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Le droit en débats

Libre cours : L’obscure clarté de mes héros

Par Clémence Caron le 09 Avril 2020

Les gens de justice sont confrontés à une certaine violence. Pas une violence physique, comme celle que subissent policiers et gendarmes, mais une violence morale, psychologique. Celle de la misère sociale, éducative, affective des justiciables qu’ils doivent aider. Celle des scènes de crime, des autopsies de nourrissons, des témoignages de victimes dans le secret d’un cabinet ou de leur émotion dans l’enceinte d’une cour d’assises. La violence de la décision à prendre, aussi, qui se résume parfois à choisir entre le pire et le moins pire.

Le métier de magistrat est fait de conflictualité. Le juge tranche les litiges, faisant toujours au moins un mécontent, et le parquetier affronte les avocats dans le prétoire.

Il peut y avoir de la violence verbale entre avocats et magistrats, notamment dans les grands procès qui offrent un auditoire plus important aux acteurs du monde judiciaire, les procès médiatiques ou les procès d’assises. Il peut y avoir des prises à partie, des invectives plus ou moins insultantes, de l’ironie dénuée d’humour qui ne vise que la critique acerbe. C’est parfois outrancier, parfois dur à encaisser. Et c’est une discipline pour les magistrats que de rester stoïque face à un flot de critiques parfois injustifiées, de claques verbales, de postillons plus ou moins juridiques jetées à leur visage mais destinées à d’autres.

Car ne nous y trompons pas : l’agressivité à l’égard du parquetier de certains avocats dans leurs plaidoiries, sauf quand elle vise à le déstabiliser dans un procès au long cours, est rarement dirigée contre le magistrat lui-même, mais sert plus souvent une harangue à destination des juges.

Et la plupart du temps, une poignée de main à la fin de l’audience suffit à effacer l’animosité feinte de la scène précédente. Le procès n’est pas vraiment un combat entre procureur et avocat. Un affrontement entre des arguments opposés, oui, une joute verbale, souvent, un combat d’idées, parfois…

Il m’est arrivé d’envier les avocats, leur liberté de ton, leur possibilité d’embrasser une cause, de défendre de grands principes. Certains avocats m’ont confié ne pas pouvoir se projeter dans le métier de procureur car ils s’imaginent une profession bridée, aux ordres, dépendante, tandis qu’ils chérissent la liberté et l’indépendance liées à leur statut.

Il y a effectivement une bride dans le métier de parquetier que le barreau ne connaît pas, mais pas celle à laquelle ils pensent.

Ce n’est pas un joug imposé par nos supérieurs hiérarchiques. Ce ne sont pas non plus les ficelles d’un pantin, tirées par le pouvoir exécutif. C’est le discret corset de notre corpus déontologique.

La pondération n’est pas une vertu très attrayante. C’est pourtant une qualité indispensable à tout bon magistrat. Le parquetier doit se garder, dans ses prises de position à l’audience publique, de propos exagérés, de jugements de valeur, d’invectives. Il se doit de respecter le justiciable, de requérir sans condamnation morale, de juger des actes sans enfermer définitivement les prévenus dans des catégories. De ne manier l’ironie qu’avec parcimonie, de faire preuve de nuances dans ses appréciations et de raison dans ses réquisitions. C’est en tout cas ce que contient son serment. Être digne et loyal. Loyauté qui va d’abord à la loi et au justiciable. Dignité qui lui impose de ne pas céder aux trompettes de la renommée et d’exercer son métier avec humilité.

C’est difficile de briller avec modération.

Mais nous ne sommes pas là pour être aimés, pour paraphraser le titre du très bon film de Stéphane Brizé. Nous ne sommes pas là pour être admirés. Nous ne sommes d’ailleurs pas astreints, contrairement aux avocats, à la nécessité de se construire une clientèle pour survivre.

Il nous faut donc adapter notre art oratoire à cette nécessaire mesure et faire taire notre orgueil.

Il y a quelques années, un haut magistrat déplorait en petit comité qu’il n’y eût plus de modèles dans la magistrature, d’exemples, de « maîtres » susceptibles d’inspirer les jeunes, de donner envie aux étudiants en droit d’embrasser la profession.

Je ne suis pas totalement d’accord. Quand j’étais auditrice de justice, puis jeune magistrate, j’ai été inspirée par des maîtres de stage, puis par des collègues. Par un juge civiliste, passionné de droit de la construction, qui incarnait l’humilité et la compétence, par une parquetière, dont les réquisitions calmes et mesurées étaient les plus redoutées des avocats du ressort, par une juge des enfants qui parvenait, grâce à une subtile maïeutique, à dénouer des situations familiales inextricables en en faisant ressortir tous les ressorts psychologiques.

Ces modèles-là ne sont pas starifiés dans les médias. Il n’y a pas de classement des cinquante magistrats les plus talentueux dans les magazines.

Ces modèles-là ne brillent pas sous les projecteurs. Ils sont, comme dirait Anne Sylvestre, « assez poires pour que jamais l’histoire leur rende les honneurs ».

Mais ils ont l’obscure clarté de mes héros à moi. Ils portent leur propre lumière et brillent à la manière d’étoiles lointaines qui éclairent uniquement ceux qui gravitent autour.