L. Alice Bouvier ; RSC 2016. 529, obs. S. Detraz ), donc du pouvoir exécutif. Le dispositif législatif évoqué par le ministre du budget et adopté sur proposition du rapporteur en commission des finances du Sénat qui contraindrait l’exécutif rencontrerait sans doute l’hostilité des Sages et ce serait alors un retour au statu quo ante. On n’ose penser qu’une telle censure avec un retour au point de départ satisferait l’administration !

Le contre-amendement proposé essayait à l’inverse de coller à la jurisprudence constitutionnelle du 24 juin 2016 (Cons. const. 24 juin 2016, n° 2016-546 QPC, D. 2016. 2442 , note O. Décima ; ibid. 1836, obs. C. Mascala ; ibid. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; Constitutions 2016. 436, chron. C. Mandon ; RSC 2016. 524, obs. S. Detraz ) en fixant dans la loi les critères de la fraude fiscale selon son montant, la qualité des auteurs des faits et le mode opératoire, la modification du texte de l’article 1741 du code général des impôts prévue par l’amendement prévoyant un seuil de cinquante mille euros de fraude constatée, environ deux fois moins élevé que le seuil officieux actuel de la commission des infractions fiscales tel qu’il ressort des débats de la mission d’information.

Une telle réduction factuelle du seuil devait permettre de renforcer la répression effective de la fraude fiscale, l’amendement proposant une diminution drastique du seuil de poursuite pour les élus et maintenant les critères particuliers de la fraude aggravée avec utilisation de mécanismes complexes.

La proposition de réforme prévoyait également que l’administration fiscale pourrait toujours saisir un juge d’instruction si elle souhaitait passer outre l’inertie du ministère public.

Innovation particulière, la proposition faite devant la commission des finances prévoyait que, pour maintenir une pleine et entière coopération entre la justice et l’administration fiscale sur ces dossiers techniques, le procureur saisisse l’administration en application des dispositions déjà existantes du livre des procédures fiscales ou du code de procédure pénale.

Afin de faciliter ce travail partenarial entre l’administration fiscale et la justice, un amendement avait été proposé en commission afin de muscler le dispositif qui permet d’ores et déjà au procureur de la République de travailler en concertation avec les agents des impôts, à savoir l’article L. 10 B du livre des procédures fiscales qui autorise le ministère public à saisir l’administration pour obtenir des investigations et des renseignements d’ordre fiscaux.

Étendant au juge d’instruction cette possibilité jusqu’alors réservée au procureur de la République, afin que même dans les dossiers les plus complexes faisant l’objet d’une information judiciaire, les agents du fisc puissent apporter leur expertise, la proposition de réforme complétait également la liste des infractions limitativement énumérées pour lesquelles cette coopération est prévue par le livre des procédures fiscales et y ajoute les délits de fraude fiscale et de blanchiment notamment de fraude fiscale. Cette coopération n’est pour l’instant prévue que dans le cadre des enquêtes pénales sur des trafics de stupéfiants, des affaires de proxénétisme, de recel et de délits de non-justification de ressources.

La commission avait supprimé l’extension de cette possibilité au juge d’instruction et le gouvernement vient de déposer un amendement en séance pour supprimer cette extension des capacités d’enquête au délit de blanchiment, au motif que cela donnerait trop de travail aux agents des impôts… Positions assez étonnantes à l’heure où le discours est à la coopération entre les administrations…

Ces sénateurs avaient joué la carte de la sécurité et que l’amendement qui avait été adopté l’année dernière par le Sénat et rejeté par l’Assemblée nationale étant de nouveau proposé en « repli » pour sous-amender la réforme proposée par le rapporteur et le gouvernement, à savoir une ouverture du verrou de Bercy pour permettre au procureur de poursuivre les fraudes fiscales connexes à d’autres infractions et découvertes incidemment au cours des enquêtes judiciaires.

De manière assez surprenante, la haute assemblée a rejeté ce 3 juillet 2018 au soir ce qu’elle avait voté en termes identiques le 12 juillet 2017…

Le Sénat a aussi supprimé la création d’un service de police fiscale au sein du ministère du budget, contre l’avis du gouvernement, qui essaiera sans doute de réintroduire cette création à l’Assemblée nationale.

Parmi les perspectives d’amélioration de la procédure de poursuites des infractions fiscales, il convient en revanche de relever les mérites d’une extension des procédures dites de plaider coupable aux infractions de fraude fiscale prévues par le gouvernement dans le projet et qui s’intègrent bien avec les réformes proposées par amendement. En effet, en l’état de notre législation, il n’est pas possible pour le parquet d’opter pour une procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (« CRPC ») ni de conclure une convention d’intérêt public (« CJIP ») récemment consacrée par la loi Sapin II.

Une telle extension a ainsi le mérite d’offrir une réponse plus rapide et plus efficace. En ce qui concerne le recours au CJIP qui rappelons-le se trouve réservée aux personnes morales, une telle extension du champ d’application de cette procédure aux faits de fraude fiscale permet utilement de réprimer les hypothèses de complicité de fraude fiscale réalisée par des personnes morales, lorsque les équipes de directions de cette dernière ont changé, et ont pris des mesures pour ne plus reproduire une telle fraude (Rapport d’information sur les procédures de poursuite des infractions fiscales n° 982).

Plusieurs dispositions très innovantes qui renforcent les droits de la défense dans les procédures pour fraude fiscale… et permettent aussi de sécuriser celles-ci en évitant les contradictions de jurisprudence entre juge pénal et juge de l’impôt

La réforme des amendes pénales fiscales proposée par le gouvernement dans le projet de loi rend ces dernières proportionnelles aux sommes en jeu.

Fixer précisément le montant des impositions fraudées devient donc indispensable afin d’assurer l’effectivité de la sanction : la Cour de cassation impose que le juge fixe précisément l’assiette qui sert de base à une sanction proportionnelle. Plusieurs arrêts rendus en matière douanière ou de contributions indirectes le rappellent.

Or en matière de fraude fiscale, fixer cette assiette relève de la compétence du juge de l’impôt et non de celle du juge pénal, ni de celle de l’administration fiscale en cas de contestation, cette administration n’étant qu’une partie au procès et pas un expert indépendant, faut-il le rappeler.

Organiser la saisine préjudicielle du juge de l’impôt devient donc indispensable, ce qu’a intégré la proposition de réforme globale discutée mercredi matin : afin d’éviter les cas préjudiciables de divergences de jurisprudence entre le juge de l’impôt et le juge pénal, un dispositif d’articulation entre ceux-ci et l’instauration d’une sorte de renvoi préjudiciel devant le juge de l’impôt pendant la procédure pénale pour fraude fiscale est proposé au vote des sénateurs.

On sait que lors des enquêtes pénales pour fraude fiscale, la procédure est très déséquilibrée, le ministère public et la juridiction ayant tendance à intégrer la position de l’administration fiscale comme celle d’un expert indépendant alors qu’il s’agit, on l’a dit, d’une partie poursuivante. Les principes fondamentaux de l’équilibre de la procédure pénale risquent donc de ne pas être pleinement respectés.

Afin de rétablir cet équilibre, il était indispensable de réfléchir à un dispositif qui permette au seul acteur indépendant dans la fixation de l’impôt dû prévu par la loi d’intervenir. C’est manifestement l’objectif du mécanisme proposé de saisine en urgence du juge de l’impôt – en pratique bien souvent le juge administratif – par le contribuable poursuivi pour fraude fiscale afin qu’il puisse faire juger rapidement la réalité de la dette fiscale et son montant. Outre la fin des condamnations pénales pour fraude fiscale de contribuables déchargés des impositions, la base de calcul de l’amende proportionnelle prévue par le projet de loi serait assurée, en évitant de préjudiciables cassations ou recours en révision.

C’est une véritable évolution-révolution du contentieux pénal fiscal qui a été votée par le Sénat, évolution rendue d’actuellement indispensable par la réforme des amendes pénales pour fraude fiscale adoptée parallèlement.

Autre proposition sénatoriale qui pouvait sembler anecdotique mais qui avait un impact important pour les droits des usagers, un amendement proposait une adaptation technique du contentieux fiscal.

En cette matière, le juge de l’impôt statue selon la méthode de « l’économie de moyens ». C’est-à-dire que si le contribuable, dans sa contestation, soulève par exemple à la fois des moyens de fond et des moyens de forme et que l’un des moyens de forme permet au juge d’annuler le redressement fiscal, ce dernier rendra sa décision sur ce seul moyen de forme « sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens ». C’est ce cas précis qui a des incidences importantes en matière de droit pénal fiscal.

Cette pratique de l’économie de moyens a des implications particulièrement préjudiciables car si le contribuable soulève un moyen de fond pertinent et susceptible d’entraîner l’annulation de son redressement fiscal, le juge ne le dira pas explicitement. Au regard de la jurisprudence constitutionnelle ainsi que de celle de la Cour de cassation et aussi au regard des nouvelles dispositions de sanction des conseils fiscaux prévues dans la présente loi, il apparaît indispensable que, pour donner une juste application à l’impossibilité de condamner une personne pour fraude fiscale si elle a fait l’objet d’une décharge d’imposition pour une raison de fond et donc a contrario la possibilité de condamner pour fraude fiscale une personne ayant fait l’objet d’une décharge d’imposition pour une raison de forme, comme l’a jugé le Conseil constitutionnel, le juge de l’impôt soit obligé de statuer sur l’ensemble des moyens soulevés par le contribuable et donc se voit interdire de statuer par économie de moyens.

Une telle obligation existe déjà à l’article L. 600-4-1 du code de l’urbanisme. Il s’agit donc de l’extension d’une pratique connue, dans un but de protection du justiciable pour s’assurer qu’une condamnation pénale pour fraude fiscale ne pourra pas intervenir à l’encontre d’un contribuable ne devant pas d’impositions.

Comme l’indiquait la sénatrice auteur de l’amendement, c’était aussi une façon de faire progresser plus vite la jurisprudence fiscale et donc la sécurité juridique pour les contribuables et l’administration, le juge de l’impôt expliquant mieux ses décisions.

Le gouvernement s’est opposé à cette mesure qui a été rejetée. C’est dommage pour la sécurité juridique des justiciables et pour la cohérence du contentieux fiscal.

En revanche, le Sénat a imposé que la publication des sanctions fiscales administratives ainsi que la sanction des conseils fiscaux ne puissent intervenir qu’une fois que les voies de recours dû contribuables seraient épuisées. Ce qui peut sembler une évidence a nécessité de longs débats, le gouvernement souhaitant pouvoir publier les sanctions et sanctionner les conseils avant même que le contribuable initial n’ait contesté le redressement fiscal.

Une refonte globale du contentieux pénal fiscal qui manque de cohérence

Le résultat du vote au Sénat du projet de loi sur la lutte contre la fraude aboutit finalement à une fausse ouverture du verrou de Bercy et au rejet du schéma cohérent dans lequel le procureur de la République était libre de poursuivre les délits de fraude fiscale dont les éléments constitutifs auraient été repensés selon le cadre fixé par le Conseil constitutionnel il y a deux ans, et cela sans « verrou », celui-ci ayant été intégré dans la définition même du délit de fraude fiscale susceptible de sanctions pénales.

L’information du parquet aurait pu être assurée par l’administration dans le cadre de l’obligation de transmission des dossiers répondant aux critères fixés dans la loi pour relever de sanctions délictuelles.

L’administration fiscale serait restée saisie de ses dossiers puisque les outils juridiques de coopération avec l’autorité judiciaire l’auraient permis, que ce soit en phase administrative ou en exécution d’actes de procédure pénale par les officiers fiscaux judiciaires.

La procédure a cependant été globalement rééquilibrée puisque le contribuable pourra, avant toute saisine d’une juridiction pénale de jugement, obtenir que le juge de l’impôt se détermine sur l’existence d’impositions dues et sur leur montant, ainsi que sur l’ensemble des moyens de droit susceptibles de lui donner raison : la position de l’administration fiscale ne serait plus toute puissante dans l’architecture du procès pénal.

Il est cependant fort à parier que le débat sur le verrou de Bercy durera encore quelque temps puisque ce verrou n’a en réalité pas été ouvert, l’administration restant maîtresse de la « plainte préalable », malgré l’instauration de critères qui renvoient pour leur fixation à un décret. Reste à savoir ce qu’il sortira du débat à l’Assemblée nationale à la rentrée…