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Le droit en débats

Libre cours : L’amitié dans les moments extrêmes

Par Alexandre Valperthuis le 11 Mai 2020

La pandémie est d’une extrémité inédite pour notre génération. « Guerre », peut-être. « Mondiale », oui. Un fléau universel – Act of God en droit –, notre génération récente n’en avait pas encore vécu dans son histoire. La pandémie mondiale est aussi extrêmement troublante dans son principe de réalité. On se retrouve comme dans la chanson Diego de Johnny Hallyday : « libre dans sa tête, derrière sa fenêtre ». Car le monde récemment construit par notre génération avait exacerbé deux sentiments qui, d’un coup, ont l’air illusoires avec le virus. Le sentiment d’une possible indestructibilité de l’espèce humaine grâce aux technosciences hyperboliques (« la mort de la mort » selon les penseurs modernes). Et le sentiment d’un possible respect réciproque entre la nature et l’être humain, sorte d’amitié écologique où la nature nous laisserait tranquilles à condition d’un vice versa.

Soudain, la pandémie provoque un doute extrême à propos de cette construction générationnelle.

Trois questions s’entrechoquent et renvoient, avec violence, au principe de réalité.

• Première question. Le monde de la technique, c’est-à-dire les sciences et technologies dont nous dépendons, va-t-il parvenir à sauver le monde tout court en trouvant les solutions ? Va-t-il montrer pour de bon qu’il est historiquement utile ? Depuis quelques mois trop courts, nous plongeons au cœur de l’enjeu philosophique de notre modernité. Enjeu posé par Heidegger depuis sa critique de notre dépendance au monde de la technique. Ce monde total des technosciences, qui semblait affoler plutôt que libérer, va-t-il enfin révéler un sens salutaire ?

• Deuxième question. La nature est-elle cette amie que nous voulons qu’elle soit après lui avoir fait du mal ? Ou bien continuera-t-elle à continuer ses vagues pandémiques, ses covid-20, 21, 22… ? Depuis quelques mois trop longs, la nature et ses virus paraissent se ficher de notre repentir. La nature n’a pas besoin de nous. Elle « nous nie », rappelle Camus dans Le Mythe de Sisyphe.

• Troisième question. Les deux premières questions sont-elles déjà obsolètes ? Est-ce le monde d’après la pandémie qui dictera les questions encore inconnues du changement ? À moins que le naturel humain et ses passions tristes ne reviennent au galop sans se poser de question ? Comme le dit si bien Orelsan dans sa chanson La fête est finie : « On était censé changer les choses. Depuis quand les choses nous ont changés ? ».

Nous attendons avec impatience un faisceau de réponses à ces interrogations. En attendant, nous sommes perdus dans un monde flottant à la Samuel Beckett, où l’on attend de savoir ce que l’on doit attendre. Mais nous avons foi, aussi, au fond de nous. Foi, par exemple et pour rester dans la sphère littéraire, en la toute dernière phrase du roman Le Comte de Monte-Cristo, ce maître de la patience : « Jusqu’au jour où Dieu daignera dévoiler l’avenir à l’homme, toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots : Attendre et espérer ! ».

Attendre et espérer. Alors, pour cela, on agit en s’entraidant à rester positif dans le tragique. Comme Nietzsche prononçant : « amor fati » (aime ta destinée). Ou encore, pour passer dans la sphère musicale, Beyonce et les Destiny’s Child (enfant de la destinée) chantant leur hit Survivors : « after all the darkness and sadness, soon comes happiness, if I surround myself with positive things, I’ll gain prosperity, I’am a survivor ».

Des positive things, il y en a. Mettre en valeur, par exemple, une valeur indestructible devant la pandémie. Non pas une valeur de la formule publicitaire « what else ? », soudain clownesque devant l’austérité virale. Mais une valeur plus catégorique. De type « nothing else matters », qui validerait ce refrain de hard rock populaire – donc ô combien sensé – du groupe Metallica : « So close no matter how far. Couldn’t be much more from the heart. Forever trusting who we are. No nothing else matters ». De ces valeurs agissant comme la décharge électrique du cœur (couldn’t be much more from the heart), au cœur de notre confiance humaine (for trusting who we are).

Cette valeur, c’est l’amitié.

Sortie très banale, très angélique, donc ô combien vraie. La pandémie ne peut pas nous prendre l’amitié véritable derrière notre fenêtre. Aucun fléau ni collapse ne nous en a jamais dépossédés. De cela, il existe quatre merveilleuses illustrations dans l’espace-temps de la littérature mondiale. Quatre lumières du surgissement de l’amitié dans les moments tragiques et extrêmes les plus dark. Voici ces quatre témoignages des générations plus anciennes. Des points d’Archimède dans ce doute angoissant de l’inconnu post-covid-19 :

1. Dans l’Ancien Testament, le Livre de Job.

Dans ce livre mythique des sagesses de la Bible, le Satan et Dieu font un pari à propos d’un homme nommé Job. Cet homme est heureux et vertueux. Sa vertu relève – parie le Satan – de sa crainte de Dieu. Il est vertueux par intérêt, pour que Dieu ne lui retire pas son bonheur. Pour jouer le pari, le Satan demande à Dieu de tout retirer à Job (ses enfants, ses avoirs, etc.), sauf sa vie. Job se retrouve nu, mais il ne s’en plaint pas encore devant Dieu. Le Satan croit perdre le pari. Il demande à Dieu d’attaquer la santé de Job. Job devient un ulcère de la tête au pied, grattant ses douleurs avec un tesson sur un tas de cendres. Noyé dans l’extrême, Job patiente mais commence à s’en plaindre. Arrivent trois amis. « Trois amis de Job apprirent tout ce malheur qui lui était advenu. Ils arrivèrent chacun de son pays […] et ils se concertèrent pour venir le plaindre et le consoler » (Job, 2:11). Un quatrième les rejoindra. Ils tentent, par de vains monologues et accablements moraux, de trouver des raisons à cet Act of God contre Job. Ils n’ont rien compris dira Dieu, qui sauvera Job. Mais ils sont là, ces quatre amis. Tous aussi incapables de comprendre et d’interpréter le Mystère. Comme nous spéculons en ce moment entre amis, sur écrans, à propos de l’énigme covid-19, ses origines, son sens. Dieu a tout enlevé à Job. Mais il reste une chose, comme si Dieu l’avait lui-même oubliée : le principe des amis.

2. Dans le Nouveau Testament, l’Évangile selon saint Jean

Des quatre évangiles, celle de saint Jean est la plus bouleversante quand elle exprime la valeur de l’amitié entre Jésus et ses disciples. Le moment est extrême. Après avoir fait le choix de sa mort sur le mont des Oliviers, le Christ va quitter ses « amis ». Il répète à satiété ce mot, « amis », comme un terme sacré d’encouragement vers la mort, avant de leur révéler : « Personne n’a de plus grand amour que celui qui livre sa vie pour ses amis » (Jean, 15:13). On sait la mission apostolique révolutionnaire de ses paroles. Mais, que l’on soit croyant ou non, peu importe, dans cette séquence de quelques pages chez saint Jean – la séparation déchirante de Jésus d’avec ses disciples – on redécouvre ce levier qui déplace les montagnes : la pensée des amis.

3. Dans la littérature concentrationnaire soviétique d’Alexandre Soljenitsyne

Zek parmi les millions de zek victimes des goulags d’URSS, Soljenitsyne fut pour son peuple et l’humanité tout entière ce témoin littéraire qui écrira L’Archipel du Goulag. Un livre-bombe écrit en cachette, sous menace extrême de mort constante, pour sa dénonciation interdite du régime totalitaire stalinien. Soljenitsyne y révèle où il est allé chercher tout ce courage d’écrire et de résister : « Je crois que là-bas dans l’Altaï, je vivrai dans la plus basse et la plus sombre des isbas à l’autre bout du village, à proximité de la forêt. Et alors j’irai dans la forêt, non pas pour ramasser du bois mort ou des champignons, mais comme ça, sans but, et j’étreindrai deux troncs d’arbre : mes amis ! je n’ai besoin de rien de plus !… ». Nothing else matters, mes amis. L’humanisme lucide de Soljenitsyne, qui avait fustigé un « déclin du courage » dans le monde occidental, rappelle que le courage d’attendre et d’espérer peut être puisé dans ceci : la sensation des amis.

4. Dans les albums de la bande dessinée Corto Maltese

Dans ces chefs-d’œuvre d’Hugo Pratt, leur héros Corto Maltese, gentilhomme de fortune, est l’allié du capitaine russe Raspoutine, criminel matérialiste qui ne pense qu’à s’enrichir. Raspoutine est un genre d’ennemi du genre humain. Il n’a besoin d’aucun ami. À l’exception d’un : Corto Maltese. Sans cesse, les deux amis se sauvent mutuellement la vie, s’insultent, se bagarrent. Ils n’osent s’avouer leur amitié increvable pour ne pas dire qu’ils sont, en réalité, chacun la providence de l’autre. Extrait d’un dialogue dans l’album La Maison dorée de Samarkand, au moment extrême où Corto Maltese vient de délivrer Raspoutine d’une prison abominable :

Raspoutine : Alors, tu es venu ici par amitié ?

Corto Maltese : Non !

Raspoutine : Toi alors… toujours le même ! Ça te ferait mal de reconnaître que tu es un tendre, hein ?

Corto Maltese : Non…

Raspoutine : Tu es donc venu ici par amitié pour moi !

Corto Maltese : Si ça peut te faire plaisir…

Raspoutine : Oui ! Justement, ça me fait plaisir. Après tout, où trouverais-tu un type comme moi ?

Corto Maltese : Là, tu as raison !

Il a raison. Quel grand style d’Hugo Pratt pour valoriser ce trésor : la providence des amis.

L’attente et l’espoir d’une providence qui nous sortirait du grand doute pandémique sont le meilleur moment pour agir : on pourrait oser parler avec un masque sur la bouche. Oser parler à ses amis, en commençant par ceux que la crise fait basculer dans la détresse morale, médicale, économique, ou qui n’ont même plus d’amis. Parler pour leur dire, avec grand style, quelque chose de ces sentiments : « ça me fait plaisir d’avoir trouvé quelqu’un comme toi », « je n’ai besoin de rien de plus », « je vais venir te plaindre et te consoler », « prêt à livrer ma vie pour toi ».