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Le droit en débats

Proposition de loi « visant à sortir la France du piège du narcotrafic » : une grave mise en cause de l’État de droit et du rôle de l’avocat

Par Lisa Giraud et Flora Mainardi le 13 Janvier 2025

Les déclarations récentes de l’ex-juge antiterroriste Marc Trévidic, dénonçant « un véritable abus » et l’« usage dévoyé de la loi » du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, ont eu le mérite de rappeler une évidence : la plus grande vigilance devrait être de mise lorsqu’il s’agit de venir restreindre les droits et libertés, y compris dans le cadre de la lutte contre les agissements les plus graves.

Faisant largement consensus au sein de l’opinion publique, la lutte contre le narcotrafic est, à rebours de cette évidence, devenue au même titre que la lutte contre le terrorisme l’un des terrains d’expérimentation de restrictions toujours plus importantes des droits et libertés.

La proposition de loi transpartisane rectificative « visant à sortir la France du piège du narcotrafic » (issue des travaux de la commission d’enquête « sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier » créée le 8 nov. 2023 et ayant donné lieu à la publication d’un rapport le 14 mai 2024), déposée le 12 juillet 2024 au Sénat, s’inscrit dans cette logique avec l’introduction dans le code de procédure pénale de dispositions particulièrement attentatoires aux droits de la défense.

Les articles 16, 20 et 23 en sont des exemples particulièrement révélateurs.

Article 16 : un « dossier coffre » pour « préserver » les techniques spéciales d’enquête du contradictoire

Selon le nouvel article 706-104 du code de procédure pénale, le juge des libertés et de la détention pourrait, par ordonnance motivée, autoriser les enquêteurs à ne faire « (…) mention ni des caractéristiques du fonctionnement desdites techniques, ni des méthodes d’exécution de celles-ci, ni des modalités de leur installation et de leur retrait » « [l]orsque la divulgation des informations relatives à la date, l’horaire ou le lieu de la mise en œuvre des techniques spéciales d’enquête mentionnées aux sections 5 et 6 du présent chapitre est de nature soit à mettre en danger la sécurité d’agents infiltrés, de collaborateurs de justice, de témoins protégés au titre des articles 706-57 et 706-58 ou de leurs proches, soit à porter une atteinte grave et irrémédiable à la possibilité de déployer à l’avenir les mêmes techniques » (Proposition de loi, art. 16).

Techniques spéciales d’enquête (TSE) visées

Sont visées les techniques suivantes :

  • à la section 5, « l’accès à distance aux correspondances stockées par la voie des communications électroniques accessibles au moyen d’un identifiant informatique » (C. pr. pén., art. 706-95 à 706-95-3), autrement dit les « écoutes » (C. pr. pén., art. 706-95) et le recueil de messageries électroniques (C. pr. pén., art. 706-95-1 et 706-95-2) ;
  • à la section 6, les « autres techniques spéciales d’enquête » (C. pr. pén., art. 706-95-11 à 706-102-5), lesquelles comprennent le « recueil des données techniques de connexion et des interceptions de correspondances émises par la voie des communications électroniques » ou IMSI-catcher (C. pr. pén., art. 706-95-20), les « sonorisations et [l]es fixations d’images de certains lieux ou véhicules » (C. pr. pén., art. 706-96 à 706-98) et « la captation des données informatiques » ou keyloggers (C. pr. pén., art. 706-102-1 à 706-102-5).

À ce titre, les sénateurs rapporteurs ne peuvent se faire les porte-voix de l’ensemble des « magistrats et [d]es enquêteurs entendus par la commission d’enquête » lesquels « [auraient] fait part de leur intérêt pour la création d’un [tel] dossier dit « coffre » » (Rapport, t. I, p. 428) alors que la mesure est contestée y compris au sein de ces professions. « [E]n démocratie, on ne peut pas masquer la manière dont on a enquêté » (Rapport, t. II, p. 332). « [L]a dissimulation de données objectives et nécessaires à l’exercice des droits de la défense serait problématique, quels que soient les enjeux et la gravité des faits reprochés aux individus » (Rapport, t. II, p. 740). Paroles d’avocats ? Non, ce sont des extraits des auditions de M. Jean-Marc Luca, contrôleur général et directeur interdépartemental de la police de l’Essonne, et de Monsieur François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation.

Informations concernées

Seraient visées, au premier alinéa du nouvel article 706-104 du code de procédure pénale, les « caractéristiques du fonctionnement desdites techniques », les « méthodes d’exécution de celles-ci » et les « modalités de leur installation et leur retrait ». Le conditionnel, en effet, s’impose alors que les informations dont la divulgation devrait être empêchée sont pourtant, en vertu du même texte, celles « relatives à la date, l’horaire ou le lieu de la mise en œuvre des techniques spéciales d’enquête » lesquelles ne relèvent que des modalités d’installation et de retrait.

Par ailleurs, on peine à comprendre ce qui relèverait des « caractéristiques d[e] fonctionnement » ou encore des « méthodes d’exécution ». S’il s’agit pour les enquêteurs de dire comment fonctionne un micro ou encore où et comment il a été posé, ces précisions échappent en réalité d’ores et déjà au contradictoire.

Restent les « modalités d’installation et de retrait », dont le contenu est plus facile à appréhender puisqu’il s’agit vraisemblablement des informations relatives à la date, l’horaire et le lieu de la mise en œuvre.

Quant aux autorisations motivant la nécessité et la proportionnalité de la mesure, le doute subsiste. Si elles ne semblent visées au titre ni des caractéristiques de fonctionnement, ni des méthodes d’exécution, ni des modalités d’installation et de retrait, le texte prévoit que « les procès-verbaux dressés par les officiers de police judiciaire (…) doivent cependant comporter, à peine de nullité, toute indication permettant d’identifier les personnes visées par ladite technique et la période de son déploiement ainsi que d’apprécier le respect des principes de proportionnalité et de subsidiarité » (Proposition de loi, art. 16). Doit-on en déduire, alors que ces autorisations contiennent déjà ces indications, que ces procès-verbaux ont vocation à les remplacer ?

Justifications alléguées

Le recours au « dossier coffre » serait autorisé lorsque la divulgation de ces informations « est de nature soit à mettre en danger la sécurité d’agents infiltrés, de collaborateurs de justice, de témoins protégés au titre des articles 706-57 et 706-58 ou de leurs proches, soit à porter une atteinte grave et irrémédiable à la possibilité de déployer à l’avenir les mêmes techniques. » (Proposition de loi, art. 16).

S’agissant des enjeux de sécurité soulevés par la proposition de loi, les dispositions du code de procédure pénale y répondent déjà, notamment en protégeant l’anonymat des agents infiltrés (C. pr. pén., art. 706-84), des collaborateurs de justice (C. pr. pén., art. 706-63-1), des témoins protégés (C. pr. pén., art. 706-58) et plus généralement des officiers de police judiciaire (C. pr. pén., art. 15-4), sans préjudice des autres garanties prévues par ces textes et des améliorations pouvant y être apportées.

S’agissant de la protection des techniques d’enquête, les méthodes concernées sont déjà bien connues, en particulier du « haut du spectre », dont les agissements sont ceux que la proposition de loi vise en principe à prévenir.

Dans un cas comme dans l’autre, la procédure du « dossier coffre » démontre d’autant moins son utilité que les informations jugées sensibles sont toujours divulguées bien après la fin des opérations mises en place.

Garanties proposées. Les avocats auraient tort de s’inquiéter, voire d’être sur la défensive (Rapport, t. II, p. 661), car « [l]oin de priver de ses droits la personne mise en cause, ce dossier serait placé sous le contrôle systématique de magistrats et son contenu ne pourrait pas être utilisé comme preuve au cours du procès, garantissant le plein respect de l’égalité des armes et du principe du contradictoire » (Proposition de loi, exposé des motifs).

Dire au deuxième alinéa de l’article 706-104 que « [l]es éléments qui y figurent ne constituent pas une preuve au sens du présent code et ne sont pas susceptibles d’être débattus au cours du jugement » (Proposition de loi, art. 16) relève au pire de la mauvaise foi, au mieux d’une profonde méconnaissance de la matière. Présentée comme une « garantie », cette disposition serait en effet dépourvue de toute efficacité alors que ces éléments, relatifs aux informations techniques du dossier, ne sont, par définition et sauf exception, pas débattus au stade du jugement (C. pr. pén., art. 385). En tout état de cause, la preuve technique n’intéresse par nature que la défense qui aurait, par conséquent, au contraire des juges, intérêt à pouvoir en débattre lors du jugement…

Dire que « la chambre de l’instruction » « assure le contrôle » « de la mise en œuvre de la technique » ou encore que « [c]es documents sont accessibles à tout moment, au cours de l’enquête ou de l’instruction, au procureur de la République ou au juge d’instruction ainsi qu’aux officiers de police judiciaire requis ou commis par celui-ci » (Proposition de loi, art. 16), c’est, cette fois, faire preuve de naïveté. Combien de requêtes en nullité sont formées par les magistrats instructeurs ou par le parquet ? On peut regretter que les auteurs de la proposition de loi n’aient pas cru utile de poser la question (Rapport, t. II, p. 660) à ces derniers mais, en réalité, la réponse est déjà connue de tous : très peu. Ils sont pourtant, avant les parties, les premiers garants de la régularité de la procédure (C. pr. pén., art. 173). Ils en ont donc le pouvoir, ils en sont bien sûr capables, mais ce n’est tout simplement pas dans leur culture.

Enfin, la procédure du « dossier coffre » aurait le mérite « d’une part, de pas (sic) être totalement inconnue de l’ordre juridique français et, d’autre part, d’être théoriquement compatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a déjà eu à se prononcer sur la conventionalité d’un dispositif similaire prévu par le droit pénal belge » (Rapport, t. I, p. 428).

Il est dans un premier temps fait référence aux procédures relatives à la protection des témoins (C. pr. pén., art. 706-57 à 706-63) et au contentieux des décisions administratives fondées sur des motifs en lien avec la prévention d’actes de terrorisme (CJA, art. L. 773-9 à L. 773-11), procédures incomparables tant compte tenu de leur champ d’application que des objectifs poursuivis.

Surtout, il est faux, dans un second temps, d’affirmer qu’un dispositif similaire aurait été validé par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH 23 mai 2017, Van Wesenbeeck c/ Belgique, nos 67496/10 et 52936/12). Rappelons d’abord que le dispositif prévu par la loi belge est limité à trois méthodes, exclusives des TSE beaucoup plus intrusives concernées par le « dossier coffre » français. Dans ce contexte, la Cour ne s’est prononcée que s’agissant de l’une de ces méthodes, l’observation systématique (destinée à surveiller des personnes de manière discrète), et ne l’a jugée conforme qu’au regard de prévisions bien plus strictes, qu’il s’agisse des informations susceptibles d’échapper au contradictoire comme des garanties entourant la mesure (pour plus de détails, v. le rapport du CNB, p. 16).

La comparaison opportunément trompeuse des dispositifs belge et français ne sert qu’un objectif : faire croire que la procédure du « dossier coffre » ne serait pas nouvelle et même communément admise pour mieux faire passer l’atteinte majeure qu’elle représente pour les droits et libertés.

Dans ces conditions, comment ne pas être sur la défensive et voir autre chose que la mise en cause du rôle de la défense et la volonté de l’empêcher de contrôler la légalité des méthodes employées ? Comment ne pas s’inquiéter d’une telle atteinte portée au caractère équitable et contradictoire de la procédure pénale ?

Article 20 : pas de nullité « en cas de manœuvre ou de négligence »

Dans la même veine, l’article 20 de la proposition de loi « vient préciser le régime des nullités pour éviter la « guérilla juridique » déloyale menée par certains narcotrafiquants du « haut du spectre » » (Proposition de loi, exposé des motifs) : il ne pourrait y avoir « nullité » (C. pr. pén., art. 171, 206 et 385) ou « violation » (C. pr. pén., art. 591) si celle-ci résulte « d’une manœuvre ou d’une négligence de la personne mise en cause » (Proposition de loi, art. 20).

Cette solution permettrait « non seulement d’éviter les remises en liberté suscitées par des vices de procédure eux-mêmes délibérément provoqués par l’emploi de stratagèmes dolosifs, mais aussi d’accélérer le traitement des dossiers de narcotrafic en réduisant le recours à des procédés purement dilatoires, étant rappelé que les juridictions pénales sont aujourd’hui trop engorgées pour en assurer l’examen dans des délais normaux » (Proposition de loi, exposé des motifs).

Pas un exemple d’annulation « délibérément provoqué[e] par l’emploi de stratagèmes dolosifs » ou rendue possible par « le recours à des procédés purement dilatoires » n’est cité par les sénateurs rapporteurs. Seule une hypothèse, sans rapport avec le régime des nullités, est évoquée : la demande de mise en liberté présentée « de manière dolosive, en toute fin d’un document qui ne porte pas ce titre ou qui semble concerner un autre point du dossier » (Rapport, t. I, p. 237), demande jugée de toute façon irrecevable depuis 2013 (et non 2023 comme l’indique le rapport ; Crim. 23 janv. 2013, n° 12-86.986, Proc. gén. CA Rennes, D. 2013. 308 ; Just. & cass. 2014. 215, rapp. B. Le Corroller ; ibid. 215, avis C. Mathon ; AJ pénal 2013. 224, obs. L. Belfanti ; RSC 2013. 395, obs. D. Boccon-Gibod ).

L’emploi de manœuvres dilatoires ne prospère pas davantage en matière de nullités, les juridictions distinguant ce qui relève d’un manquement de l’institution judiciaire de ce qui n’en relève pas (Crim. 15 déc. 2015, n° 15-85.675, Dalloz actualité, 19 janv. 2016, obs. L. Priou-Alibert).

Quant à l’affirmation selon laquelle cette solution « s’inspir[erait] de la jurisprudence du Conseil constitutionnel » (Proposition de loi, exposé des motifs), on serait tenté d’y voir une nouvelle manœuvre des sénateurs rapporteurs pour légitimer leur proposition alors que le Conseil constitutionnel a considéré uniquement que l’exception faite à la purge des nullités en cas de défaut d’information ne pouvait s’appliquer en cas de manœuvre ou de négligence (Cons. const. 23 avr. 2021, n° 2021-900 QPC, Dalloz actualité, 4 mai 2021, obs. D. Goetz ; D. 2021. 801 ).

Ainsi, comment justifier la nécessité d’une telle proposition, ce d’autant que celle-ci a vocation à prévenir, à en croire les sénateurs rapporteurs eux-mêmes, l’emploi de stratagèmes seulement par une minorité d’avocats (Rapport, t. I, p. 29) ?

En réalité, cette proposition traduit, là encore, sous couvert de formules martiales, la volonté de faire des avocats les bouc-émissaires des défaillances judiciaires quand ces derniers ne font rien d’autre qu’exercer les voies de droit légales existantes. Elle fait à ce titre tristement écho aux récentes déclarations de notre nouveau garde des Sceaux et ex-ministre de l’Intérieur au sujet des avocats dont « le travail (…) [serait] de travailler non pas à l’innocence de leurs clients mais d’emboliser la chambre de l’instruction, d’emboliser le processus judiciaire pour libérer de détention provisoire des personnes parce qu’on sait qu’elles ne seront plus ou pas jugées ».

Article 23 : « sécuriser » et allonger la détention provisoire des narcotrafiquants

Mesure d’éloignement des avocats

Nouvelle frappe ciblée contre les avocats : l’article 23 interdit aux avocats extérieurs au ressort de la juridiction compétente de déposer des demandes de mise en liberté (DML) en matière de crimes et de criminalité et délinquance organisées. La formulation d’une telle proposition paraît impensable, d’autant plus lorsqu’est en jeu la liberté individuelle. Pourtant, la volonté des sénateurs rapporteurs est claire puisqu’il s’agit de « sécuris[er] le traitement des demandes de remise en liberté » (Proposition de loi, exposé des motifs), ce qui revient à sous-entendre que l’avocat serait un danger pour la sécurité des procédures.

Rappelons que l’actuel article 148-6 du code de procédure pénale prévoit que la déclaration au greffier d’une DML peut être faite au greffe du tribunal ou au moyen d’une lettre recommandée avec demande d’avis de réception (LRAR) lorsque la personne ou son avocat ne réside pas dans le ressort de la juridiction compétente.

En creux, on comprend qu’il s’agit de « sécuriser » le traitement des DML déposées par les avocats extérieurs au moyen d’une LRAR, laquelle serait plus susceptible d’engendrer des erreurs ou des retards d’enregistrement que le dépôt d’une telle demande au greffe.

Si la postulation existe en matière civile, elle est en principe exclue en matière pénale, régie notamment par le libre choix de l’avocat, composante essentielle de l’État de droit.

Ainsi, permettre la postulation en matière de liberté s’agissant des infractions relevant de l’article 706-73 du code de procédure pénale y porterait une atteinte disproportionnée et non nécessaire, dans la mesure où l’avocat se trouverait empêché d’exercer sa fonction au détriment du droit des personnes détenues à être assistées du conseil qu’elles estiment le plus à même de les représenter, indépendamment de considérations géographiques.

Aucune exigence pratique ne justifie le recours à une telle mesure, sauf à dire que l’avocat serait responsable des dysfonctionnements de l’institution judiciaire dans l’enregistrement des DML adressées par LRAR.

Dans ce contexte, l’intention serait-elle d’exclure certains avocats « bien identifiés par les rédacteurs sous couvert de dispositions générales », comme le souligne le rapport du Conseil national des barreaux ? Ces dispositions marquent là encore la défiance des rédacteurs de la proposition de loi pour l’exercice de la défense pénale. Le mythe de l’avocat complice de son client transparaît entre les lignes du texte (l’art. 23 figurant d’ailleurs au sein de la section « Lutte contre la corruption liée au narcotrafic et contre la poursuite des trafics en prison ») et entache considérablement l’image de la profession d’avocat.

Enfin, la mesure introduit une différence de traitement entre certains détenus ayant les moyens de désigner plus d’un avocat pour contourner la règle et ceux, aux ressources plus modestes, qui ne peuvent pas se le permettre. Tant pis si l’objectif initial était d’affaiblir les commanditaires plutôt que les petites mains des trafics.

La logique sécuritaire est donc ici particulièrement préoccupante puisqu’elle s’applique au cœur de l’exercice des droits de la défense alors que la DML est l’un des seuls contre-pouvoirs pour contester une détention arbitraire ou injustifiée.

Alignement des délais de la détention provisoire en matière de délits et de crimes

L’article 23 prévoit d’harmoniser les délais de détention provisoire des personnes prévenues pour des délits relevant de l’article 706-73 du code de procédure pénale – initialement de deux ans et quatre mois – avec ceux applicables aux crimes, dont le délai maximal est de quatre ans.

Quel en serait l’intérêt ? La complexité inhérente aux dossiers de criminalité et de délinquance organisées suppose un délai d’instruction plus important, entraînant une clôture de l’information judiciaire plus lointaine que dans les dossiers de droit commun. Le « risque » est donc d’imposer aux magistrats de devoir faire usage des mesures de contraintes alternatives à la détention (contrôle judiciaire ou assignation à résidence sous surveillance électronique) avant la clôture du dossier et le renvoi devant une juridiction de jugement. Cette contrainte se heurte à la volonté quasi systématique des magistrats de vouloir voir comparaître les personnes prévenues encore détenues, excluant d’office ces autres mesures pourtant prévues par le législateur et même érigées en principe.

Pourtant, assimiler les délais applicables à des délits, fussent-ils graves, à ceux des crimes, revient à compromettre la logique de proportionnalité des mesures de sûreté au regard de la gravité de l’infraction reprochée et contribue à la banalisation de la détention provisoire. En effet, l’extension de sa durée aggrave une tendance préexistante et déjà extrêmement préoccupante au recours excessif à ce régime exceptionnel, systématiquement dénoncé dans les prétoires.

Report du délai de l’article 179 en cas de dépôt d’une requête en nullité

L’article 23 de la proposition de loi vient également modifier l’article 179 du code de procédure pénale qui fixe les délais de prolongation de la détention provisoire des personnes renvoyées devant une juridiction de jugement après instruction. En effet, le droit positif impose un délai de deux mois renouvelable deux fois – donc six mois – au tribunal correctionnel pour juger les prévenus, délai qui court à compter de l’ordonnance de renvoi rendue par le magistrat instructeur (ou de tout autre décision définitive en cas de recours). Si ce délai est atteint sans que le prévenu n’ait été jugé, il est immédiatement remis en liberté.

La proposition vient suspendre ce délai lorsqu’une requête en annulation est encore pendante au moment du renvoi devant un tribunal, et ce jusqu’à ce qu’une décision définitive tranche sur cette question.

Rappelons que la chambre de l’instruction et la Cour de cassation sont tenues par des délais pour statuer sur une requête à fin d’annulation (C. pr. pén., art. 194 et 571), délais qui ne sont en réalité pas sanctionnés et qui, par conséquent, sont très peu respectés.

Subordonner le point de départ du délai de prolongation de la détention provisoire d’une personne détenue à une décision qui n’est encadrée par aucun délai contraignant reviendrait à subordonner la liberté d’une personne à des facteurs extérieurs à sa détention. Cette proposition se heurte au principe de sécurité juridique puisque l’incertitude fait grief à la personne détenue qui se voit alors maintenue en détention sans échéance.

De telles mesures remettent en cause la légitimité de ces règles et traduisent la volonté de contraindre la défense à devoir choisir entre faire usage du droit de contester la légalité des actes de l’enquête (et donc des éléments de preuve qui peuvent conduire à une condamnation) ou la liberté.

En définitive, les articles 16, 20 et 23 de la proposition de loi « visant à sortir la France du piège du narcotrafic » compromettent les fondements mêmes de l’État de droit et de la démocratie. Si la lutte contre le narcotrafic est légitime, ces mesures s’inscrivent dans la dynamique inquiétante de fragilisation des garanties procédurales, déjà amorcée par la chambre criminelle de la Cour de cassation avec la généralisation du grief en matière de nullités. Empêcher les justiciables et leurs conseils de critiquer la manière de faire la preuve, tel est l’objectif recherché.

Pourtant, les rédacteurs de la proposition se trompent de cible alors que le code de procédure pénale protège le fonctionnement de l’État de droit plus qu’il ne l’empêche.

La proposition de loi est actuellement examinée en première lecture au Sénat dans l’attente de son examen en commission des lois, puis du vote du texte par les sénateurs.