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Le droit en débats

Libre cours : Pas de confinement sans pas perdus

Par Vincent Brengarth le 10 Avril 2020

La salle des pas perdus s’est depuis peu réduite aux quatre murs d’un domicile. Dans cette mise en demeure, il n’est plus question d’ouvrir d’autre porte que celle d’un monde extérieur devenu celui de l’interdit, où la vie résiste encore mais uniquement derrière les fenêtres de tailles inégales, pour ceux qui en possèdent. Les joies et les peines ne s’évadent plus de nos fins remparts, ou seulement par le relais d’une technologie numérique qui prétend nous préserver pour, en fin de compte, nous asservir. L’enfermement ne fait que mieux révéler nos servitudes.

Les codes de ce nouveau monde transitoire ont changé et, dans cette sorte de bouffée délirante dystopique, nous goûtons tous au goût amer de l’internement. On atteste pour se déplacer, on observe d’un œil soupçonneux les âmes errantes, à l’affût de la toux qui trahit et peut condamner.

Parfois même, certains d’entre nous reçoivent, ironie du sort, les encouragements de détenus oubliant leur propre peine pour souligner, consciemment ou non, l’incongruité de la situation tout en rappelant, par l’expression de leur compassion, que l’humanité ne cède pas face à l’enfermement.

Le confinement ne se réduit pas à cultiver l’égocentrisme mais, au contraire, incite à considérer la multitude de façons dont il se vit, et à se représenter, autrement que par convention sociale ou pensée bourgeoise, l’épreuve supplémentaire qu’il induit pour une partie des membres de notre communauté. Nous devons nous libérer des pensées sociales qui nous confinent.

Il serait erroné de croire que, pendant cette parenthèse désenchantée, les lois sont devenues individuelles, qu’elles se limiteraient désormais aux usages qui finissent par naître entre confinés qui concevraient leurs propres normes. Si nos situations sont inégales parce que nos conditions de vie le sont, l’expérience individuelle de confinement est la peine commune de ce qui nous engage vis-à-vis des autres, la révélation de l’indivisibilité dont la République nous assaille par les mots.

En effet, rarement le principe selon lequel la « liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » n’aura trouvé illustration si concrète. Briser le confinement, c’est risquer de contaminer les autres. Le virus n’est pas invisible, soignants contaminés et patients en réanimation le rappellent durement, mais le fait qu’il soit moins tangible qu’un ennemi personnifié nous encourage encore davantage à penser collectivement, et ce plus qu’au travers de nos propres peurs galvanisées lorsque l’ennemi est visible à l’œil nu. Le confinement n’est pas une entrave collective mais la matérialisation d’une sauvegarde sociale.

Il faut croire aussi que la contagion avait débuté bien avant l’heure, devant l’engouement largement antérieur à dématérialiser nos échanges, à faire de notre écran la projection de notre semblable, comme si nous attendions de lui qu’il s’humanise. Tous ceux qui prêchent pour ce « comportement numérique » se sentent probablement seuls devant leurs écrans, les rapports sociaux s’en trouvent désincarnés. Un rapport entre personnes ne se réduit pas au bruit des touches, un « clic » n’égale pas le l’attitude physionomique. Le dogme des finances et sa logique de réduction des coûts, qui guident notre société, apparaissent bien vides de sens lorsque la nature reprend ses droits, et que c’est elle qui décide finalement de notre sort. La connexion aux autres ne devrait pas se mesurer en nombre de « G », car les portes numériques que l’on nous impose restent bien dérisoires lorsque la liberté individuelle et collective vient à manquer.

Le désarroi des artisans du « tout numérique » n’égale probablement pas celui des grands officiers des politiques d’austérité, bien en peine de reconstituer leurs équilibres économiques et budgétaires après que l’événement imprévu a tout bousculé.

Je « n’accuse pas », mais j’affirme que ces petits gestes et complicités entre membres du corps judiciaire me manquent, même si nous les retrouverons, probablement différents et encore plus marqués par la dématérialisation encouragée par les « politiques modernes ». Je ne rougis pas de cette faiblesse de préférer l’échange des mots et des intonations, ces pantomimes que l’ordinateur neutralise et aseptise.

J’affirme que même les échanges les plus fermes au nom de la défense face aux juges, parfois entre confrères, me manquent aussi, parce qu’ils sont la marque du débat contradictoire et qu’en définitive, nous sommes tous liés par un même destin, que sans être un jeu, tout cela participe à nous intégrer dans une communauté de combats, de passions et d’idéaux.

J’affirme que le confinement me déplaît, non pas par ce qu’il me distancie de la société de consommation, mais par ce qu’il me prive du terrain dans lequel tout animal social finit par se mouvoir, et qu’il m’éloigne de personnes en grande difficulté pour lesquelles le besoin primaire ne se réduit pas seulement à éviter le covid-19.

Finalement, la pensée d’un confiné est encore la seule liberté qu’il lui reste, celle qui peut tomber dans une morosité contenue à condition de ne pas s’y noyer. Une pensée dirigée vers ces âmes qui nous quittent et nous rappellent l’impermanence des situations que nous vivons, la précarité de l’instant à l’heure où le repli sur soi voudrait nous commander. C’est aussi au nom et en la mémoire de tous ceux qui risquent, ou ont déjà perdu, leur vie pour endiguer ce fléau sanitaire que nous goûterons chaque instant vécu en société une fois le confinement arrivé à son terme. Les mille pas que nous aurons parcourus n’auront pas été perdus.