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Le droit en débats

Traitement fiscal et social des rémunérations versées aux mannequins : la guerre des droits va avoir lieu

La France, vitrine mondiale de la mode et du luxe, pourrait-elle devenir un terrain hostile pour les mannequins – notamment étrangers – et pour l’ensemble de la filière créative qui gravite autour d’eux ? C’est la question que soulève Fabrice Lorvo, avocat associé chez FPTA, dans cette tribune consacrée au traitement fiscal et social des rémunérations versées aux mannequins. 

Par Fabrice Lorvo le 12 Juin 2025

Cette guerre est menée à l’initiative du fisc et de l’URSSAF, qui ont joint leurs forces pour tenter de soumettre à imposition en France les droits d’exploitation de l’image des mannequins notamment étrangers, en prétendant les requalifier en salaire pour pouvoir d’une part les taxer en France et d’autre part les assujettir aux cotisations sociales. Or cet assujettissement est basé sur un « hold-up juridique » qui, s’il prospère, va être, à court terme, délétère pour l’industrie du luxe français.

On rappellera qu’un mannequin perçoit deux types de rémunérations (v. BOFIP) : 

  • des salaires qui sont des revenus du travail (soumis à cotisations sociales) ;
  • des redevances qui sont des revenus du patrimoine (BNC, non soumis à cotisations sociales).

Pour qu’une rémunération puisse être qualifiée de redevance (non soumise à cotisations sociales), trois conditions cumulatives doivent être remplies (C. trav., art. L. 7123-6 ; Circ. n° DSS/5B/2012/161 du 20 avr. 2012 relative au régime social des redevances et avances sur redevances) :

  1. la présence physique du mannequin n’est pas requise pour exploiter l’enregistrement de sa présentation ;   
  2. la redevance n’est pas déterminée en fonction du salaire reçu pour la production de la présentation du mannequin ;
  3. la redevance est fonction du produit de la vente ou de l’exploitation de l’enregistrement. C’est cette condition qui est, de nouveau détournée.

Ces trois conditions légales existent depuis une loi votée en 1969 (Loi n° 69-1186 du 26 déc. 1969, art. 2). L’ironie de l’histoire est que ces conditions légales avaient déjà été fixées en 1969 pour mettre fin aux tentatives de la sécurité sociale de requalifier les redevances en salaire (pour ne pas être considérée comme salaire, la rémunération doit être versée dans des circonstances fixées initialement par une loi n° 69-1186 du 26 déc. 1969 qui avait pour but de mettre un terme aux litiges qu’avait suscité une tendance jurisprudentielle qui soumettait les royalties aux cotisations sociales par application des termes très généraux de l’art. L. 120 CSS).

Comment expliquer qu’après plusieurs décennies d’accalmie, les velléités de l’URSSAF et du fisc aient subitement repris ? Serait-ce parce que la loi aurait de nouveau changé ? Non, les conditions légales n’ont pas changé depuis 1969, en dépit de certaines évolutions dudit article (L’art. 2 de la loi de 1969 est devenu, en nov. 1973, l’art. 763-2 c. trav. qui a été modifié par la loi du 12 juill. 1990 puis par la loi du 1er mai 2008 et renommé pour devenir l’art. L. 7123-6 c. trav.). L’explication réside dans une décision rendue par la Cour de cassation en 2009, qui a été dénaturée devant les juridictions de l’ordre administratif.

Il convient d’examiner successivement les conditions posées par la loi, la précision apportée par la Cour de cassation en 2009 et la dénaturation opérée par le fisc et l’URSSAF.

Sur la condition n° 3 permettant d’éviter la requalification des droits d’exploitation en salaire

Cette condition n° 3 (C. trav., art. L. 7123-6) vise deux assiettes de rémunération complètement différentes :

  • soit la rémunération est fonction du produit de la vente

Le terme « fonction du produit de la vente » signifie que la rémunération du mannequin dépendra du total des ventes consécutives à l’utilisation de l’image de mannequin pour faire la promotion des activités de l’annonceur.

À titre d’exemple, un mannequin fait la promotion d’un parfum. Sa rémunération peut être calculée en fonction du nombre de parfums vendus pendant la période d’exploitation de son image à cette fin. Cette assiette de rémunération n’est que très rarement utilisée par les annonceurs.

  • soit la rémunération est fonction de l’exploitation de l’enregistrement.

Le terme « fonction de l’exploitation de l’enregistrement » signifie que la rémunération du mannequin dépendra des modalités d’utilisation de son image.

À titre d’exemple, un mannequin fait la promotion d’un parfum. Sa rémunération va être calculée en fonction de la durée d’exploitation, des territoires d’exploitation, et des supports d’exploitation de son image. Cette assiette de rémunération est utilisée par les annonceurs de manière quasi systématique.

L’apport de la Cour de cassation sur cette condition n° 3 

Dans un arrêt du 9 juillet 2009 (Civ. 2e, 9 juill. 2009, n° 08-18.794 P, D. 2010. 342 et les obs. , ci-après désigné « l’arrêt de 2009 »), la Cour de cassation a jugé :

« Mais attendu que l’arrêt relève que le contrat de juillet 1998 fixe pour les redevances des montants forfaitaires sans que soit précisée l’importance de l’utilisation des enregistrements et retient que les rémunérations perçues par un mannequin à l’occasion de l’exploitation des enregistrements qui ont été faits de son interprétation sont des redevances si, notamment, leur montant est fonction du seul produit aléatoire de la vente ou de l’exploitation de l’enregistrement de la prestation de l’intéressé et que l’exigence de cet aléa économique comme une des conditions d’exclusion de l’assiette des cotisations a pour corollaire une perception différée des rémunérations et s’oppose à tout mécanisme de fixation forfaitaire de celles-ci ».

La Cour de cassation pose donc incontestablement un critère de principe (vérification de l’exigence de l’aléa économique) basé sur l’interprétation d’un contrat de juillet 1998, qui stipulait notamment :

  • « En contrepartie du droit d’exploiter l’image … il sera versé … un montant annuel forfaitaire » ;
  • « Le montant annuel forfaitaire sera payé sans que cela crée pour X l’obligation « d’exploiter l’image » ». En conséquence, les sommes devaient être payées que l’image soit utilisée ou pas ;
  • « Le premier versement étant effectué à la date de signature du contrat ». En conséquence, une partie du paiement était faite avant l’exploitation des droits.

La Cour de cassation a donc jugé qu’il ne suffit pas que la rémunération soit fonction de l’exploitation de l’enregistrement (durée, territoires, supports) pour être qualifiée de redevance, il faut aussi que la rémunération soit soumise à un aléa économique. En conséquence :

  • l’aléa économique est une des conditions d’exclusion de l’assiette des cotisations ;
  • l’aléa économique a pour corollaire une perception différée des rémunérations (cep., un arrêt de cour d’appel de 2017 relativisera cette condition, Paris, pôle 6 - ch. 12, 9 févr. 2017, n° 13/11828) ;
  • l’aléa économique s’oppose à tout mécanisme de fixation forfaitaire de celles-ci.

La Cour de cassation a conclu que dans le contrat de 1998, il n’y avait plus d’aléa économique dès lors que :

  • l’annonceur était l’employeur du mannequin (en direct) ;
  • le montant à payer était qualifié par le contrat de montant annuel forfaitaire ;
  • le montant annuel forfaitaire à payer n’était pas fonction de l’exploitation puisqu’il était payable même si l’image n’était pas utilisée ;
  • l’importance de l’utilisation de l’enregistrement n’était pas précisée puisque la cession était faite même si l’image n’était pas utilisée ;
  • le montant annuel forfaitaire commençait à être payé avant l’exploitation de l’image.

C’est donc de manière parfaitement légitime que la Cour de cassation a rappelé que la troisième condition n’était pas une condition de pure forme et que la rémunération devait être réellement fonction de l’exploitation de l’enregistrement. Or, en l’espèce, la rédaction du contrat de 1998 ne le permettait pas.

Malheureusement, cette clarification cohérente basée sur un cas d’espèce faite par l’ordre judiciaire va être dénaturée par le fisc et l’URSSAF devant les juridictions administratives.

La dénaturation de l’arrêt de 2009 devant les juridictions administratives

Alors que l’arrêt de 2009 fait référence à un mécanisme forfaitaire, le fisc et l’URSSAF croient pouvoir requalifier les droits en salaire lorsque les montants prévus sont qualifiés de « forfait ».

1) Le terme « forfait » n’a jamais été utilisé dans les textes que ce soit dans les travaux parlementaires de 1969, dans l’article L. 7123-6 du code du travail, dans la circulaire précitée de 2012 ou dans le BOFIP ; de plus, dans l’arrêt de 2009, la Cour de cassation fait uniquement référence à un « mécanisme de fixation forfaitaire » (puisque la rémunération était due que l’image soit exploitée ou pas).

2) Le terme « forfait » est polysémique (TLFi, Forfait ) : c’est d’abord une faute grave (« commettre un forfait »), c’est aussi une inexécution (« déclarer forfait »), c’est encore une somme indifférente à l’exécution, et c’est enfin une somme, en cas d’exécution qui est indifférente à la quantité de l’utilisation.

Ce sont ces deux derniers sens (« somme indifférente à l’exécution » et « somme, en cas d’utilisation, indifférente à la quantité de l’utilisation ») qui nous intéressent en l’espèce.

3) La migration indue du mécanisme forfaitaire vers le forfait

Dans l’arrêt de 2009, la Cour de cassation a eu à juger d’un contrat qui prévoyait que les droits étaient dus que l’image soit utilisée ou pas. Le payement de la somme était donc indifférent à l’exploitation de l‘image. Ce mécanisme forfaitaire supprimait donc l’aléa de l’exploitation.

Cependant, la Cour de cassation n’a jamais dit qu’en cas d’exploitation de l’image mais faute de quantité d’exploitation mentionnée dans le contrat, il s’agirait d’un forfait qui supprimerait l’aléa économique…

L’aléa économique de l’exploitation est caractérisé par la détermination, dans le contrat, des conditions d’usage de l’image du mannequin (Convention collective CCN 3552, annexe V, art. 3.5), à savoir :

  1. le caractère national ou international de la campagne ;
  2. les territoires ou zones géographiques d’exploitation de l’enregistrement ;
  3. les modes d’exploitation et media concernés ;
  4. la durée d’exploitation à partir de la première utilisation de l’enregistrement du mannequin.

En conséquence, les quantités des modes d’exploitation ne sont pas un critère pertinent pour caractériser l’existence de l’aléa économique. L’absence de mention desdites quantités ne supprime donc pas l’aléa économique.

De plus, en pratique, les quantités ne peuvent pas servir de critères de fixation de la rémunération. En effet, les conditions d’usage doivent être impérativement fixées avant l’enregistrement de la prestation (et donc avant l’exploitation de l’image), condition pénalement sanctionnée pour les agences de mannequins (C. trav., art. L. 7123-5, R. 7123-1-6 et L. 7123-25). Or, les quantités ne sont pas connues avant l’exploitation de l’image car elles sont de nature à varier en fonction du succès de la campagne publicitaire. Enfin, comme l’a rappelé une cour d’appel (Paris, pôle 6 - ch. 12, 9 févr. 2017, n° 13/11828), il apparaît sinon impossible au moins très difficile de comptabiliser les quantités réellement utilisées.

En se référant à un « forfait-quantité » (en cas d’exploitation de l’image mais sans mention des quantités pour les supports), au lieu d’un « forfait-exploitation » (en cas de payement même en cas de non exploitation de l’image), c’est un détournement du sens de l’arrêt de 2009 qui est soutenu par le fisc et l’URSSAF et malheureusement validé par certains tribunaux et cours de l’ordre administratif.

Une telle démarche, insatisfaisante au niveau juridique, est aussi délétère d’un point de vue économique car elle conduit notamment à imposer en France des mannequins étrangers qui pensaient ne pas l’être, à la lecture des conventions fiscales internationales.

En conséquence, du fait de la position du fisc et de l’URSSAF, les mannequins étrangers subissent une double imposition et commencent à refuser de venir physiquement en France pour des opérations publicitaires. Cela remet gravement, en cause l’attractivité de la France dans le domaine de la création publicitaire et à terme de la création tout court.