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Rétroactivité de la loi, principe de prééminence du droit et notion de procès équitable

Si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges.

par Nicolas Kilgusle 12 juillet 2018

Les faits de l’espèce méritent d’être rappelés. L’association Comité économique régional fruits et légumes de Bretagne, reconnue en qualité d’association d’organisations de producteurs dans le secteur des fruits et légumes, a assigné la société Le Bris, producteur de choux-fleurs et de choux pommés, en paiement de cotisations dues au titre de la campagne de commercialisation 2013.

Toute la difficulté provenait du fait qu’aux termes d’une jurisprudence établie du juge administratif, les arrêtés du 27 décembre 2013 rendant obligatoires les cotisations fixées par l’association pour les producteurs de choux-fleurs et de choux pommés non membres de cette association, au titre de la campagne de commercialisation 2013, étaient entachés d’illégalité pour avoir été pris par une autorité incompétente.

Le législateur est alors intervenu. L’article 13, V, de la loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt a prévu en ce sens que sont validées, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les cotisations mises en recouvrement auprès des producteurs non membres par les associations d’organisations de producteurs reconnues dans le secteur des fruits et légumes au titre d’une campagne de commercialisation antérieure à 2014, en tant qu’elles seraient contestées par un moyen tiré de ce que l’autorité ayant pris les arrêtés rendant obligatoires ces cotisations n’était pas compétente pour habiliter ces associations à les prélever ou pour en arrêter le montant.

Cette « loi de validation » a cependant été écartée par le juge de première instance, au motif que la disposition porte atteinte aux dispositions de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Les demandes de l’association Comité économique régional fruits et légumes de Bretagne ont ainsi été rejetées.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 27 juin 2018, approuve cette démarche.

Rappelons que l’article 2 du code civil dispose que « la loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». Ce principe n’a toutefois de valeur constitutionnelle qu’en matière répressive (Cons. const., 7 nov. 1997, n° 97-391-DC, AJDA 1997. 969 , note J.-E. Schoettl ; D. 1999. 235 , obs. F. Mélin-Soucramanien ). À l’inverse, en matière civile, le législateur n’est pas lié par ce principe de non-rétroactivité des lois (Civ. 1re, 20 juin 2000, n° 97-22.394, D. 2000. 699 , note M.-L. Niboyet ; ibid. 341, obs. C. Rondey ; RFDA 2000. 1189, concl. J. Sainte-Rose ; ibid. 1201, obs. B. Mathieu ; RTD civ. 2000. 670, obs. N. Molfessis ; ibid. 676, obs. R. Libchaber ; ibid. 933, obs. J.-P. Marguénaud ). Il ne saurait cependant être totalement libre.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a ainsi jugé que le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable, telle qu’issue de l’article 6 de la Convention européenne, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige dans le sens d’une issue favorable à l’État (CEDH 28 oct. 1999, Zielinski c. France, n° 24846/94, AJDA 2000. 526, chron. J.-F. Flauss ; D. 2000. 184 , obs. N. Fricero ; RFDA 2000. 289, note B. Mathieu ; ibid. 1254, note S. Bolle ; RTD civ. 2000. 436, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 439, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 629, obs. R. Perrot ; LPA 8 juin 2000, note A. Boujeka ; v. déjà 9 déc. 1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreatis c. Grèce, n° 13427/87, (série A), AJDA 1995. 124, chron. J.-F. Flauss ; RTD civ. 1995. 652, obs. F. Zenati ; ibid. 1996. 1019, obs. J.-P. Marguénaud ; 23 juill. 2009, Joubert c. France, n° 30345/05 ; 14 févr. 2012, Arras et a. c. Italie, n° 17972/07, Dalloz jurisprudence).

Le principe a aussi été affirmé par le Conseil d’État (CE, ass., avis, 5 déc. 1997, n° 188530, Lebon avec les conclusions ; AJDA 1998. 167 ; ibid. 97, chron. T.-X. Girardot et F. Raynaud ; D. 1998. 50 ; RFDA 1998. 160, concl. L. Touvet ; 28 juill. 2000, n° 202872, Lebon ; AJDA 2000. 859 ; ibid. 787, chron. M. Guyomar et P. Collin ; D. 2000. 236 ; RFDA 2001. 1021, concl. P. Fombeur ; 10 nov. 2010, n° 314449, Lebon ; AJDA 2010. 2183 ; ibid. 2416 , chron. D. Botteghi et A. Lallet ; D. 2010. 2842, obs. R. Grand ; AJCT 2010. 163 , obs. J.-D. Dreyfus ; RFDA 2011. 124, concl. N. Boulouis ; Constitutions 2011. 81, obs. P. De Baecke ; RTD civ. 2011. 501, obs. P. Deumier ) et le Conseil constitutionnel (Cons. const., 21 déc. 1999, n° 99-422 DC, JO 21 déc. 1999 ; AJDA 2000. 48 , note J.-E. Schoettl ; D. 2000. 426 , obs. D. Ribes ; RFDA 2000. 289, note B. Mathieu ).

Il a également été énoncé par la Cour de cassation (Soc. 8 juin 2000, n° 99-11.471 ; 24 avr. 2001, n° 00-44.148, D. 2001. 2445 , note J. K. Adom ; ibid. 3012, obs. P. Fadeuilhe ; Dr. soc. 2001. 583, concl. S. Kehrig ; ibid. 723, note J.-P. Lhernould ; RFDA 2001. 1055, obs. J.-Y. Frouin et B. Mathieu ; BICC 1er juin 2001, concl. Kehrig ; Civ. 2e, 6 avr. 2004, n° 02-30.698, D. 2004. 1640 ; Dr. soc. 2004. 681, obs. X. Prétot ). Et cette règle générale s’applique quelle que soit la qualification formelle donnée à la loi et même lorsque l’État n’est pas partie au procès (Cass., ass. plén., 23 janv. 2004, n° 03-13.617, D. 2004. 1108, et les obs. , note P.-Y. Gautier ; ibid. 2005. 1090, obs. L. Rozès ; Just. & cass. 2005. 290, note G. Canivet ; AJDI 2004. 201 , obs. J.-P. Blatter ; ibid. 175, étude M. Lassner ; RFDA 2004. 224, note B. Mathieu ; RTD civ. 2004. 341, obs. P. Théry ; ibid. 371, obs. J. Raynard ; ibid. 598, obs. P. Deumier ; ibid. 603, obs. P. Deumier ; RTD com. 2004. 74, obs. J. Monéger ; R., p. 199 et 429 ; BICC 15 mars 2004, rapp. Favre, concl. de Gouttes ; JCP 2004. II. 10030, note Billiau ; JCP E 2004. 514, note Monéger ; Defrénois 2004. 525, obs. Ruet ; LPA 28 avr. 2005, note Mecarelli ; ibid. 22 juill. 2005, note Chassagnard ; RDC 2004. 699, obs. Lardeux ; ibid. 791, obs. Marais ; RJS 2004. Chron. 343, par R. Prétot).

Afin d’appliquer de manière rétroactive une loi de validation, il convient donc, pour le juge, de rechercher l’existence d’impérieux motifs d’intérêt général.

En ce sens, le pourvoi faisait valoir « qu’obéit à d’impérieux motifs d’intérêt général l’intervention législative destinée à assurer le respect de la volonté initiale du législateur qui, par les articles L. 551-6 et L. 551-7 du code rural et de la pêche maritime (devenus L. 551-2 et L. 551-3 du même code), avait instauré la possibilité pour l’autorité administrative d’étendre les règles adoptées par les associations d’organisations de producteurs aux opérateurs non membres de ces associations, et d’assujettir ces derniers au paiement de cotisations, de façon à assurer la pérennité de leurs actions en faveur de tous, membres et non-membres, sans que l’autorité compétente pour déterminer les associations habilitées à prélever ».

La Cour de cassation ne partage pas le point de vue et approuve les juges du fond d’avoir, d’une part, retenu que la disposition litigieuse, qui prive rétroactivement les justiciables du droit de se prévaloir de la nullité des actes administratifs en cause, a pour seul objectif de maintenir le niveau de financement de l’association et, d’autre part, relevé que l’équilibre économique général de cette dernière ne saurait pour autant être menacé par le risque d’une décision judiciaire excluant le paiement de cotisations pour les producteurs non membres qui intenteraient un procès pour les campagnes antérieures à 2014. Partant, il a été décidé que l’intervention du législateur n’obéissait pas à d’impérieux motifs d’intérêt général.