L’état d’urgence sanitaire a été accompagné en France de normes dérogatoires au droit commun ayant pour finalité d’adapter les règles de procédure pénale, le fonctionnement des services judiciaires et services de police judiciaire aux contraintes du confinement et aux contraintes du plan de continuation d’activité. Pour un procureur de la République, chargé de veiller avec la présidence du tribunal judiciaire et la direction de greffe à la mise en ordre de marche de la juridiction, cela signifiait aussi, dans le cadre des directives de politique pénale de la ministre de la justice, de devoir adapter sa propre politique pénale aux circonstances de la crise sanitaire. Autrement dit, il lui fallait tout d’abord concevoir et recourir à une méthode de raisonnement qui lui permette de modifier la stratégie générale de l’action des magistrats du parquet dont il a la responsabilité. Puis, il lui fallait, au titre de la direction de l’activité de police judiciaire, décliner cette politique pénale en instructions pour les officiers de police judiciaire. Cela n’allait pas sans considérations d’ordre éthique. Ces considérations intervenaient à tous les stades de la procédure : l’enquête, le jugement, l’instruction judiciaire, l’exécution de la peine.
Comme tout magistrat chargé de veiller à la protection des libertés individuelles, un procureur doit inscrire ses décisions dans un cadre éthique. Cette éthique du magistrat, et plus particulièrement d’un représentant du ministère public, est, en tout premier lieu, une exigence dans sa pratique professionnelle. Elle suppose une maîtrise des principes généraux du droit, des normes légales et réglementaires, des techniques professionnelles et surtout de la manière de les appliquer ou mettre en œuvre. Toute décision prise doit être adaptée aux finalités de loi, aux circonstances de fait, à la personnalité de ceux qu’elle va concerner. Mais, défenseur de la société, de l’intérêt général, le magistrat du parquet ne peut faire abstraction de considérations tenant à l’ordre public en termes de sécurité et de tranquillité. Il n’est pas, n’est plus depuis longtemps, un « préfet judiciaire ». Mais la plupart des dispositions légales qu’il met en œuvre sont d’ordre public concernent l’ordre public et, comme nous l’apprenions jadis (encore aujourd’hui, je l’espère), la décision d’un procureur ne saurait créer plus de trouble à l’ordre public que l’infraction à laquelle cette décision envisage de répondre. Ainsi, l’éthique du magistrat du parquet, notamment celle d’un chef de parquet, doit le conduire à s’interroger non seulement sur les réelles valeurs qui déterminent son action, mais aussi sur les conséquences de ses choix. L’éthique ainsi conçue est nécessairement une symbiose de valeurs personnelles, dont on ne peut ignorer ou nier l’existence, et de valeurs professionnelles, autrement dit une déontologie, mises au service d’une pratique. Elle ne peut donc pas être contraire à la loi, aux règles et techniques professionnelles, ni à la déontologie professionnelle. Mais l’action d’un procureur n’est pas cantonnée à l’application de la loi. Sa politique pénale, sa stratégie judiciaire s’inscrit dans le champ plus large de politiques publiques. Elle tend en effet au rétablissement de l’harmonie sociale dans la dimension préventive que donne la loi à l’action du procureur. Cette action a donc un caractère politique, en ce qu’elle contribue à la préservation du pacte social, au fonctionnement du corps social et, peut-être, à la construction de la Cité.
C’est donc à tous les stades de la procédure qu’un procureur peut être amené à s’interroger sur l’éthique de son action et de ses décisions dans le contexte d’un confinement de la population. Beaucoup d’entre elles d’ailleurs ne seront soumises à l’examen et l’éventuelle sanction du juge que bien après la fin de l’état d’urgence sanitaire.
Au stade de l’enquête, quels étaient les choix pertinents pour maintenir une action au profit de nos concitoyens, tout en les préservant, eux comme les gendarmes et policiers, de contacts susceptibles de provoquer une contamination ? Il a pu ainsi être décidé de suspendre la plupart des enquêtes préliminaires en cours, afin de ne pas recourir à des interrogatoires, des mises en présence, des gardes à vue, des défèrements. Exception était faite pour les actes préservant la manifestation de la vérité et les intérêts des victimes. Pour le reste, c’était autant d’actes qu’il était donc possible de reporter sans nuire aux intérêts de la société et des justiciables. L’action a ainsi pu être concentrée sur les crimes et délits flagrants et, plus encore, en déterminant ceux d’entre eux qui justifieraient, selon les paramètres sociologiques et criminologiques locaux ou les directives gouvernementales, une absolue priorité : comme, par exemple, les violences intrafamiliales, dont les violences conjugales. L’expérience de ces quelques jours met aussi en exergue la nécessité de répondre, impérativement, aux violences sur les ascendants les plus âgés. Prendre en compte le risque sanitaire est soudain devenu une composante de la démarche éthique du ministère public. Mais, il a fallu parfois, ici ou là, rappeler quelques principes quand, de bonne foi, d’aucuns croyaient pouvoir se libérer des contraintes du code de procédure pénale. Le procureur est responsable de ce qui est fait sous sa direction. Aussi, l’éthique du magistrat, qu’il est, s’impose à ceux qui travaillent sous son autorité et son contrôle.
Cela s’est traduit dans la réponse à avoir face à ceux qui ne cessaient de transgresser les règles de confinement et qui, en quelques jours, voire en une seule journée, accumulaient les contraventions pour des déplacements hors des cas dérogatoires. Si, ensuite, le dispositif pénal a été complété par un délit spécifique, au tout début, les procureurs se sont trouvés démunis : sachant bien que la plupart des auteurs de ces agissements ne paieraient jamais ces amendes, sachant bien quelle était l’incompréhension des forces de l’ordre face à ce qui pouvait être perçu comme une forme d’impunité, sachant bien enfin quelle était la légitime colère des soignants qui, eux, connaissaient le danger potentiel résultant pour tous et pour eux de tels agissements irresponsables. Le choix a pu être fait par certains procureurs de recourir au délit de mise en danger. Sur les réseaux sociaux, ils ont pu provoquer des réactions vives, parfois inadaptées, et c’est un euphémisme. Il n’est pas question ici d’entamer un débat juridique sur les éléments constitutifs de l’infraction. Il faut accepter d’envisager et admettre qu’à tort ou à raison, les procureurs qui l’ont fait ont agi en conscience et en considérant que le délit de mise en danger d’autrui était caractérisé. Force est de constater que des juges ont pensé à l’identique en incarcérant ou en condamnant sur cette qualification. Mais, si une situation de crise et d’exception ne justifie aucune illégalité consciente, elle conduit le procureur à rechercher des solutions. Il peut se tromper. C’est pourquoi, dans un État de droit, il y a alors des avocats pour dénoncer cette éventuelle erreur et des juges pour la sanctionner le cas échéant.
Inéluctablement, le plan covid-19 a conduit l’ensemble des magistrats, ceux du ministère public compris, à s’interroger, sur un plan éthique et non pas uniquement juridique, sur le recours à la détention provisoire. Il y a longtemps, pour ma part, que je considère que l’on n’y recourt pas toujours de manière adaptée, y compris lorsqu’elle n’est pas mise en œuvre. Mais surtout, nous avons une responsabilité collective dans notre incapacité à ne pas savoir y mettre fin quand, à l’évidence, elle n’est plus utile. Même durant l’état d’urgence sanitaire, il y aura encore des placements en détention provisoire. Mais cet état d’urgence nous impose à tous de nous interroger sur l’utilité du maintien en détention provisoire de mis en examen, de prévenus et même d’accusés dont, à bien y réfléchir, l’assignation à résidence sous surveillance électronique pourrait être désormais suffisante. C’est là une vraie question d’éthique professionnelle qui dépasse la situation actuelle. Celle-ci et notre manière de gérer le recours à la détention provisoire ne seront pas sans incidence sur notre façon d’appréhender la problématique de la détention provisoire à l’issue du plan de confinement. Car il y aura un après. Ce sont nos décisions d’aujourd’hui qui d’ores et déjà le construisent. Alors que, pour quelque temps, la procédure sera écrite devant les juges des libertés et de la détention, nous devons veiller, plus que jamais, au respect du contradictoire, à la loyauté des « débats » en communiquant aux avocats nos réquisitions en matière de contentieux de la détention. C’est un enjeu éthique.
Lors de la grève des avocats, au cours d’une audience solennelle, j’ai pu dire que la parole des avocats nous manquait et que nous n’étions pas pleinement procureurs de la République quand, à notre parole, nous ne pouvions avoir en réponse celle de l’avocat. Je pense, en ce temps de crise, que désormais c’est la personne même de l’avocat qui nous manque cruellement. Ce garde-fou nécessaire, cet irritant empêcheur de tourner en rond, nous en avons consubstantiellement besoin. Nous ne pouvons décider dans un redoutable « entre-soi » de la liberté des justiciables, nos concitoyens. L’éthique professionnelle des procureurs, je le crois, nous oblige à veiller à ce que toute la place due à l’avocat soit préservée et son rôle facilité. Il est de notre éthique, de notre honneur peut-être, de nous assurer que les avocats peuvent exercer leur mission dans les meilleures conditions possible. C’est aussi comme cela que nous participons, en magistrats, à la protection des libertés individuelles, de la liberté.
Il n’y a presque plus d’audiences pénales, elles sont dans beaucoup de juridictions l’occasion de renvois du jugement des affaires et c’est donc la procédure de comparution immédiate qui donne encore vie aux audiences correctionnelles. On le sait, l’emprisonnement ferme y est plus souvent prononcé et il y est largement assorti d’un mandat de dépôt entraînant un écrou immédiat dans un établissement pénitentiaire. À ce stade, c’est la question de la peine, de la juste peine, qui se pose plus que jamais. Étonnante conjonction dans le temps entre l’entrée en vigueur, le 24 mars 2020, des dispositions sur la peine (le « bloc peine LPJ » dans notre jargon) de la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice et de l’état d’urgence sanitaire. La loi a pour objectif de réduire le recours aux peines d’emprisonnement et, pour reprendre les termes de Mme Belloubet, ministre de la justice, d’assurer une régulation des incarcérations. Prohibition des peines d’emprisonnement inférieures ou égales à un mois, obligation de procéder, ab initio lors du prononcé de la condamnation, à l’aménagement des peines inférieures ou égales à six mois, incitation à le faire pour les peines inférieures ou égales à un an. La parole est libre à l’audience, c’est une liberté absolue consacrée par les textes et la jurisprudence. Je n’ai jamais reçu et je n’ai jamais donné d’instructions pour prendre des réquisitions à l’audience. Chaque magistrat requiert en conscience, mais le rôle d’un procureur peut être de veiller, de manière participative ou collaborative, à la définition d’une éthique collective. Les réquisitions faites sur la peine ne peuvent pas ne pas prendre en compte le contexte sanitaire. Sur un plan éthique, le parquetier ne paraît pas pouvoir faire fi de la situation des prisons.
Le ministère de la justice a incité les procureurs à s’engager dans une politique de régulation des écrous, pour faciliter le prononcé par les juges de l’application des peines de libérations sous contraintes, de crédits de réductions de peines et réductions de peines supplémentaires et toutes mesures permettant l’élargissement de condamnés. Des instructions ont été données dans les parquets pour reporter certaines incarcérations, selon des critères propres aux réalités de chaque ressort. Dans certaines juridictions, les écrous au titre de l’exécution d’une peine ont pu être réduits drastiquement, réservant la mise à exécution des peines d’emprisonnement aux individus dont la dangerosité criminologique était avérée, comme les personnes condamnées pour violences conjugales. Les procureurs ont reçu pour mission de la loi d’assurer l’exécution des peines. Mais nul n’ignore ce qu’il en est de la surpopulation carcérale et des conditions de vie dans des cellules inadaptées qui, en dépit des efforts de l’administration pénitentiaire, sont indignes et insatisfaisantes sur le plan de la sécurité, tant pour les personnes placées sous main de justice que pour le personnel pénitentiaire, et notamment sur le plan sanitaire. La crise sanitaire donne une acuité encore plus importante à la crise pénitentiaire. Dans un ouvrage publié en 2008, croyant encore en la possibilité de voir s’édifier une prison digne des valeurs de la République, j’avais pu me montrer favorable aux courtes peines d’emprisonnement et expliquer pourquoi. Actuellement, il faudrait être totalement inconscient pour croire à une quelconque efficacité sociale et individuelle des courtes peines d’emprisonnement, quels que soient l’engagement et le dévouement du personnel pénitentiaire dans toutes ses composantes. Alors, nous avons tenté de nous emparer de l’assignation à résidence qui nous était dévolue. Il ne s’agit pas de contourner les juges de l’application des peines, il s’agit d’inscrire l’action du parquet dans un projet de juridiction sur la peine et une réflexion collective entre magistrats du siège et magistrats du ministère public sur la manière de mettre en œuvre l’ensemble du spectre des mesures dont nous disposons. L’éthique du ministère public trouve ses fondements dans une éthique judiciaire, elle en est une composante. Cette éthique judiciaire est déterminée par les juges.
On entend et lit partout que nous sortirons différents de cette crise sanitaire. Sur un plan éthique, est-ce à espérer pour un magistrat, pour un procureur ? Si tel était le cas, cela ne signifierait-il pas que nous n’étions pas, auparavant, à la hauteur des exigences éthiques de notre profession et des attentes de la société ? Si tel était le cas, cela ne traduirait-il pas que notre éthique serait à géométrie variable en fonction des circonstances ? Qu’elle doive évoluer et s’enrichir, bien sûr, mais tout le temps, quotidiennement et non pas au gré d’une crise majeure.
Quand l’avocat général au Parlement Talon défendait le bien commun et les libertés contre l’absolutisme royal, quand les procureurs et procureurs généraux Barbaroux, Tanc ou Dupin dénonçaient l’esclavage, quand sous le Second Empire Séguier, alors procureur de Toulouse, clamait haut et fort en audience l’impérieuse nécessité de son droit à une parole libre et contraire aux injonctions impériales, quand le procureur général Liontel dénonçait les abus de l’administration coloniale et ceux du bagne, quand les magistrats du parquet Amor, Ancelin, Granier, Parodi, Rolland, Stamm, Thérond entraient dans la résistance à l’occupation nazie et aux injonctions du gouvernement de Vichy, quand le procureur général Reliquet dénonçait le recours à la torture durant la guerre d’Algérie, c’est bien à leur éthique de magistrat du ministère public qu’ils ont recouru pour faire face à des circonstances exceptionnelles.
Ce que nous rappelle la période actuelle, c’est qu’il nous faut veiller constamment à ce qu’est notre éthique de magistrat du ministère public : pour ne pas être désarmé lorsque surviennent des situations, des événements hors de l’ordinaire et qu’il nous faut appliquer des textes dérogatoires au droit commun. Connue de tous, parce que mise en œuvre sans cesse, l’éthique d’un procureur est une garantie de ce que la loi sera appliquée dans le respect des valeurs de la société qui lui a donné mandat de parler en son nom devant les juges.