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Deux sociétés du groupe Amazon condamnées pour déséquilibre significatif

Le tribunal de commerce de Paris a fait droit à la demande du ministre de l’Économie et des finances fondée sur l’existence d’un déséquilibre significatif entre deux sociétés du groupe Amazon et les vendeurs qui sont référencés sur le site Amazon.fr. Les sociétés sont condamnées à la modification et suppression de sept clauses litigieuses et au paiement d’une amende de quatre millions d’euros.

par Cathie-Sophie Pinatle 12 septembre 2019

Si les places de marchés électroniques constituent une interface de choix pour les fournisseurs et distributeurs qui souhaitent bénéficier d’une visibilité exceptionnelle sur la toile, elles placent toutefois ces derniers dans une situation de grande vulnérabilité. C’est l’une des conclusions de l’enquête menée par la DGCCRF entre 2015 et 2017 (V. Communiqué du 18 déc. 2017). Le ministre de l’Économie et des finances a alors engagé une action contre trois sociétés appartenant au groupe Amazon sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce (devenu l’art. L. 442-1, 2°). Dans cette affaire, le ministre entend faire usage du panel des sanctions que lui offre l’article L. 442-6, III, de ce code (devenu l’art. L. 442-4) puisqu’il sollicite outre la suppression immédiate et sous astreinte des clauses instituant un déséquilibre significatif, la condamnation des sociétés une amende d’un montant 9 500 000 €, la publication de la condamnation pendant six mois sur le site internet Amazon.fr ainsi qu’une diffusion élargie dans la presse nationale.

En France, Amazon est leader du marché des places électroniques. Il réalise un chiffre d’affaires de cinq milliards d’euros et référence 170 000 fournisseurs et distributeurs français et étrangers (ci-après nommés vendeurs tiers). Le fonctionnement du « système Amazon », qui repose sur trois sociétés, mérite quelques éclaircissements préalables au commentaire la décision.

Le vendeur tiers, référencé sur Amazon.fr est engagé contractuellement auprès de deux sociétés du groupe.

Le contrat conclu avec La SARL Amazon Services Europe (ci-après ASE), domiciliée au Luxembourg, définit ses droits et ses obligations, en particulier le droit d’accéder au site amazon.fr contre le versement d’une commission allant de 5 à 45% en fonction du produit vendu et des services souscrits. Le vendeur tiers peut notamment accéder à un service nommé EPA (expédié par Amazon) qui présente un double intérêt. D’une part, le produit est stocké et livré par Amazon et, d’autre part, le produit est automatiquement proposé au consommateur qui le recherche sur le site au détriment des produits identiques concurrents.

Le vendeur tiers traite également avec la SCA Amazon Payment Europe (ci-après APE), domiciliée au Luxembourg, partenaire contractuel chargé de la gestion des paiements par les clients. C’est effectivement la société APE qui « perçoit pour le compte du vendeur tiers, le prix du produit vendu payé par le client » et qui le lui reverse, déduction faite des éventuels remboursements, décidés par la société ASE, en cas de défaut de livraison, de défectuosité du produit ou de différence substantielle entre le produit acheté et le produit reçu.

La communication entre le vendeur tiers et ces deux sociétés se réalise sur une seule interface web appelée le Seller Central, « à partir de laquelle ils peuvent notamment gérer leurs comptes, piloter leurs offres (…) ». Les vendeurs y sont également informés des modifications affectant les conditions générales, leurs contrats, les exigences en matière de performance commerciale et de la suspension de leurs comptes.

Le système suppose enfin l’intervention de la SAS Amazon France Services (ci-après AFS), domiciliée en France qui, sans avoir de lien contractuel avec les vendeurs tiers, assure des services commerciaux, publicitaires et administratifs au profit des sociétés ASE et APE.

I - La détermination des parties au litige

En l’espèce, l’action du ministre fondée sur le déséquilibre significatif vise indistinctement les trois sociétés. Or, deux des trois sociétés demandent à être placées hors de cause.

La société AFS tout d’abord, réfute la qualité de partenaire commercial des vendeurs tiers exigée pour l’application du dispositif relative au déséquilibre significatif. Elle soutient en effet qu’elle n’est pas contractuellement liée aux vendeurs tiers et qu’elle n’agit que pour le compte de la société ASE lorsqu’elle prospecte les vendeurs tiers ou lorsqu’elle communique avec eux.

Le tribunal de commerce se montre insensible à cette argumentation en retenant que même en l’absence de relations contractuelles directes entre les vendeurs tiers et la société AFS (sur ce point, v. CEPC, avis n° 18-7 du 20 sept. 2018), il existe entre les parties un partenariat commercial, dès lors que la société AFS a pris « personnellement part aux pratiques restrictives de concurrence » (p. 11). Ce partenariat commercial repose sur plusieurs éléments. D’abord, la société AFS s’est engagée à prospecter des vendeurs tiers pour le compte la société ASE. Ensuite, il ressort des pièces du dossier constitué par la DGCCRF qu’AFS ouvre également des comptes en ligne au profit des vendeurs tiers et pour le compte d’ASE. Enfin, de nombreux témoignages anonymes de vendeurs tiers attestent que la société AFS joue un rôle beaucoup plus actif qu’elle ne le prétend en assurant « l’exécution des contrats comportant des clauses manifestement déséquilibrées » (gestion et suspension des comptes des vendeurs tiers, incitation à souscription de l’option EPA).

La société APE demande également sa mise hors de cause en qualité d’établissement de monnaie électronique. La juridiction fait droit à cette demande aux motifs que : « les activités des établissements de paiements et de monnaie électronique, statut dont bénéficie ASE » ne sont pas soumises aux dispositions relatives aux pratiques restrictives de concurrence. Le tribunal procède ici à une lecture a contrario de l’article L. 511-4 du code des marchés financiers lequel dispose que les articles L. 420-1 à L. 420-4 du code de commerce sont applicables à ce type d’établissement. Cette interprétation est en cohérence avec un arrêt du Conseil d’État qui avait déjà exclu l’application des dispositions relatives aux concentrations (CE 16 mai 2003, n° 255482, Fédération des employés et cadres CGT-FO, Lebon avec les concl. ; AJDA 2003. 1330 , chron. F. Donnat et D. Casas ; D. 2003. 1433, et les obs. ; ibid. 1828, chron. G. Damy ; RFDA 2004. 109, concl. G. Goulard ). Le tribunal écarte le moyen soutenu par le ministre selon lequel la société APE exerce des activités distinctes de son activité principale, sans lien avec l’activité de gestion de comptes électroniques, et notamment la suspension des paiements destinés des vendeurs tiers ou encore la résiliation de leurs contrats à la demande de la société ASE. Ce type d’activités étant jugé connexe à l’activité principale, elles suivent le même régime (CMF, art. 526-2).

II - L’inopposabilité de la clause attributive de compétence à l’action du ministre

Parmi les sociétés encore en cause dans le litige, la société ASE entend se prévaloir de la clause attributive de compétence au profit des juridictions luxembourgeoises qui se trouve dans les contrats qui la lient aux vendeurs tiers. En matière de responsabilité délictuelle, la société ASE rappelle que le critère pertinent est celui du lieu où le dommage s’est produit et précise en ce sens qu’une bonne fraction des vendeurs tiers est étrangère en sorte que le dommage n’a pas pu se produire sur le territoire français. Le jugement va alors dérouler un raisonnement en cascade, parfois flou, avec des arguments qui s’additionnent plus qu’ils ne se complètent. L’inopposabilité de la clause attributive de compétence est en effet fondée sur plusieurs motifs. L’action du ministre est une « action autonome de protection du marché national de la concurrence » (p. 16) et ne saurait en conséquence être tributaire du consentement de la société ASE (V. sur ce point, Com. 18 oct. 2011, n° 10-28.005, Groupement d’achats des centre Leclerc c/ Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, D. 2011. 2652, obs. E. Chevrier ; ibid. 2961, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; RTD com. 2012. 184, obs. B. Bouloc ). Le tribunal considère au demeurant que le lieu du dommage est la France car beaucoup de vendeurs sont français, que les consommateurs le sont en très grande majorité, que la France est le lieu de commande et de livraison des produits contractuels et qu’enfin l’atteinte à la concurrence se réalise en France au détriment des vendeurs tiers, des places de marché concurrentes et des consommateurs. Le tribunal justifie enfin la compétence des juridictions françaises en faisant appel au lieu de rattachement de la loi de police en cause qui ne peut être que la France (lieu de résidence d’une grande partie des vendeurs, lieu d’exécution de la prestation, atteinte à la concurrence consommée sur le territoire national). Ces raisonnements auraient pu utilement être remplacés par une motivation plus percutante inspirée d’un arrêt récent aux termes duquel l’« action ainsi attribuée au titre d’une mission de gardien de l’ordre public économique pour protéger le fonctionnement du marché et de la concurrence est une action autonome dont la connaissance est réservée aux juridictions étatiques au regard de sa nature et de son objet » (Civ. 1re, 6 juill. 2016, n° 15-21.811, D. 2016. 1910 , note J.-C. Roda ; ibid. 2025, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2484, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2589, obs. T. Clay ; AJ Contrat 2016. 444, obs. M. Boucaron-Nardetto ; RTD civ. 2016. 837, obs. H. Barbier ; ibid. 921, obs. P. Théry ; RTD com. 2016. 695, obs. E. Loquin ).

III - La caractérisation du déséquilibre significatif

Le tribunal de commerce de Paris s’attache ensuite à caractériser le déséquilibre significatif en signalant appliquer la méthode casuistique du faisceau d’indices (V. le principe de l’appréciation concrète et globale de la relation contractuelle, Com. 3 mars 2015, n° 13-27.525). La présence d’un déséquilibre ressort en l’espèce d’une conjonction de plusieurs circonstances. En premier lieu, et même si cette pratique correspond à la configuration des places de marché, les vendeurs tiers ne négocient ni les conditions de vente, ni les options comme « EPA ». En second lieu, le tribunal constate que la position d’Amazon sur le marché est très importante par rapport à celle de ses partenaires vendeurs. Leader du marché français avec un chiffre d’affaires de cinq milliards d’euros, trois fois supérieur à son principal concurrent, Amazon traite avec des partenaires commerciaux qui réalisent des chiffres d’affaires allant de 500 000 à 19 millions d’euros et jusqu’à 35 % de leurs ventes avec la place. En troisième lieu, il apparaît qu’Amazon constitue une place de marché incontournable pour les vendeurs tiers, en particulier ceux de petite taille. Ces derniers ne peuvent rivaliser même avec un site de vente en ligne car le consommateur qui se rend sur Amazon souhaite pouvoir comparer les produits, faire tous ses achats, souvent auprès de vendeurs différents et bénéficier d’une expérience de navigation optimale que ne peut pas s’offrir le vendeur tiers. Par ailleurs, le public cible est incomparable compte tenu de la notoriété de la marque Amazon. Les vendeurs tiers n’ont donc pas intérêt à se rendre chez une autre place de marché qui n’a pas la même notoriété auprès des consommateurs et qui n’est pas en mesure d’offrir les mêmes services et en particulier l’option EPA (expédiée par Amazon).

Il existe en conséquence une situation de déséquilibre entre les parties au contrat, déséquilibre susceptible d’être exploité par des clauses créant un déséquilibre « entre les droits et les obligations des parties » qui n’est pas contrebalancé par des avantages suffisants concédés à celui qui le supporte.

A - Les clauses à l’origine d’un déséquilibre significatif

Certaines sont grossièrement déséquilibrées en ce qu’elles dérogent « aux usages et au droit français ». C’est le cas de celle prévoyant le droit pour la société ASE de modifier le contrat « à tout moment » de manière discrétionnaire sans obligation d’en aviser le vendeur tiers (p. 23 à 25). Le déséquilibre est d’autant plus important que le vendeur tiers n’a pas la possibilité de rediriger toute ou partie de son activité vers une place de marché concurrente (solution trop coûteuse) en sorte qu’il est contraint de se maintenir dans une relation contractuelle dont il ne maîtrise pas la substance. D’autres clauses permettent à Amazon, de façon discrétionnaire et sans préavis, d’interrompre la fourniture de produits ou de services et de résilier le contrat avec effet immédiat par simple notification (p. 25 à 27), ce qui caractérise à l’évidence pour la juridiction un déséquilibre.

Certaines clauses, plus sujettes à discussion, sont également épinglées. Plusieurs d’entre elles instaurent des critères de performance selon le taux de commandes défectueuses, le taux d’annulations de commandes avant traitement et le taux d’expéditions en retard. Si ces critères sont jugés légitimes dans leur formulation, ils sont constitutifs d’un déséquilibre dans leur mise en œuvre car les objectifs ne sont pas clairement identifiables pour le vendeur et sont susceptibles d’évoluer sans information préalable. La juridiction relève en outre que certaines contre-performances sont indépendantes de la volonté du vendeur (annulation d’une commande motivée par un désistement du client).

En outre, et même si elle profite aux clients d’Amazon, la clause de garantie de A à Z qui leur offre la possibilité de retourner le produit et d’être remboursés en cas de défaut de correspondance à la fiche produit, de défectuosité ou de défaut de livraison en l’état ou dans les temps est à l’origine d’un déséquilibre significatif dès lors que le remboursement du client s’opère « même en cas de non-retour du produit et même si après enquête la réclamation est considérée comme injustifiée en ce qu’elle autorise l’affichage des dites réclamations » sur le compte du vendeur tiers (p. 33).

De même, la clause qui permet à la société ASE d’interdire ou de restreindre l’accès au site Amazon, de retarder ou de suspendre une mise en vente au détriment du vendeur et ce, de façon totalement discrétionnaire, est déséquilibrée dès lors la clause « ne mentionne aucune raison justifiant une telle décision » (p. 31).

La clause selon laquelle le vendeur tiers est obligé de conserver « une parité » entre la commercialisation sur le site Amazon et la commercialisation sur d’autres plateformes en ligne à propos des services proposés et des informations relatives aux prix d’achat et aux tarifs d’expédition est jugée déséquilibrée car elle est équivoque et qu’elle permet à la société ASE de bénéficier d’un avantage concurrentiel sur les vendeurs tiers et les autres plateformes (p. 35-36).

Enfin, la clause d’exonération spéciale de responsabilité relative au service « EPA » est jugée déséquilibrée dans la mesure où sa souscription est rendue obligatoire au regard de l’avantage concurrentiel qu’elle procure (V. infra) et parce que l’exonération est totale en cas de dommage lié à une expédition à l’étranger ou en cas de faute du manutentionnaire ou du dépositaire (p. 37-38).

B - Les clauses jugées conformes

Le tribunal de commerce de Paris rejette en revanche le caractère abusif d’une clause de suspension de transaction qui autorise la société ASE à stopper une transaction de manière discrétionnaire en cas de fraude à la carte de crédit au motif que cette suspension protège l’intérêt du consommateur. De même, n’est pas déséquilibrée la clause qui autorise Amazon à utiliser « les technologies, marques, contenu, informations produits, données… » fournis par le vendeur tiers sur le site Amazon pendant l’exécution du contrat et après son expiration dans la mesure où ces clauses sont indispensables à la distribution de produits sur les places de marché électroniques, qu’elles sont la contrepartie nécessaire de l’accès à la place. Elles offrent au demeurant la possibilité pour le vendeur tiers de profiter des éléments de propriété intellectuelle attractifs de clientèle appartenant aux autres vendeurs tiers et comme il serait très complexe de connaître la part de chacun des vendeurs tiers dans la réalisation des écrans de présentation des produits, la clause peut continuer à produire des effets après la rupture de la relation contractuelle.

Même si elle a été déséquilibrée jusqu’en 2017, la clause selon laquelle la société AZE pouvait fixer librement le montant des frais d’expédition et de traitement des produits médias a ensuite été rendue conforme par le défendeur en sorte que la demande du ministre est désormais dépourvue d’objet.

Enfin, les clauses relatives à l’exonération générale de responsabilité en cas de dysfonctionnement du site (panne, saturation ou virus) est jugée usuelle et équilibrée dans la mesure où elle garantit un haut niveau d’indemnisation et qu’elle n’est pas limitée en cas de négligence grossière ou de la faute grave imputable à Amazon (p. 36-37).

Le déséquilibre est donc le fruit de l’ensemble des sept clauses considérées comme abusives par le jugement, dont certaines ont d’ailleurs été mises en œuvre (p. 21 et 22). Ce déséquilibre, qui profite en premier lieu à Amazon qui peut ainsi fidéliser sa clientèle, n’est pas contrebalancé par l’attrait que représente la place de marché compte tenu du haut niveau de commissions versées par les vendeurs tiers, ni même par les effectifs très faibles que dédie la société ASE aux vendeurs tiers, puisqu’une très large partie des services proposés est automatisé.

Le tribunal, dont la décision est très pédagogique, se permet un obiter dictum en signalant que les conditions d’accès à la « buy box », c’est-à-dire au service permettant d’être prioritairement et automatiquement choisi pour la vente d’un produit recherché par le consommateur, au détriment des vendeurs concurrents, ne sont pas suffisamment explicitées, ni contractualisées de sorte qu’une demande en ce sens du ministre aurait été bienvenue.

Dans son dispositif, le tribunal de commerce de Paris ordonne la suppression ou la modification des sept clauses déséquilibrées et prononce une amende de quatre millions d’euros, soit 25 % de moins que le montant maximal au regard de la bonne foi dont ont fait preuve les défenderesses, les sociétés ASE et AFE. Il rejette les différentes demandes de publication jugées excessives et inutiles.