Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Libre cours : « Alors surtout faites bien attention, hein, Madame la Juge, portez-vous bien ! »

Par Bérangère Maurel-Le Boedec le 14 Avril 2020

14 mars 2020. Je découvre, comme l’ensemble de la population, que ma vie personnelle et professionnelle sera profondément bouleversée pendant quelques semaines, quelques mois. Un temps indéterminé ? Confinement. Le mot est lâché. Pour un magistrat, cela signifie la mise en œuvre par les chefs de juridiction d’un plan de continuation d’activité. Bien peu parmi les magistrats en avaient entendu parler et encore moins savaient ce dont il s’agissait précisément. L’évolution du plan de lutte contre la pandémie covid-19 signifie, dès le lendemain, la nécessité d’assurer la continuité du service public de la justice ; tout en protégeant les justiciables, les auxiliaires de justice, les greffiers et les magistrats. L’équipage du navire est réduit, d’aucuns sont désignés pour assurer les activités essentielles et les permanences. Le navire doit maintenir son cap. Comment vais-je participer à cette gestion de crise, alors que mes fonctions de juge de l’application des peines se répartissent entre cabinet et service général ?

16 mars et 17 mars 2020. Tout le monde est sur le pont, ou presque. Mais, la majeure partie des magistrats et fonctionnaires témoigne d’un bel esprit de solidarité et d’un haut sens du service public. L’atmosphère est pesante, tout le monde est inquiet, chacun se demande comment nous allons parvenir à faire œuvre de justice. Je m’organise pour effectuer le maximum de tâches en travail à distance et, pour autant que les liaisons informatiques fonctionnent, en télétravail. Je sélectionne des dossiers que je pourrai étudier à domicile, m’assure que mon ordinateur portable bénéfice de toutes les applications utiles. J’ignore encore que je vais devoir quitter le navire et donner l’image de celle qui « se défile ».

Puis, le corps médical se rappelle à moi, me contacte, me remet en mémoire ce vieil épisode douloureux qui m’avait valu une longue hospitalisation et des pronostics bien peu optimistes sur ma survie, puis sur mes chances de retrouver toute ma santé. J’avais, un peu, oublié. Il paraît que mon cas avait intéressé la science. La Faculté me dit personne à haut risque et me voilà interdite de retourner au tribunal. Désarroi, sentiment d’injustice, souffrance, c’est une blessure. Comment ne pas être aux côtes de ma présidente, qui a besoin de nous tous, de mes collègues et des greffiers quand il faut répondre à notre devoir ? Depuis, je suis habitée par un sentiment indéfinissable. Les premiers jours s’écoulent et je me jette à corps perdu dans tout le travail que je peux accomplir depuis mon domicile, comme pour exorciser le sort. Je m’éparpille un peu au début. Plongée dans la rédaction d’un jugement, j’oublie un plat au four et suis alertée par une odeur caractéristique, avant même l’alarme sonore. J’oublie ma colère contre mon corps et me perds, un peu trop au début, dans mes répétitions de piano. J’ai besoin de m’évader. Un comble pour un juge de l’application des peines ! Le temps passant, j’améliore mes compétences culinaires et mes performances musicales. Puis, je me discipline et dresse un agenda précis de ma journée. « Une tâche à la fois » devient ma devise pour le temps du confinement. Cette rigueur devient bientôt un confort et me permet de travailler plus efficacement et de vivre plus agréablement.

Et voilà que je découvre et apprivoise une autre manière de travailler. Depuis que je suis magistrate, j’ai toujours passé la majeure partie de mes journées au tribunal. N’usant que rarement de cette possibilité pour une juge de pouvoir travailler chez elle. J’ai besoin du contact avec les greffiers et les avocats, avec mes collègues. J’ai besoin de pouvoir accéder à tous mes dossiers et à tous les logiciels et applications métier. Tel n’est plus le cas. Je suis séparée de tous et de tout. J’apprends à échanger plus que d’habitude par voie dématérialisée et, adepte de la numérisation, j’optimise les moyens informatiques mis à notre disposition. Quand cela fonctionne ! Capacités limitées, outils peu performants, pannes incessantes, il faut une certaine naïveté et beaucoup d’optimisme pour vouloir travailler avec les moyens misérables de l’institution judiciaire. La mise en confinement de milliers de magistrats a toutefois ses revers. Le service informatique de la justice n’étant pas adapté à des connexions simultanées par milliers, il faut accepter d’être déconnectée régulièrement et prendre son mal en patience pour attendre à nouveau son tour. Le confinement apprend ainsi rester calme et à appréhender le temps qui passe avec plus de philosophie ! Pas vraiment en fait. Je me rends compte que la « machine » fonctionne mieux très tôt le matin et très tard le soir, quand il y a moins de monde à utiliser simultanément nos applications informatiques. Alors ma journée débute tôt, très tôt, et se termine tard, très tard.

À qui n’y prendrait pas garde, le télétravail constitue un risque majeur de donner beaucoup, beaucoup de son temps, comme si ce n’était pas déjà le cas pour les magistrats en temps normal, et de mettre en péril sa vie personnelle et familiale. Et il faut inventer une nouvelle discipline, une nouvelle relation au temps, une nouvelle organisation non seulement de son travail, mais de sa vie. Je songe à ces femmes qui font le choix religieux du confinement, à celles qui furent emmurées et confinées à vie, à celles que j’ai confinées dans un l’univers carcéral. Je songe et ne trouve pas matière à me plaindre. Le télétravail. Pour un juge de l’application des peines, c’est un concept un peu difficile à concevoir. Mes journées, en temps ordinaire, se déroulent essentiellement dans des salles d’audience ou dans mon cabinet où je reçois les personnes condamnées pour m’assurer de la bonne exécution de leurs peines et de leur éventuel aménagement. Je suis, habituellement, dans une relation réelle constante aux autres : condamnés, conseillers d’insertion, avocats, magistrats du parquet, greffiers, gendarmes et policiers. Il n’y a plus que moi. Le temps passe. Et je parviens à « produire » des décisions de justice, à suivre mes dossiers, à participer, de loin, à l’activité de la juridiction. Mais ce temps qui n’aura pas été partagé avec mes collègues me fera-t-il, me rendra-t-il différente ? Ce qui est déjà certain, c’est qu’il me faut travailler différemment.

Le confinement et le travail à distance m’obligent à revoir mes techniques professionnelles et le strict respect du code de procédure pénale. Il faut faire preuve d’imagination, d’innovation et d’inventivité.

Chaque jour, avec mes interlocuteurs du service pénitentiaire d’insertion et de probation, je m’assure que les personnes placées sous surveillance électronique ou celles soumises à une peine probatoire ou à un suivi sociojudiciaire respectent leur mesure. Mais désormais et pour quelque temps, ce suivi est toutefois réduit à sa plus simple expression. Pour les personnes sous surveillance électronique, je m’assure principalement qu’elles respectent leurs horaires d’assignation à domicile, ce qui en période de confinement est chose finalement assez aisée. Pour les autres, il s’agit de vérifier que les obligations particulières, telles que l’indemnisation des parties civiles par exemple, continuent à être respectées.

Les entretiens en cabinet n’étant plus possibles avec les condamnés en exécution de peine, il m’est apparu inconcevable de ne plus avoir de liens avec eux. Je les connais trop et sait trop bien leur incapacité, pour les uns, à respecter des obligations sans un cadre structurant permanent et, pour les autres, leur capacité à imaginer toutes les solutions possibles pour les contourner. Tout le travail accompli et réussi parfois risquant d’être compromis, voire anéanti, la solution s’est alors vite imposée à moi. Si ces hommes et ces femmes ne peuvent pas venir à moi, c’est donc moi qui irai vers eux. Alors, j’ai pris le risque, mais décider c’est savoir prendre un risque, de recourir à des entretiens téléphoniques avec mes probationnaires. Ce que j’aurais dû faire dans mon bureau, je le fais au téléphone. Je m’assure, et ce n’est guère difficile, que la personne contactée est bien celle dont je suis le dossier. Ces échanges, bien naturellement, ne remplacent pas un entretien en cabinet. Les regards, la gestuelle en disent en effet parfois beaucoup plus que quelques paroles. Particulièrement avec des personnes pour qui les mots font peur car pas suffisamment connus et maîtrisés. Mais ces contacts téléphoniques sont précieux pour moi. Pour eux aussi, je l’espère. Ils me permettent de rappeler aux personnes dont j’ai la responsabilité que malgré l’état d’urgence sanitaire, le juge continue malgré tout à veiller à ce qu’elles respectent leur mesure.

Mais quelle n’est pas leur surprise, leur inquiétude quand ils réalisent que c’est non pas une conseillère d’insertion ou une assistante sociale, qui vient de les joindre, mais « leur » juge. Il y a parmi eux de vrais délinquants, trafiquants de drogues et « braqueurs ». Et puis, il y a tous ceux qui m’inquiètent, par leur dangerosité et leur violence. Le confinement est pour eux une torture et, pour leurs proches, leurs épouses et concubines, leurs enfants, un risque criminologique majeur. Mais il y a aussi parmi eux un grand nombre de personnes emportées par les circonstances d’une vie qui n’a jamais été paisible.

Que de misère, humaine, sociale, intellectuelle et morale, physique et sanitaire, affective et sexuelle, et souvent dans mon ressort, alimentaire. Je le sais, beaucoup ne mangent pas à leur faim. Ils ne font souvent qu’un bien frugal repas par jour et vivent dans des conditions matérielles hallucinantes à notre époque. Que deviennent ceux que je sais être alcooliques, toxicomanes, ceux qui souffrent de pathologies psychiatriques ? Comment vont-ils survivre à tout cela ? Pour quelques-uns, vont-ils survivre ? J’ai peine à le dire, car on ne le comprendra pas. Mais, je les aime bien. Aussi, de tels échanges sont aussi une manière de veiller sur une population que je sais malheureusement très isolée et précarisée dans ce territoire magnifique que sont les Cévennes gardoises. Certaines des personnes condamnées n’auront eu que leur juge depuis des semaines comme unique contact. C’est ainsi une manière pour moi de m’assurer qu’elles vont bien. Tout simplement. Aussi, quand ils ont bien compris que c’est leur juge qui leur téléphone, ils sont presque touchants ; sans se laisser abuser par leur attitude, mais sans systématiquement nier leur sincérité. Il en est qui me parlent de leur famille, de leurs petits-enfants, de leurs inquiétudes pour eux. Il en est qui voudraient poursuivre la conversation. Ils n’ont parfois vu personne depuis des jours. Nous nous quittons sur « alors surtout faites bien attention, hein, Madame la Juge, portez-vous bien ! »

Le confinement nous impose un rythme de travail et de vie très différent. Notre approche du temps est tout autre. L’urgence qui fait le quotidien d’un juge d’application des peines est autre. Cette nouvelle relation au temps est peut-être une formidable opportunité. Elle nous laisse indéniablement plus de temps pour analyser, approfondir et vérifier des notions juridiques, rédiger et décider en juges ; pour une fois un peu détachés des impératifs et contraintes statistiques. Ce confinement m’apporte et me permet d’avoir, quant à moi, une qualité de travail ; parfois perdue dans la multiplication des tâches, le manque de moyens humains, l’accroissement des dossiers à traiter, l’accélération des rythmes juridictionnels. Alors, je l’avoue, je profite et j’invite à profiter du temps que laisse le travail à distance, de ce bien si précieux pour un juge qu’est le temps, pour redonner du sens à nos actions professionnelles et personnelles. Redonnons un peu de sens à la vie et au concept du « vivre ensemble ».

Nous entendons « qu’il y aura un avant et un après covid-19 ». Peut-être. L’histoire nous le dira. Sur le plan judiciaire, je crains que très rapidement nous connaissions à nouveau à la reprise d’activité une charge de travail particulièrement lourde. Serons-nous en mesure d’absorber dans un délai raisonnable tous ces dossiers qui été renvoyés sur des audiences ? Combien de victimes vont devoir attendre des mois, voire des années, avant de voir leurs préjudices reconnus ? Combien de prévenus devront attendre avant de s’expliquer devant un tribunal ? Combien de justiciables, d’entreprises, de couples vont rester dans le conflit avant de pouvoir faire valoir leurs droits devant un juge ? Comment feront nos plus proches collaborateurs, les greffiers et agents des juridictions quand on connaît leur sens remarquable du service public de la justice ?

Et puis, et puis, il y a cette angoisse de tous les jours. Je suis magistrate. Nombre de nos concitoyens ont du mal à concevoir que nous soyons des êtres identiques à eux et que nous ayons une vie de famille. Tel est le cas pourtant. Lui va au travail tous les jours. Chaque matin, chaque soir, il y a cette crainte qu’il n’ait été contaminé. C’est irrationnel, mais c’est ainsi. Mais, il part et revient en souriant. Il a sans cesse cette formule : « il y a toujours du soleil au-dessus des nuages ».