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Le droit en débats

Amazonie, l’humanité en danger

Par François Cantier le 13 Novembre 2019

Retour d’une mission en Amazonie pour le compte du réseau Avocats sans frontières menée durant un mois depuis la Guyane jusqu’au nord-est du Brésil et les villes d’Oiapoqué, Macapa, Belém et Manaus dans le but d’identifier les situations où notre présence pourrait contribuer au respect des droits fondamentaux des peuples autochtones.

Le travail préalable à une telle mission, fait de lectures et d’échanges avec les acteurs locaux et internationaux, n’épargne jamais le choc de la confrontation au réel.

Ce fut encore le cas ici avec l’entrée dans cet univers des peuples autochtones, qui incluent, outre les tribus amérindiennes, celles constituées d’anciens esclaves, Bushinengués en Guyane ou Kilomberos au Brésil, ou encore de populations « traditionnelles » dans ce dernier pays, qui ont en commun de vivre en Amazonie hors de la société moderne sur des terres qu’ils occupent depuis des temps immémoriaux sans titre de propriété.

Pourtant, nous savons que l’histoire du Nouveau Monde n’a pas commencé avec la colonisation et la traite négrière.

Mais le succès fulgurant de la colonisation et le choc tellurique de l’esclavage de masse poussèrent le premier monde de ce continent dans les oubliettes de l’histoire, réduit à la mise en scène de ses défaites et au spectacle désolant de ses réserves. Et ce quelles que fussent la magnificence de leurs civilisations, effacées par la violence et la gloire des Conquistadors puis des Libertadors, et la plume révoltée et talentueuse des héritiers des « nègres marrons », tels Franz Fanon et Aimé Césaire.

Au mitan des années 1990, un ami m’invita à m’intéresser de plus près aux civilisations précolombiennes, ayant le projet de faire venir le Museo de l’Oro de Bogota en France, ce qui fut réalisé. Une occasion de plonger dans cet univers inconnu et insondable que fut et demeure l’indianité ; un monde immense, venu d’Asie, qui occupa tout un continent. Et la diversité autant que le nombre des objets d’art que recèle ce musée me fascina.

Dans la foulée, ce même ami émit l’idée de rassembler une collection des peintures de l’École de Cusco et de la faire voyager. Si le projet ne put voir le jour, cette peinture fut une véritable découverte car elle me permit de comprendre et de mesurer la résilience du monde indien.

Sous les apparences de la représentation de la liturgie catholique, les artistes locaux reproduisaient leur propre cosmographie ! C’est ainsi que Jésus n’était autre que l’Inca, leur roi Soleil, et Marie la mère de l’Inca. Et ce alors que leur empire avait été vaincu et soumis par une troupe de moins de deux cents hommes commandée par un capitaine espagnol illettré, Francisco Pizarro.

Revenant du Pérou, j’écrivis un texte intitulé « Le génocide impossible ». Ici, l’histoire nous apprend encore que, si le projet de rayer de la carte de l’humanité un peuple est le crime des crimes, il n’a jamais abouti à la solution finale voulue : les Arméniens, les juifs, les Tutsis sont tous renés de leurs cendres ; comme le monde indien que la menace de destruction de la planète et un misérable dictateur en herbe remettent actuellement sur le devant de la scène.

Ces derniers temps, les incendies gigantesques de la forêt amazonienne ont illuminé la scène géante où s’affrontent deux histoires, deux mondes, deux visions et deux approches radicalement différentes de l’avenir ; l’un, surpuissant, porté par le développement de la connaissance scientifique et la soif de richesses, tourné vers une croissance à tout prix, l’autre, minuscule et fragile, ancré sur la terre mère cherchant à perpétuer son existence et simultanément à préserver notre planète comme source de toute vie.

Les vociférations de l’actuel président du Brésil, les appels au secours des peuples traditionnels et les cris d’alarme des protecteurs de l’environnement ne sont donc ni anecdotiques ni simplement conjoncturels.

Mais ce chef d’État, tout à sa puissance, n’a-t-il pas raison de vouloir développer son pays et en faire l’une des toutes premières économies mondiales ? Qui résisterait à cette perspective ?

Qu’ont fait au cours de l’histoire les grands États ? La même chose, chez eux d’abord, puis dans les territoires qu’ils ont conquis afin de les exploiter pour s’enrichir, se développer ; c’est ainsi qu’ils sont devenus les maîtres du monde.

Ici, un État inachevé a permis le développement de groupes qui ont survécu ou se sont créés en marge de la société moderne ; le pouvoir, détenu par les élites ou sous leur influence exclusive, a mené des politiques conformes à leurs intérêts pendant qu’une partie de la population occupait de vastes espaces, à l’écart d’une vie moderne qu’elle n’a pas eu les moyens d’aborder et de tout temps menacée d’en être chassée ; sa présence contrariant développement de l’agriculture, recherche minière et installations d’infrastructures.

C’est à la rencontre de ces populations que je suis allé tout au long de mon périple car ce sont elles qui font face aujourd’hui à une montée de violences.

Ce qui frappe d’abord, c’est leur volonté de résistance ; ce sont des centaines de milliers de personnes qui sont concernées. Pour certains, comme les communautés indiennes depuis des temps immémoriaux, chronologiquement suivies par les Kilomberos, puis par des populations dites « traditionnelles » : agriculteurs, pêcheurs, artisans, riverains des fleuves. Elles ont en commun, de manière générale, de vivre d’une terre dont elles ne sont pas propriétaires.

Depuis longtemps, la communauté internationale, par la voix de ses grandes organisations, dont l’Organisation internationale du travail (Convention n° 169, 7 juin 1989), a pris conscience de l’impérieuse nécessité de reconnaître et protéger les droits de ces peuples. Le Brésil lui-même, dans sa constitution de 1988, consacre tout un chapitre sur ce sujet et les Nations unies, en 2007, ont proclamé leurs droits à vivre selon leurs usages et à jouir des espaces qu’ils occupent.

Mais que valent ces textes face à la démagogie de dirigeants sans scrupules et aux appétits de puissants intérêts économiques ?

Une heureuse conjoncture se présente aujourd’hui avec la prise de conscience de l’urgence climatique, de l’indispensable préservation de la nature, notamment de la forêt amazonienne, et simultanément de la protection de ceux qui l’habitent et qui en sont les meilleurs garants.

Mais, à ce jour, ce monde est extrêmement isolé et fragile face aux menaces à peine voilées du pouvoir brésilien ; j’ai rencontré nombre de leaders ou porte-parole objet de menaces et des proches de ceux assassinés ; c’est un nouveau génocide qui se développe à bas bruit, un véritable nettoyage ethnique qui se déroule sous nos yeux.

Le Brésil est aujourd’hui partagé mais tous ceux, de plus en plus nombreux, qui désavouent l’actuel président demeurent sidérés par sa violence ; ce qui ne fait qu’accroître leur sentiment d’isolement.

Le premier devoir des États démocratiques, Europe en tête, est d’exiger de l’actuel pouvoir le respect de ses engagements internationaux en matière climatique et de droits fondamentaux, notamment à l’égard des peuples autochtones et de soutenir les organisations de la société civile qui œuvrent pour cette défense, sur les plans local et international.

C’est à cette indispensable solidarité que participe le réseau Avocats sans frontières, auprès des représentants et défenseurs de ces peuples, toutes premières victimes de ce plan d’élimination.

Mais, au-delà de ce tragique épisode de l’histoire, c’est bien le devenir de notre monde qui est en jeu ; le modèle de développement que nous avons choisi depuis la révolution industrielle du XIXe siècle nous ayant menés aux portes de la destruction de notre planète ; cet effondrement programmé remet radicalement en cause le modèle productiviste sur lequel se sont construites nations et économies.

Il ne peut à l’évidence s’agir d’un retour à l’état de nature, le mythe prométhéen devant rester au cœur du projet de l’espèce humaine, mais il ne peut y avoir de progrès sans respect de notre terre et de ceux qui l’habitent, toutes espèces confondues, et d’abord de l’espèce humaine.

Sachons vite et fermement répondre à ces appels au secours que nous lancent les peuples de ces mondes anciens au nom de leur humanité qui, tout naturellement, à l’instar de leur survie, est indissociable de la nôtre.