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Le droit en débats

Ne suis-je pas un homme ? La filiation des personnes trans devant la CEDH

Le 4 avril 2023, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé, à l’unanimité, que le droit allemand qui établit la filiation des personnes trans sans égard à leur mention de sexe à l’état civil lorsqu’elles procréent charnellement était conforme à l’article 8 de la Convention. Dans la première affaire, un homme seul, ayant accouché de l’enfant conçu à partir d’un don de spermatozoïdes, a été reconnu par les tribunaux comme la mère de celui-ci (O.H. et G.H. c/ Allemagne) et dans la seconde, la reconnaissance de maternité d’une femme n’a pas été transcrite dans les registres allemands dans la mesure où l’enfant qu’elle a conçu à partir de ses spermatozoïdes a été porté par sa compagne israélo-britannique (A.H. et al. c/ Allemagne).
S’il semble difficile de transposer ces décisions au droit français, compte tenu du contrôle restreint exercé par la Cour européenne et des spécificités du droit allemand, elles nous invitent à une réflexion prospective : en prétendant que la filiation serait le décalque de la procréation, au nom du droit à la connaissance des origines personnelles, ces décisions découvrent les résistances des ordres juridiques européens à reconnaître des droits procréatifs et familiaux aux personnes ayant changé de mention de sexe à l’état civil.

Par Marie Mesnil le 16 Mai 2023

Un contrôle restreint exercé par la Cour européenne des droits de l’homme

La CEDH exerce un contrôle réduit du fait de plusieurs facteurs. D’abord, les affaires ne sont examinées que sous le volet « vie privée » de l’article 8 de la Convention. Les incidences négatives de l’absence de filiation établie à l’égard de la femme trans (nationalité, droit successoral et entretien de l’enfant) sont écartées au nom de la subsidiarité (A.H. et al. c/ Allemagne, § 75), car ces difficultés n’ont jamais été évoquées devant le juge national. Ensuite, l’examen sous le volet « vie privée » est encore limité, car il ne s’agit pas des documents officiels de la personne (Goodwin c/ Royaume‑Uni, 11 juill. 2002, n° 28957/95, AJDA 2002. 1277, chron. J.-F. Flauss ; D. 2003. 525, et les obs. , obs. C. Bîrsan ; ibid. 1935, chron. J.-J. Lemouland ; RDSS 2003. 137, obs. F. Monéger ; RTD civ. 2002. 782, obs. J. Hauser ; ibid. 862, obs. J.-P. Marguénaud ), mais de ceux de son enfant. Enfin, la Cour examine l’affaire sous l’angle d’une obligation positive, ce qui conduit à un contrôle plus diffus que si elle avait reconnu une obligation négative. Aussi, l’Allemagne dispose d’une ample marge d’appréciation en l’absence de consensus européen et vu la mise en balance des intérêts privés et publics en jeu. Sur ce dernier point, la Cour prend en compte les intérêts de l’enfant, à savoir « son droit de connaître sa filiation, son droit à recevoir soins et éducation de ses deux parents, ainsi que son intérêt à un rattachement stable à ses parents » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 115). Quant à l’intérêt public, il réside « dans la cohérence de l’ordre juridique et dans l’exactitude et l’exhaustivité des registres de l’état civil, qui ont une force probante particulière » (ibid.). Ces éléments peuvent expliquer que la Cour ait conclu à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention.

La portée limitée du changement de prénom et de sexe prévue par la loi allemande

En outre, le droit allemand prévoit que « la décision en vertu de laquelle l’intéressé doit être considéré comme appartenant au sexe opposé à celui qui lui a été attribué à la naissance ne modifie pas le rapport juridique entre l’intéressé et ses parents, d’une part, et entre l’intéressé et ses enfants, d’autre part » (art. 11 Transsexuellengesetz, dite « TSG »). À partir des travaux préparatoires, la CEDH souligne que le législateur allemand vise tous les enfants biologiques, qu’ils soient nés avant ou après le changement de la mention du sexe (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 44), contrairement au droit français qui ne règle le sort que des « filiations établies avant [la] modification » (C. civ., art. 61-8).

Pareillement, la décision de changement de prénom doit s’imposer « à moins que des raisons particulières liées à l’intérêt public l’exigent ou qu’il existe un intérêt légitime avéré » (art. 5, al. 1er, loi TSG). Il est prévu plus spécifiquement que « l’acte de naissance d’un enfant biologique de l’intéressé (…) doit indiquer les prénoms que l’intéressé portait avant que la décision visée à l’article 1 ne fût devenue définitive » (art. 5, al. 3, loi TSG). Ces dispositions protègent « l’intérêt de l’enfant à garder secrète la transsexualité d’un parent en évitant au premier d’avoir à présenter un acte de naissance permettant de conclure que le second est transsexuel » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 14). Au regard de cet objectif, la Cour fédérale de justice estime qu’il ne doit pas y avoir de contradiction entre la qualité de parent (mère ou père) et le prénom porté sur l’acte de naissance de l’enfant.

Aucune disposition législative similaire n’existe en droit français. Au contraire, aussi bien à propos du prénom (C. civ., art. 61-4, al. 3) que du sexe (C. civ., art. 61-7, al. 3), « toute rectification ou annulation judiciaire ou administrative d’un acte est opposable à tous à compter de sa publicité sur les registres de l’état civil » (C. civ., art. 100). C’est par conséquent en vertu de dispositions législatives précises que les juges allemands ont estimé que le changement de sexe et de prénoms à l’état civil ne devait pas affecter les filiations établies par la suite.

Des droits différents en fonction du sexe du parent en Allemagne

En droit allemand, les droits accordés aux père et mère ne sont pas identiques. Ce point, mis en avant par la Cour fédérale de justice, nous apparaît déterminant : « L’attribution d’un statut juridique sans lien avec les fonctions de procréation biologique aurait des conséquences très importantes pour la cohérence de l’ordre juridique, car la maternité et la paternité, en tant que catégories juridiques, ne sont pas interchangeables et se distinguent aussi bien par les conditions préalables à leur justification que par les conséquences juridiques qui en découlent » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 17). Ces conséquences juridiques visent l’exercice exclusif de l’autorité parentale par la mère non mariée. En ce sens, la CEDH souligne que pour la Cour fédérale, « ce n’était qu’en rattachant l’enfant à une mère par sa naissance, que l’on pouvait le rattacher à un père. Elle ajouta que ce rattachement permettait par ailleurs à un homme transgenre célibataire d’obtenir l’autorité parentale exclusive, dont découlait aussi le droit de choisir le prénom de l’enfant » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 18). Une telle difficulté ne se poserait pas en droit français puisque l’égalité des droits est acquise entre les père et mère.

Une conception commune de la filiation comme biologique

Si le droit allemand se distingue nettement du droit français sur les points précédents, ils partagent un cadre conceptuel commun en matière de filiation : la filiation est présentée comme un décalque de la procréation et la Cour européenne se montre particulièrement sensible à ce prisme biologique. La mère d’un enfant est celle qui lui a donné naissance et le père celui dont on peut supposer qu’il en est le géniteur. La Cour fédérale de justice souligne « comme la Cour constitutionnelle fédérale l’a déjà déclaré expressément, le législateur agit dans un souci légitime lorsqu’il cherche à rattacher les enfants à leurs parents biologiques, y compris sur le plan juridique, de sorte que leur filiation ne soit pas établie par rapport à deux mères ou à deux pères juridiques, ce qui serait en contradiction avec leur conception biologique » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 17). Le droit français reconnaît pourtant qu’il peut exister une double filiation paternelle ou maternelle par adoption – comme en Allemagne –, mais aussi par le biais de la reconnaissance conjointe anticipée pour les couples de femmes ayant recours à une assistance médicale à la procréation (AMP) avec tiers donneur. La CEDH résume d’ailleurs la décision de la cour d’appel de Toulouse à propos d’une femme trans : « se fondant alors sur le silence du législateur relatif à la filiation des enfants nés postérieurement à la modification de la mention du sexe à l’état civil dans la loi du 18 novembre 2016 (autorisant le changement de sexe sans réassignation sexuelle), interprété à la lumière de la loi de bioéthique du 2 août 2021 (postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation et qui consacrait une double filiation maternelle pour les couples de femmes recourant à l’AMP), la cour d’appel a conclu que, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’importance que la Cour européenne des droits de l’homme accordait à la dimension biologique de la filiation, et en l’absence de tout conflit et de toute contradiction entre les filiations des deux parents biologiques qui étaient tous deux de sexe féminin à l’état civil, la filiation maternelle pouvait être établie par voie judiciaire » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 72). Les juges toulousains ont montré l’absence de contradiction entre les deux filiations maternelles, l’une fondée sur l’accouchement et l’autre sur la fécondation (Toulouse, 9 févr. 2022, n° 20/03128, Dalloz actualité, 1er mars 2022, obs. S. Pericard ; D. 2022. 846, point de vue M. Thevenot et B. Moron-Puech ; ibid. 888, note S. Paricard ; ibid. 2023. 523, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 662, obs. P. Hilt ; AJ fam. 2022. 222, obs. M. Mesnil ; ibid. 109, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2022. 369, obs. A.-M. Leroyer ). Dans cet arrêt, la cour d’appel a résisté à la Cour de cassation qui l’avait invitée à recourir aux modes d’établissement de la filiation réservés au père (Civ. 1re, 16 sept. 2020, nos 18-50.080 et 19-11.251, Dalloz actualité, 22 sept. 2020, obs. L. Gareil-Sutter ; D. 2020. 2096 , note S. Paricard ; ibid. 2072, point de vue B. Moron-Puech ; ibid. 2021. 499, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 657, obs. P. Hilt ; ibid. 762, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 863, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2020. 534, obs. G. Kessler , obs. E. Viganotti ; ibid. 497, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2020. 866, obs. A.-M. Leroyer ).

Le droit de l’enfant à connaître ses origines

La CEDH reprend les deux intérêts privés mis en avant par le gouvernement allemand, à savoir le droit de l’enfant de connaître ses origines et d’être rattaché à ses père et mère de manière stable et immuable. La manière dont ils sont appréhendés n’est pas exempte de critiques.

Pour la Cour fédérale de justice, le droit de connaître ses origines impliquerait que l’acte de naissance de l’enfant ne présente pas « d’une manière contredisant les faits biologiques, sur quelle fonction procréatrice (accouchement ou fécondation) il entend fonder le lien concret parent‑enfant » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 19). Il existerait ainsi en droit allemand une forme de consubstantialité entre l’accouchement et la maternité d’une part, et la fécondation et la paternité d’autre part. Si une telle conception du droit français a pu être défendue, elle est remise en cause au profit de la vraisemblance biologique puisque la paternité de l’homme infertile s’établissant comme n’importe quel homme, sans égard au fait qu’il n’est précisément pas le géniteur. Hors AMP avec tiers donneur, la filiation paternelle ne s’établit pas nécessairement à l’égard du géniteur et il n’est pas possible de connaître ses origines personnelles.

Le retour de l’immuabilité de l’état civil

L’intérêt privé – autant que public, d’ailleurs – tenant aux caractères stable et immuable de l’état civil est également discutable. Le principe d’immuabilité de l’état civil autant que l’immuabilité des caractéristiques sexuées ont pendant longtemps été opposés aux personnes trans pour leur refuser le changement de mention de sexe à l’état civil (Civ. 1re, 21 mai 1990, n° 88-12.829, D. 1991. 169 , rapp. J. Massip ; RTD civ. 1991. 289, obs. J. Hauser ). Il s’agirait maintenant d’assurer l’immuabilité de la filiation. Dans ces deux cas, l’existence du lien de parenté n’est pas contestée et ce n’est donc pas la pérennité de la filiation, fondée sur une fonction procréatrice, qui est en cause, mais le genre de la filiation. Il serait pourtant possible de dissocier l’établissement de la filiation (attribution en fonction d’un fondement, ici biologique) de son genre (dénomination déterminée par le sexe du parent). L’anthropologue Laurence Hérault explique qu’une « femme trans qui utilise son sperme pour avoir un enfant engendre à la manière des hommes [attribution] en tant que femme [dénomination], ce qui fait d’elle une mère dans notre système de parenté » (L. Hérault, Transparentalités contemporaines, Mouvements, vol. 82, n° 2, 2015, p. 106). Les requérants ont proposé que « les autorités allemandes inscrivent le nom de la personne qui l’a mis au monde, avec ses prénoms actuels, dans la première case du registre des naissances, comme c’est la règle, même si cette personne est un homme, et qu’elles indiquent le caractère transgenre du parent dans un registre concernant celui‑ci, sans plus consigner ce point dans le registre des naissances chaque fois qu’un enfant vient au monde » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 88). L’homme pourrait aussi être désigné comme le père en précisant qu’il a accouché de l’enfant. Ces aménagements, récusés par les autorités allemandes, ne retiennent pas l’attention de la CEDH.

Pour la Cour fédérale de justice, la filiation ne sera pas stable si elle est établie « avec le sexe attribué au parent concerné, en raison de la possibilité, pas seulement théorique, d’annuler à l’état civil la reconnaissance du sexe auquel le parent se sentait appartenir. La Haute juridiction observa à cet égard que, d’après les constats du tribunal d’instance, dix personnes avaient fait usage de cette possibilité entre 2011 et 2013, dans la seule ville de Berlin » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 21). Combien parmi elles ont eu un enfant pendant la période de modification du sexe ? La retransition s’explique en partie par les réactions hostiles de l’entourage et de la société. De manière circulaire, le fait de ne pas pouvoir établir une filiation conformément à son sexe à l’état civil pourrait contribuer aux retransitions redoutées.

La cohérence du droit français

Si la CEDH n’a pas condamné l’Allemagne, elle pourrait avoir une appréciation un peu différente du droit français, qui ne prévoit pas l’inopposabilité du changement de sexe et de prénom en matière de filiation et reconnaît dans de nombreux cas une double filiation maternelle ou paternelle. Soulignons enfin que les exigences de la Cour européenne dépendent de l’état du droit interne, mais aussi de la cohérence de celui-ci.

Comme le souligne le requérant, des « hommes transgenres deviennent père en épousant la personne qui a accouché d’un enfant ou en reconnaissant la paternité d’un enfant né d’une femme en dépit du fait qu’ils n’ont pas eux‑mêmes la capacité de concevoir » (O.H. et G.H. c/ Allemagne, § 138). Il existerait plusieurs catégories d’hommes en droit allemand : s’ils sont bien tous de sexe masculin au sens de l’état civil, ceux qui utiliseraient leurs forces procréatives devraient être considérés comme des mères et les autres comme des pères. Le droit français, sans avoir prévu de disposition spécifique, pourrait bien s’enferrer dans le même illogisme : un homme trans est bien le père d’un enfant s’il adopte ce dernier ou procrée, à la manière d’un homme infertile, grâce un don de spermatozoïdes avec sa compagne. Qu’en serait-il pour un homme qui accoucherait de l’enfant ? N’en est-il pas moins un homme ? S’il devait être considérée comme une femme, dès lors qu’il ferait ou souhaiterait faire usage de ses fonctions procréatives, il n’y a alors plus aucune raison de lui refuser l’accès à l’AMP avec tiers donneur comme l’a fait le législateur avec l’assentiment du Conseil constitutionnel (Cons. const. 8 juill. 2022, n° 2022-1003 QPC, D. 2022. 2229, point de vue B. Moron-Puech ; ibid. 2023. 523, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 662, obs. P. Hilt ; ibid. 855, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2022. 435, obs. M. Mesnil ; ibid. 401, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2022. 874, obs. A.-M. Leroyer ).