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Le droit en débats

« Suicide-toi (…) T’es tellement laide » : cyberharcèlement, la jeunesse sous pression

« Suicide-toi (…) T’es tellement laide »1. La France a-t-elle les moyens de défendre sa jeunesse face au phénomène du cyberharcèlement ? 

Par Clément Diakonoff le 18 Juin 2020

Le confinement a exacerbé la créativité artistique de certains et accru la violence d’un phénomène qui a trouvé un écho particulier pendant l’épidémie.

Comme l’a fait remarquer l’UNESCO, « la crise du covid-19 a poussé près de 1,3 milliard d’enfants et de jeunes dans le monde hors des écoles et des universités, les renvoyant à la maison au titre des mesures prises pour ralentir la pandémie. Ces élèves et étudiants sont peut-être plus à l’abri du virus chez eux, mais ils sont davantage exposés à d’autres risques tels que la violence, notamment le cyberharcèlement (…) »2.

Une proposition de loi « visant à lutter contre les contenus haineux sur internet », adopté le 13 mai 20203 (mais qui résulte d’une année de travail parlementaire entamée bien avant l’apparition du covid-19), est l’occasion de se poser la question suivante : la France est-elle en mesure de faire face à la monté en puissance du cyberharcèlement ? Elle impose à titre préalable de chercher à identifier les contours de la notion en elle-même.

Le cyberharcèlement n’a pas une forme unique et arrêtée pour les sociologues.

Pour les juristes, à l’inverse, il s’agit d’une notion plus précise.

Pour les sociologues, « les formes concrètes que peut prendre le cyberharcèlement sont nombreuses. Elles peuvent être directes ou indirectes »4. Ainsi, l’envoi répété de messages violents (« harassement »), la diffusion publique d’informations intimes (« outing »), la diffusion de rumeurs sont autant de formes que peut prendre le cyberharcèlement.

Pour le juriste, la diffusion de contenu sexuellement explicite sans le consentement d’une personne apparaissant dans celui-ci (ou « revenge porn ») et le fait de harceler sur internet une personne par des propos répétés ayant pour objet/effet une dégradation de ses conditions de vie sont deux comportements constitutifs d’infractions différentes5.

Si l’infraction de cyberharcèlement est spécifiquement réprimée, l’adoption d’une proposition de loi illustre la volonté des pouvoirs publics d’offrir des dispositifs de protection et de répression additionnels au regard des enjeux en la matière.

Les dispositifs contre le cyberharcèlement

Un socle juridique existant

Au travail, en couple ou plus généralement dans la vie quotidienne, le fait de harceler moralement autrui par des propos ou des comportements est réprimé en droit français par le code pénal6.

En 2018, à travers la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes7 le législateur français est venu modifier un de ces textes en ajoutant, à la liste des circonstances aggravantes préexistantes, la répression particulière des faits de harcèlement commis « par le biais d’un support numérique ou électronique ».

En somme, le ministère public dispose déjà d’outils juridiques permettant de poursuivre l’auteur de ce type de faits.

Surtout, la France dispose d’outils spécifiques (la plateforme PHAROS8), d’enquêteurs spécialisés (comme ceux de l’office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication ou OCLCTIC), et d’associations reconnues d’utilité publique pour certaines9 qui en pratique, ont un rôle moteur dans la prévention et dans la répression des faits de cyberharcèlement.

Un socle juridique adapté ?

La répression du harcèlement moral est déjà aggravée, en soit, quand les faits sont commis par le biais d’un support numérique10. Mais la peine encourue est plus sévère encore en fonction du profil de la victime (mineur de quinze ans ou personne particulièrement vulnérable) et selon qu’ils ont causé une incapacité totale de travail supérieure à huit jours. De prime abord, ce texte dans sa rédaction respecte les principes fondamentaux du droit français.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a consacré le principe de proportionnalité11, lequel implique que la peine prononcée soit fonction de la gravité de l’infraction. Néanmoins, force est de constater que la peine encourue en elle-même interroge : là où l’auteur d’une menace de mort encourt cinq ans d’emprisonnement12, un mineur âgé de douze ans qui fait une tentative de suicide à cause de faits de cyberharcèlement commis par plusieurs personnes verra les auteurs encourir une peine de trois ans d’emprisonnement.

L’actualité française, mais aussi internationale, démontrent que les conséquences de faits de cyberharcèlement peuvent être dramatiques13.

De ce point de vue, le législateur n’a pas prévu de réprimer plus lourdement l’infraction de cyberharcèlement lorsque ces faits « ont entraîné la mort » ou lorsque ces faits « ont entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours ». Si la capacité d’adaptation du droit à la croissance exponentielle d’internet et de ses dérives pose question, le fait est que des mécanismes juridiques toujours nouveaux sont en gestation.

Les dispositifs additionnels en cours d’élaboration

L’outil du moment : la loi Avia

La « proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet » dite aussi « loi Avia » du nom d’une des députés qui a rapporté ce texte, adoptée définitivement le 13 mai 2020, est censé précisé et durcir la répression contre les faits de cyberharcèlement.

Avant toute chose, il doit être souligné qu’à l’heure de la rédaction de ces lignes, cette loi a fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel le 18 mai 2020 par au moins soixante sénateurs afin d’être déclarée contraire à la Constitution. Son contenu pourrait donc amenée à connaître des évolutions.

De manière synthétique, en sa forme actuelle, ce texte prévoit notamment une simplification des dispositifs de notification de contenus haineux en ligne, un devoir de coopération des opérateurs de plateforme dans la lutte contre ceux-ci, une prévention et une amélioration de la lutte contre la diffusion contre ces mêmes contenus.

En substance, la mesure majeure de ce texte réside dans l’obligation, sous peine de lourdes amendes, de retirer certains contenus dans un délai de vingt-quatre heures pour les acteurs majeurs du web.

Les mécanismes prévus par ce texte sont des outils supplémentaires et complémentaires pour lutter à la fois contre le cyberharcèlement au sens juridique du terme, et contre d’autres infractions liées aux nouvelles technologies de l’information, réprimées spécifiquement, comme le revenge porn qui, pour le grand public, est une forme de cyberharcèlement.

Les limites de l’outil du moment

Un sénateur appartenant à la commission des lois avait souligné, en décembre 2019, que : « malgré une intention qui ne peut être que partagée, le volet pénal au cœur du dispositif reste inabouti et porteur de risques pratiques et juridiques : déséquilibrés aux dépens de la liberté d’expression, il encouragera mécaniquement les plateformes à retirer, par excès de prudence, des contenus pourtant licites »14.

En l’état (tant que le Conseil constitutionnel ne se sera pas prononcé), cette déclaration synthétise la majeure partie des problématiques juridiques liées à ce texte. Les professionnels du secteur dénoncent aussi des contraintes pratiques, comme la suivante qu’un professeur de l’École polytechnique de Bruxelles a mis en avant : « les plateformes sont démunies contre le traitement des contenus incitant à la haine. Ce sont des petites mains (…) qui épluchent tout ce qu’on leur signale comme contenu à problème »15.

Sur le plan des libertés fondamentales, la liberté d’expression, norme à valeur constitutionnelle16, est à première vue la plus menacée : le potentiel comportement des plateformes, du fait des sanctions économiques, qui consiste à « par surcroît de prudence, enlever massivement des contenus, y compris des contenus légitimes17 » était un des risques identifiés à ce titre par le Conseil national du numérique dès 2019.

Internet est aujourd’hui au cœur de la liberté d’expression. « La diffusion de l’Internet dans le monde a eu un impact considérable sur le développement de la liberté d’expression au XXIe siècle »18.

La mise à l’écart du juge permet d’identifier d’autres difficultés : d’une part, l’auteur des propos signalés ne peut se défendre devant un tribunal. Le principe du contradictoire ici atteint est pourtant garantie par l’article 6 §1 de la convention européenne des droits de l’homme. D’autre part, la suppression du contenu ne règle pas le problème à la source : sans sanction judiciaire, l’auteur de propos peut continuer indéfiniment à publier des propos constitutifs de cyberharcèlement.

Surtout, comme l’a justement souligné une députée en séance publique à l’Assemblée nationale, « la dangerosité d’un contenu réside dans sa viralité », laquelle est liée aux possibilités pour les auteurs de changer de sites internet servant de plateforme19.

En dépit des textes en vigueur encadrant la liberté d’expression sur internet, « le fait est que les discours de haine prospèrent pourtant dans une relative impunité. Cette situation n’est plus acceptable : elle fait des victimes et nuit gravement à la vie démocratique. Cela tient d’abord aux faiblesses du dispositif réglementaire actuel, aggravées par la très rapide évolution technologique et structurelle du monde digital, mais aussi, il faut le dire, par une certaine indifférence des pouvoirs publics, jusque-là, face à ce phénomène »20.

Ces lignes, extraites du rapport remis au Premier ministre à l’origine de la loi Avia, illustrent certaines problématiques qui concerne le cyberharcèlement.

Si aujourd’hui la puissance et la rapidité du monde virtuelle est un défi du point de vue du traitement judiciaire de cette infraction, le fait est que les magistrats ne sont pas totalement dénués d’outils même si des dispositifs nouveaux, respectueux des libertés fondamentales, ne sont jamais de trop dans la réponse à apporter à ce type d’infractions.

 

 

Notes

1 Titre d’un article publié le 10 octobre 2019 sur RTL Info : https://www.rtl.be/info/vous/temoignages/nouveau-cas-de-harcelement-une-...
2 https://fr.unesco.org/news/apprendre-toute-securite-lepidemie-covid-19-p...
3 Voir à ce propos le dossier législatif disponible sur le site de l’Assemblée nationale - http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/lutte_contre_haine_int...
4 « Le cyberharcèlement chez les ados : explications et outils », Journal du droit des jeunes, 2013/8 (N° 328), p. 34-38. DOI : 10.3917/jdj.328.0034. URL : https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2013-8-page-34.htm
5 Voir à ce sujet les articles 226-2-1 alinéa 2 du code pénal et 222-33-2-2 du même code
6 Voir à ce sujet les articles 222-33-2 et suivants du code pénal
7 Loi n°2018-703
8 PHAROS : Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et d’Orientation des Signalements – voir à ce propos : https://www.internet-signalement.gouv.fr/PortailWeb/planets/Accueil!input.action
9 A ce propos : voir par exemple l’association e-enfance (https://www.e-enfance.org/presentation)
10 Article 222-33-2-2
11 Article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
12 Article 222-18 du code pénal
13 Voir à ce propos le cas de Hana Kimura au Japon : https://www.forbes.com/sites/alfredkonuwa/2020/05/23/stardom-wrestler-ha...
14 Déclaration de Monsieur le Sénateur C-A. Frassa– 11 décembre 2019 https://www.senat.fr/presse/cp20191211b.html
15 C. Cuvelliez 12 mars 2019, « Pourquoi l’IA ne sera d’aucune aide pour la loi contre les contenus haineux » - https://www.latribune.fr
16 La liberté d’expression est notamment consacrée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
17 Communiqué de presse du Conseil national du numérique du 21 mars 2019 – « le CNNum exprime ses interrogations sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet »
18 Keystones to foster inclusive knowledge societies: access to information and knowledge, freedom of expression, privacy and ethics on a global internet – PARIS : UNESCO, 2015 - Page 35
19 F. Dumas – Assemblée nationale, séance du 13 mai 2020, compte rendu intégral
20 K. Amellal, L. Avia, G. Taïeb, remis à Monsieur le Premier ministre le 20 septembre 2018, « renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet ».