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Le droit en débats

Respect de la vie privée versus droit à l’information : un point utile sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

Dans un récent arrêt du 15 janvier 2015 (n° 14-12.200), la première chambre civile a rejeté le pourvoi dont Mediapart l’avait saisie dans l’affaire Bettencourt, après avoir été condamné au civil, en référé, pour avoir publié sur son site les enregistrements qu’avait effectués clandestinement le majordome de Mme Bettencourt à son domicile.

Par François Saint-Pierre le 27 Février 2015

La Cour de cassation a de nouveau jugé « que constitue une atteinte à l’intimité de la vie privée, que ne légitime pas l’information du public, la captation, l’enregistrement ou la transmission sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel » et que « le recours à ces procédés constitue un trouble manifestement illicite, que ne sauraient justifier la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d’intérêt général ni la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse couvert par le secret des sources journalistiques ».

Or ce sont justement ces enregistrements qui ont été longuement diffusés, ce mois de février 2015, à l’audience du tribunal correctionnel de Bordeaux chargé de juger au pénal les faits d’abus de vulnérabilité présumés avoir été commis au préjudice de Mme Bettencourt, car ils en sont une preuve matérielle importante. Le paradoxe est manifeste.

Mediapart a donc décidé de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour violation de l’article 10 de la Convention (V. l’article de Mediapart). À juste titre, car la jurisprudence de la CEDH est beaucoup plus attentive à la liberté de la presse que ne l’est la Cour de cassation.

En voici la démonstration.

Dans un arrêt du 24 juin 2004, Von Hannover c. Allemagne (n° 59320/00), la Cour européenne avait, il est vrai, privilégié le droit au respect de la vie privée sur celui de l’information mais il s’agissait, en l’espèce, de la publication de photos de Caroline de Hanovre dans l’exercice d’activités de loisir, à cheval, à bicyclette, sur une piste de ski, faisant ses courses, etc., c’est-à-dire dans le cadre d’activités de nature privée (§ 49). La Cour européenne avait dès lors considéré que ces activités relevaient de la vie privée, même pratiquées à l’extérieur (§ 50), et que la publication de telles photos de cette personne, qui n’exerçait là aucune fonction publique ni politique, avait bien violé son droit au respect de sa vie privée, que garantit l’article 8 de la Convention.

Mais cet arrêt présente néanmoins un grand intérêt, puisqu’il précise les critères juridiques utiles qu’a retenus la CEDH (§ 63, 64, 76) :

  • « 63. La Cour considère qu’il convient d’opérer une distinction fondamentale entre un reportage relatant des faits – même controversés – susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, se rapportant à des personnalités politiques, dans l’exercice de leurs fonctions officielles par exemple, et un reportage sur les détails de la vie privée d’une personne qui, de surcroît, comme en l’espèce, ne remplit pas de telles fonctions. Si, dans le premier cas, la presse joue son rôle essentiel de «chien de garde» dans une démocratie en contribuant à «communiquer des idées et des informations sur des questions d’intérêt public», il en va autrement dans le second cas.
  • 64. De même, s’il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de personnalités politiques […].
  • 76. La Cour considère que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que les photos et articles publiés apportent au débat d’intérêt général ».
  • La CEDH a depuis développé et précisé sa jurisprudence, par deux arrêts qui définissent clairement les critères de résolution de ces conflits de valeurs : vie privée et liberté de la presse.

Dans le premier de ces arrêts, Axel Springer Ag c. Allemagne, du 7 février 2012 (n° 39954/08), la Cour européenne a exposé quels sont les différents critères « de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée » (§ 89 s.). Ce sont les suivants :

  • α) La contribution à un débat d’intérêt général ;
  • β) La notoriété de la personne visée et l’objet du reportage ;
  • γ) Le comportement antérieur de la personne concernée ;
  • δ) Le mode d’obtention des informations et leur véracité ;
  • ε) Le contenu, la forme et les répercussions de la publication ;
  • ζ) La gravité de la sanction imposée.

La Cour européenne avait jugé en l’espèce que l’interdiction de la publication d’articles de presse rendant compte de l’arrestation et de condamnation pour détention de stupéfiants d’un acteur de télévision allemand (§ 2 et 9) avait porté atteinte à la liberté d’expression du journal requérant.

Dans le second de ces arrêts, concernant à nouveau Caroline de Hanovre, du 19 septembre 2013 (n° 8772/10), la Cour européenne, appliquant ces critères juridiques, a de même retenu le droit légitime des journalistes à publier une photo de cette personne illustrant un « article qui rendait compte d’une nouvelle tendance parmi des célébrités de mettre leurs résidences de vacances en location » (§ 48).

La CEDH a ainsi très nettement affirmé la primauté de la liberté d’expression et du droit à l’information sur le respect de la vie privée, ajoutant dans ce dernier arrêt que (§ 42) : « Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général et de publier des photos. À cette fonction s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir ».

Dans ces conditions, il n’est plus possible d’affirmer de manière péremptoire que « la diffusion d’extraits d’enregistrements de propos obtenus en violation de l’article 226-1 du code pénal, quelle que soit leur teneur, est sanctionnée et ne peut être justifiée au regard de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme », comme on a pu le lire sous la plume de certains commentateurs, méconnaissant manifestement la dialectique fine de la Cour européenne des droits de l’homme – devant laquelle Mediapart a eu raison de porter le débat.