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Le droit en débats

Pas de mention « sexe neutre », ni « intersexe » en droit français : un mal pour un bien ?

Le 31 janvier 2023, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée dans l’affaire du « sexe neutre » (CEDH 31 janv. 2023, n° 76888/17) : par six voix contre une, elle conclut que la France n’a pas méconnu son obligation positive de garantir le droit au respect de la vie privée, protégée par l’article 8 de la Convention, de la personne intersexe qui revendiquait une telle mention sur son acte de naissance.

Par Marie Mesnil le 16 Février 2023

La revendication d’un sexe neutre devant les juges nationaux

Le 12 janvier 2015, le requérant demande au tribunal de grande instance de Tours de changer la mention de son sexe « masculin » en « sexe neutre », ou à défaut « intersexe » sur son acte de naissance. À l’appui de sa demande, il produit un ensemble de certificats médicaux attestant de son état d’intersexuation, à la naissance d’abord et à l’âge adulte ensuite, mais aussi des témoignages montrant son impossibilité à se définir sexuellement autrement que comme une personne intersexe. Le tribunal de grande instance de Tours, après avoir notamment souligné que « le sexe qui a été assigné [au requérant] à sa naissance apparaît comme une pure fiction, qui lui aura été imposée pendant toute son existence sans que jamais il n’ait pu exprimer son sentiment profond, ce qui contrevient aux dispositions de l’article 8, alinéa 1er, de la Convention », ordonne la modification demandée (TGI Tours, 20 août 2015, D. 2015. 2295, note F. Vialla ). La procureure générale interjette appel du jugement rendu, qui est infirmé le 22 mars 2016. La cour d’appel d’Orléans admet dans un premier temps qu’il convient de « permettre [aux personnes présentant une variation du développement sexuel] d’obtenir, soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que soit modifié le sexe qui leur a été assigné, dès lors qu’il n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social » (Orléans, 22 mars 2016, n° 15/03281, D. 2016. 1915 , note P. Reigné ; ibid. 904, point de vue B. Moron-Puech ; ibid. 2017. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2016. 261, obs. C. Siffrein-Blanc ; ibid. 233, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2016. 318, obs. J. Hauser ). Or en l’espèce, elle juge que la demande de l’intimé est « en contradiction avec son apparence physique et son comportement social ».

La Cour de cassation rejette, le 4 mai 2017, le pourvoi dont elle a été saisie aux motifs que « loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l’état civil, l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin » (Civ. 1re, 4 mai 2017, n° 16-17.189, D. 2017. 1399, et les obs. , note J.-P. Vauthier et F. Vialla ; ibid. 1404, note B. Moron-Puech ; ibid. 2018. 919, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2017. 354, obs. J. Houssier ; ibid. 329, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2017. 607, obs. J. Hauser ). D’une part, elle justifie le principe de binarité des sexes : « la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur ». D’autre part, elle estime que la cour d’appel, « qui a constaté que [le requérant] avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin (…) « a pu en déduire (…) que l’atteinte au droit au respect de sa vie privée n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi ».

Une requête appréciée sous l’angle de l’identité biologique par la Cour européenne des droits de l’homme

Après avoir épuisé les voies de recours internes, le requérant a saisi la Cour européenne des droits de l’homme devant laquelle il allègue une violation de l’article 8 de la Convention : en tant que personne intersexuée, il se plaint du rejet par les juges nationaux de sa demande d’inscription sous une mention de sexe « neutre » ou « intersexe ». À titre liminaire, la Cour déduit de l’ensemble des certificats médicaux produits par le requérant « qu’il est avéré que, biologiquement, le requérant ne relève ni de la catégorie "masculin" ni de la catégorie "féminin" » (§ 42) et « en conclut qu’il existe ainsi une discordance entre son identité biologique, dont il revendique la reconnaissance, et son identité juridique » (§ 43). À partir de ces éléments, elle tente de restreindre l’objet de la requête : selon la Cour, l’affaire en question « ne concerne pas la question de l’autodétermination du genre » mais « soulève la seule question des conséquences au regard du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, de l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin à une personne qui, étant biologiquement intersexuée, ne relève ni de l’un ni de l’autre » (§ 44). Pourtant, lors de l’examen de la recevabilité de la requête, la Cour estime que les deux composantes de la vie privée invoquée par le requérant, à savoir son « intersexuation à la fois biologique (caractéristiques sexuées) et psychologiques (identité de genre) », relève de la sphère protégée par l’article 8 : elle rappelle que « l’identité personnelle, dont le genre est un des éléments, relève du droit au respect de la vie privée » et se réfère à ce qu’elle a pu développer, « mutadis mutandis », dans trois arrêts relatifs à la transidentité (§ 47). L’expression d’identité biologique du requérant, utilisée à cinq reprises par les juges européens, semble renvoyer autant à la réalité biologique du sexe du requérant (son intersexuation biologique) qu’à son identité de genre (son intersexuation psychologique et sociale).

Un examen sous l’angle des obligations positives et une marge d’appréciation élargie

La Cour examine ensuite l’affaire sous l’angle de l’obligation positive de l’État français « de garantir aux personnes relevant de [sa] juridiction le respect effectif de leur vie privée plutôt que sous l’angle de [son] obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit » (§ 69). La qualification d’une obligation positive incombant à l’État conduit à apprécier si ce dernier a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, dans le respect de la marge d’appréciation dont il dispose.

En principe la marge d’appréciation est restreinte lorsque l’affaire touche un aspect particulièrement important de l’identité d’un individu (§ 73). En l’espèce, la Cour estime qu’« un aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de la présente affaire dans la mesure où l’identité de genre y est en cause, le requérant dénonçant une discordance entre son identité biologique et son identité juridique » (§ 75). La marge d’appréciation est toutefois plus large en l’absence de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe, « en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates » (§ 73). Il ressort de l’étude de droit comparé que seul un petit nombre d’États (6 sur 37) reconnaît actuellement un autre marqueur de genre que « masculin » ou « féminin ». Par ailleurs, la Cour admet que des intérêts publics sont en cause et reprend à son compte l’affirmation de la Cour de cassation selon laquelle la binarité des sexes est nécessaire à la préservation de l’organisation sociale et juridique. Elle semble également sensible aux autres intérêts mis en avant par le gouvernement français, à savoir la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et la garantie de la cohérence et de la sécurité des actes de l’état civil. Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut que la France jouit « d’une marge d’appréciation élargie en ce qui concerne la mise en œuvre de son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée » (§ 80).

Le contrôle de la mise en balance des intérêts

Elle procède ensuite à l’examen de la mise en balance des intérêts du requérant et de l’intérêt général par les juges internes d’abord et dans l’argumentaire du gouvernement ensuite. Elle estime que l’arrêt de la cour d’appel de Toulouse et le contrôle qui en est fait ensuite par la Cour de cassation font « primer l’apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Il procède en effet à une confusion entre la notion d’identité et la notion d’apparence, alors qu’en tant qu’élément de la vie privée, l’identité d’une personne ne saurait se réduire à l’apparence que cette personne revêt aux yeux des autres » (§ 88). La Cour européenne des droits de l’homme est, quant à elle, davantage attachée à « la réalité du parcours de vie du requérant », intersexué à la naissance et dont la virilisation tardive résulte d’un traitement contre l’ostéoporose. Elle retient, comme nous l’avons vu, une lecture essentiellement biologique de la situation. Elle met ensuite en exergue le contrôle opéré par les juges nationaux et le self restraint dont ils ont fait preuve. La cour d’appel de Toulouse avait souligné « qu’admettre la requête d[e l’intimé] reviendrait à reconnaître, sous couvert d’une simple rectification d’état civil, l’existence d’une autre catégorie sexuelle, allant au-delà du pouvoir d’interprétation de la norme du juge judiciaire et dont la création relève de la seule appréciation du législateur ». Ce qui est salué par la Cour européenne : « le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes » (§ 89).

La réserve dont fait preuve la Cour européenne des droits de l’homme

La Cour « considère, qu’elle doit elle aussi faire preuve en l’espèce de réserve » (§ 90). Elle souligne alors les effets qu’emporterait le constat d’une violation de l’article 8 pour la France, qui « serait appelé[e], en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne » (§ 90). Or, sur ces questions qui relèvent d’un choix de société, la Cour rappelle qu’« il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national » (§ 90). C’est pour cette raison qu’elle décide de laisser « à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, tel que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique » (§ 91).

Une volonté de reconnaître la situation des personnes intersexuées

Comme cela ressort nettement des deux opinions séparées, l’une concordante et l’une dissidente, les juges ont été sensibles à la situation du requérant. Pour la juge Šimáčková, « la Cour n’aurait pas dû en l’espèce permettre la perpétuation de la souffrance d’une personne que l’État a mise de force dans une case qui ne convient ni à son corps ni à son âme » (§ 10). Cette attention aux difficiles parcours de vie des personnes intersexuées se retrouvait déjà dans l’affaire M. c/ France : alors que la requête de la personne intersexuée qui dénonçait des actes médicaux subies dans son enfance a été jugée irrecevable en l’absence d’épuisement des voies de recours internes, la Cour a estimé que la question de savoir si les actes médicaux de conformation sexuelle sont susceptibles de relever de l’article 3 de la Convention était sérieuse (CEDH 26 avr. 2022, M. c/ France, n° 42821/18, § 63, AJ fam. 2022. 389, obs. P. M. ; ibid. 305, obs. A. Dionisi-Peyrusse ).

Une affaire qui repose sur l’idée d’un sexe biologique

Toute cette affaire repose sur l’idée qu’il existe d’autres réalités biologiques en dehors de la binarité du masculin et du féminin. Dans cette perspective, les personnes intersexuées appartiendraient à une troisième catégorie, qui existerait déjà naturellement et que le droit devrait reconnaître. Sans remettre en cause la binarité des sexes, la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique prend appui sur cette définition biologique du sexe, en permettant « en cas d’impossibilité médicalement constatée de déterminer le sexe de l’enfant » à sa naissance de ne pas faire figurer immédiatement celui-ci dans son acte de naissance (C. civ., art. 57, al. 2) et par la suite, de faire rectifier l’indication du sexe « de toute personne présentant une variation du développement génital (…), s’il est médicalement constaté que son sexe ne correspond pas à celui figurant sur son acte de naissance » (C. civ., art. 99). Par opposition au sexe, entendu au sens biologique de caractéristiques sexuées, se trouverait l’identité de genre, c’est-à-dire l’identification des personnes à un sexe, entendu cette fois au sens psychologique et social. En ce sens, la loi du 18 novembre 2016 a démédicalisé la procédure de changement de sexe à l’état civil pour les personnes trans. La cour d’appel d’Orléans et la Cour de cassation ont d’ailleurs appliqué ces dispositions au requérant et la Cour européenne, si elle désapprouve cette confusion, reprend dans cette affaire, mutadis mutandis, sa jurisprudence à propos de l’identité de genre de personnes trans : il paraît en effet difficile de détacher les considérations relatives aux caractéristiques sexuées du requérant de la revendication qu’il porte de les voir reconnues en tant qu’identité de genre.

Une confusion entre sexe et genre

Cette distinction entre sexe (biologique) et genre (social) est au demeurant fallacieuse dans la mesure où, comme l’ont montré les théoriciennes du féminisme matérialiste, le sexe est perçu avec les lunettes du genre : le sexe déterminé à la naissance dans une société construite à partir de la bicatégorisation hiérarchisées des personnes en deux sexes. Or, créer une troisième catégorie de sexe – que ce soit sur la base de l’état biologique ou du comportement social de la personne – loin de remettre en cause la binarité de sexe la renforce : pour ne pas remettre en question la binarité des sexes, une troisième catégorie est créée et appréciée par opposition aux deux autres. Il est alors indispensable de se demander par qui l’appartenance à cette troisième catégorie est décidée (les médecins ou les juges) et sur la base de quels critères (biologiques ou sociaux), s’il ne s’agit pas d’une question d’autodétermination du genre. La situation biologique d’intersexuation conduirait-elle, y compris en l’absence d’identification de la personne en tant qu’intersexe, à la revendication d’un troisième sexe ? Dans la positive, il s’agirait d’une autre forme d’atteinte au droit au respect de la vie privée en imposant une catégorie de sexe sur la base d’un sexe « biologique » et en excluant de cette catégorie de sexe les personnes s’identifiant comme non binaires. Au contraire, une identité de genre non binaire permettrait-elle d’accéder à cette troisième catégorie de sexe même en l’absence d’intersexuation biologique ? En définitive, il nous semble délicat, voire néfaste, de traiter ce sujet autrement que par le prisme de l’autodétermination de genre, éventuellement a fortiori lorsqu’il existe une intersexuation biologique, et surtout de ne pas questionner le rôle de la mention du sexe à l’état civil : investi de revendications identitaires fortes, le sexe sert-il encore à identifier les personnes, les distinguer et leur appliquer des règles de droits différentes ?