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Le droit en débats

Les poursuites contre Vincent Nioré ou l’art de se faire un procès à soi-même

Par Jean-Marc Delas le 25 Juin 2020

« J’en ai assez de nettoyer l’urine », « j’en ai marre des salissures des juges d’instruction », « c’est dégueulasse ce que vous faites à une avocate, cinq ans de barre ».

« Vous êtes l’émissaire de la procureure générale » et « je l’annonce, nous allons lever tout le barreau pénal contre vous et la procureure générale. La procureure générale a décidé d’attaquer l’ensemble des avocats pénalistes, mais elle va nous trouver sur son chemin ».

Voilà les propos tenus par Vincent Nioré le 18 avril 2019 à l’égard des juges Tournaire et Buresi, présents, lors d’une audience devant le juge des libertés et de la détention.

Ils lui valent d’être poursuivis à l’initiative… de la procureure générale devant le conseil de l’Ordre de Paris.

Procureure générale v. Nioré : pour ceux qui ne les connaissent pas bien, une rapide présentation du poursuivant et du poursuivi n’est pas inutile.

Vincent Nioré, avocat aguerri et reconnu par ses pairs, exerce depuis une dizaine d’années, avec un engagement sans faille au service de la défense du secret professionnel, la mission difficile, exigeante et ingrate de représenter le bâtonnier lorsque le domicile ou le cabinet d’un avocat, souvent les deux, font l’objet d’une perquisition.

Le procureur général, lui, est un opposant singulier de l’avocat : toujours installé sur un piédestal : on ne sait jamais si, magistrat, il est là pour aider la cour à dire le droit ou si, magistrat, avec l’autorité qui s’y attache, mais contradicteur comme un autre il est là pour sauver à tout prix une procédure irrégulière ou une accusation fragile.

Un avocat est-il libre de tout dire quand il défend ?

La question est aussi vieille que la démocratie à Athènes ou la justice à Rome. Chacun connaît la réponse : oui.

L’immunité de la parole judiciaire y existait déjà et l’article 41, alinéa 4, de la loi du 29 juillet 1881 n’a fait que l’introduire dans le droit positif moderne dans des termes clairs :

« Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours ou les écrits produits devant les tribunaux ».

Inutile de préciser qu’il s’agit d’un principe d’ordre public : sans lui, pas de vraie défense et pas de procès équitable.

Il n’y a qu’un malheur, aurait dit Floriot : le 16 décembre 2003, la Cour de cassation a jugé, et elle le confirme depuis, que l’immunité de la parole judiciaire couvrait bien pour un avocat des actions en diffamation, outrage ou injure… mais pas, autonomie des procédures pénale et disciplinaire oblige, les poursuites disciplinaires.

En d’autres termes, vous êtes libre de dire ce que vous voulez… mais pas trop quand même.

C’est en cet état, pas rassurant pour lui, d’une jurisprudence surprenante (il est difficile d’aller plus loin contre le texte et contre son esprit) que se présentera le 25 juin Vincent Nioré devant les juges.

Le propos n’est évidemment pas de le défendre, il n’en a pas besoin et le fera très bien lui-même.

Il est de partager deux ou trois réflexions, dont il n’y a aucune raison de penser qu’elles seraient davantage celles d’un avocat que celles d’un magistrat, l’un étant aussi attaché à l’exercice d’une parole libre que l’autre est, normalement, extrêmement attentif à la protéger : il sait que sinon il n’y a pas de bonne justice : c’est lui le garant des libertés.

Commençons par le plus simple et qui ne devrait pas faire débat : le juge des libertés et de la détention est une juridiction et le représentant du bâtonnier qui s’exprime devant lui bénéficie de l’immunité de l’article 41.

Passons ensuite sur « j’en ai assez de nettoyer l’urine… » qui n’est ni une image ni une figure de style mais correspond, d’après ce que l’on en sait, à la situation de fait à laquelle s’est trouvé confronté Vincent Nioré quand le mari épileptique de l’avocat dont le domicile était perquisitionné tôt le matin n’a pas pu se contenir.

Venons-en à ce qui nous intéresse davantage : « J’en ai marre des salissures des juges d’instruction », « C’est dégueulasse ce que vous faites à une avocate, cinq ans de barre », « Vous êtes l’émissaire de la procureure générale ».

C’est une appréciation, exprimée sans détour, sur ce que pense le représentant du bâtonnier de Paris des méthodes de certains juges d’instruction et de leur indépendance vis-à-vis du parquet avec qui ils partagent, presque toujours, la même formation, et très souvent la même culture, la même sensibilité dans un entre-soi qu’il est difficile de ne pas observer.

Et quand, habitué, on mène, sur le terrain ou dans les prétoires, un combat sur un sujet aussi sensible et autant de nature à exacerber les tensions que la défense du secret professionnel, ne pas dire aux juges d’instruction qui sont face à vous ce que l’on pense de leurs pratiques ou de leur conception parfois très particulière de la procédure pénale, devient impossible.

Rien de neuf : c’est le cœur du débat devant le juge des libertés et de la détention.

Et quand des magistrats instructeurs qui sont devant vous justifient, à vos yeux, la réputation qu’ils se sont construite, et que vous avez le sentiment, à tort ou à raison, mais vous l’avez ce sentiment, que l’humanité n’est pas leur préoccupation première, les mots qui viennent à l’esprit sont rudes.

Bref tout cela est d’une grande banalité.

Ce qui l’est moins, c’est de voir la procureure générale trouver opportun d’engager des poursuites pour si peu.

L’histoire judiciaire est faite d’emportements, de véhémence, d’insolence et de bons mots, parfois outrageants, le beau rôle n’étant pas réservé aux avocats.

Ils sont rapportés avec bonheur pour les uns et les autres, parce qu’ils sont la vie.

Ainsi Jean-Louis Tixier-Vignancour qui, en son temps, dit de celui qui en occupe le siège devant la cour d’assises : « Monsieur l’avocat général est un con » : le président suspend l’audience et assure que s’il retire ses propos, l’incident sera oublié.

De retour à l’audience, Jean-Louis Tixier-Vignancour se lève : « Monsieur le Président, monsieur l’avocat général est un con » puis, après un long instant, précise : « je le retire ».

Il n’a pas été poursuivi sans doute parce que, avec une sagesse qu’il faut louer, le procureur général voulait éviter le syndrome, bien connu des juges, du procès en diffamation : c’est un procès qu’on se fait à soi-même.

Autres temps, autres mœurs, autre choix.

Celui qui est fait aujourd’hui en dit long sur l’action du temps et on peut au moins avoir une certitude : si le but recherché est d’attiser encore les tensions entre ceux qui concourent à la vie judiciaire, nul ne doute qu’il sera atteint.

Ces poursuites, à moins que leur objet soit d’essayer d’affaiblir un combattant des droits de la défense, ou les avocats en général, ou encore de régler des comptes, étaient-elles nécessaires ? Évidemment non.

Et il était difficile, semble-t-il, de trouver, même avec le vent portant de la Cour de cassation, un aussi mauvais procès.

Si l’avocat doit respecter les principes de modération, de délicatesse et de courtoisie, sa mission est d’abord, et avant tout, d’assurer la défense des intérêts qu’on lui confie.

Et quand Vincent Nioré dit aux juges qui sont face à lui ce qu’il pense, sincèrement, et on peut aisément l’imaginer, faits et expérience à l’appui, il est dans son rôle.

Avocat, il a la maîtrise du verbe et ce serait une insulte à l’intelligence que de penser son propos gratuit.

Et si ce qui lui est reproché n’était pas une indélicatesse, ou une absence de modération, mais le cœur du débat ?

Voilà cependant où nous en sommes.

Bien sûr l’avocat peut tout dire… mais le juge ordinal, avec la perspective, comment ne pas le voir, de la cour d’appel et de ses bons juges, eux, contrôle tout : le volume sonore de l’intervention (il ne doit pas être trop élevé), le degré de l’impertinence (elle doit rester dans la mesure) et la maîtrise de la révolte (de préférence totale) que peut susciter le comportement d’un juge.

On sait bien qu’à l’heure où un ministre de la République affirme que l’émotion doit primer sur le droit, tout est possible, mais tout de même…

Et si le mauvais procès, fait pour de mauvaises raisons, devenait, à contresens de ce qu’en espère celle qui le veut, un bon ?

Et s’il était l’occasion pour la cour d’appel, quand elle sera immanquablement saisie, de dire que la norme constitutionnelle de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et conventionnelle de l’article 10 de la Convention européenne, impose que la restriction à la liberté de parole de l’avocat soit « strictement prévue par la loi ».

Le fleuve, celui des arrêts de cassation qui dénaturent la loi de 1881, en permettant de réprimer sur le plan disciplinaire ce qui ne peut l’être sur le plan pénal, rentrerait dans son lit.

« Tout ça pour ça », avait dit Claude Lelouch. Mais ce sera(it) déjà beaucoup.